Le point de vue occidental n’est pas universel, c’est entendu. Les mouvements d’émancipation prennent forme au sein de civilisations et structures sociales diverses ; question certes fort importante, mais qui n’est pas nouvelle. Pour ma part, dès que j’ai travaillé sur les révolutions vietnamienne et chinoise (il y a quelque quarante ans), j’ai dû me demander ce qu’il advenait du marxisme, né en Occident, quand il trouvait des racines originales en terres confucéennes – et j’ai heureusement pu me nourrir de réflexions bien antérieures aux miennes !
Comment l’universel s’incarne-t-il sous des formes spécifiques ? Vaste problème. Mais qui n’est pas celui que nous pose la montée d’un relativisme culturel radical, qui en arrive à rejeter jusqu’à la défense de droits fondamentaux au nom du combat contre « l’universalisme abstrait ». Les femmes sont souvent les premières à en faire les frais, car ce relativisme sanctifie en général les traditions dominantes qui sont – assez universellement, il faut le dire ! – sexistes.
Les « relativismes » d’ici et d’ailleurs se confortent l’un l’autre, comme les fondamentalismes. La chrétienté est seule porteuse de la démocratie et des droits humains prétend le relativiste occidental (de droite xénophobe) – la démocratie est étrangère à la culture orientale renchérit le relativiste asiatique (à commencer par les dictateurs). Au nom des valeurs chrétiennes, de la Pologne aux Etats-Unis, le droit à l’avortement est attaqué. Au nom de la tradition (de pays d’Afrique ou d’Asie), la mutilation sexuelle des jeunes filles est justifiée.
L’une des meilleures façons de cerner ce qui est en débat (ou pas) autour de la question du relativisme culturel est de voir ce qu’elle implique en matière de droit des femmes (mariages forcés, mutilations...). Je prends quatre exemples tirés de l’actualité présente dans la région arabe.
Légalisation annoncée de la polygamie (Libye). On ne parle évidemment de polygamie que dans le sens restreint : droit pour un homme d’avoir plusieurs femmes, n’incluant pas la polyandrie (droit pour une femme d’avoir plusieurs hommes), en lieu et place de la polygynie [1]. Il n’est pas besoin de sanctifier le couple pour reconnaître en l’occurrence un droit discriminatoire !
La stigmatisation des femmes seules. Le fait même de vivre seule, sans garant, et quelles qu’en soient les raisons (recherche de travail...), peut soumettre les femmes à la stigmatisation, voire à des attaques physiques (Algérie). Quant aux mères célibataires... La montée de courants « radicaux » (salafistes...) et conservateurs risque d’avoir en ce domaine des conséquences dramatiques.
La charia, code juridique ? La charia peut être conçue comme une démarche spirituelle et personnelle. Elle est néanmoins systématiquement présentée comme une codification juridique pour justifier des lois discriminatoires à l’encontre des femmes. Ce mécanisme « réducteur » se retrouve dans toutes les régions du monde (Occident, Asie du Sud...). Une civilisation est indûment identifiée à une religion qui en serait la matrice ; une lecture conservatrice ou réactionnaire de cette religion est privilégiée à l’encontre d’autres conceptions concurrentes ; la tradition conservatrice est opposée à l’exercice de la démocratie.
Laïcité. L’adoption de nouvelles Constitutions pose la question de la laïcité [2]. Cette dernière n’est évidemment pas une condition suffisante à l’exercice de la démocratie – bien des dictatures ont été laïques, notamment dans la région arabe. Mais elle en est une condition nécessaire : le régime de religion d’Etat est discriminatoire à l’encontre des femmes (pour les raisons déjà mentionnées), des autres religions, des courants « dissidents » de la religion dominante et de quiconque ne veut pas que les religieux régentent la société.
Plus que la « différence », ce qui est frappant, c’est à quel point le combat d’émancipation des femmes s’est heurté et se heurte aux mêmes verrous. L’Occident a connu ses mariages forcés, ses religions d’Etat, sa morale oppressive – et aucun des droits acquis par les luttes passées n’est garanti ad vitam aeternam, jusqu’à la fin des temps... Dans toutes les régions du monde, des femmes du cru luttent et se voient dénoncées par les conservateurs comme des agents de la culture « occidentale » [3]. Les relativistes occidentaux abondent dans le même sens, s’appropriant un combat qui n’est pas le leur. Nous devons au contraire reconnaître l’authenticité des mouvements d’émancipation féminine de la région arabe, d’Asie du Sud et d’ailleurs.
Les tenants du relativisme culturel (radical) occultent tout cela. Ce n’est pas de leur point de vue que le combat pour les droits des femmes peut être conduit. Ce combat n’est pas simple à mener, car il est aisément présenté comme « secondaire » à l’heure de la crise sociale, voire identifié aux « classes moyennes ». La clarté sur les objectifs n’en est que plus importante.
Pierre Rousset, NPA, groupe Asie