Les politiques de l’Union européenne provoquent une crise économique, sociale et institutionnelle, qui a notamment débouché sur les votes sanctions contre les partis gouvernementaux, lors des dernières élections européennes. Le traité constitutionnel vise à relégitimer et à renforcer ces orientations.
La LCR pense que le traité constitutionnel européen, très long et tortueux, en aucun cas issu d’un processus démocratique, sacralise le principe de la concurrence « libre et non faussée » et le dogmatisme financier sous les mains de fer de la Banque centrale européenne et de la Commission européenne. Il accélérera la libéralisation et le démantèlement des services publics et de la protection sociale... et une politique sécuritaire et militaire qui, en fin de compte, accompagne celle des États-Unis. C’est une autre Europe que nous voulons. Il faut faire battre ce projet.
Mais si le traité constitutionnel est repoussé, dans l’un ou l’autre pays, lors des référendums organisés dans l’année qui vient, l’Union européenne (UE) continuera de fonctionner selon les modalités d’aujourd’hui. Ce ne sera ni la fin immédiate de l’UE, ni l’avènement de l’Europe à laquelle nous aspirons. Ce sera, en revanche, la mise en évidence que la construction européenne, sur ses bases actuelles, est en crise et mène à une impasse dramatique. Affirmer à une échelle large une alternative européenne au libéralisme sera d’autant plus important. Car notre position sur la Constitution européenne ne repose pas sur une défense de l’État national et de son patronat, ni sur la réduction de notre horizon à l’Europe occidentale ou « de tradition chrétienne ». Ainsi, nous refusons tout veto contre un peuple qui déciderait souverainement d’entrer dans l’Union européenne, qu’il soit norvégien, roumain ou turc.
Sortir des impasses
Pour nous, les luttes pour l’emploi, pour la protection sociale, pour les droits des femmes ou des minorités, pour la défense de l’environnement et contre la guerre ne sauraient conduire à des attitudes et alliances chauvines, quel que soit leur niveau. Il s’agit d’un combat à mener avec tous les exploités et les opprimés contre les classes dominantes aux niveaux local, national et international. Notre ambition est que la dynamique du refus de la Constitution soit dominée par un « non » de gauche antilibéral et internationaliste, et qu’elle ouvre un processus de refondation de l’Europe, porté par les mouvements sociaux et citoyens.
Il n’y a rien à attendre de la social-démocratie, qui a été un élément actif de la construction européenne libérale. Les gouvernements sociaux-démocrates, lorsqu’ils étaient ultramajoritaires dans les conférences intergouvernementales des chefs d’État de l’UE, ont initié et mis en application des politiques contraires aux intérêts du plus grand nombre, que ce soit en privatisant les services publics ou en étant les artisans de l’indépendance de la Banque centrale européenne. Certains ont joué un rôle de tout premier plan pour l’élaboration de la nouvelle Constitution. Et ils ne se sont distingués des partis bourgeois classique ni sur le plan des libertés démocratiques, ni sur leur relation au militarisme ou avec le tiers monde.
Le constat est également dramatique du côté de la Confédération européenne des syndicats (CES), qui regroupe les principales confédérations des États membres de l’Union européenne. Elle n’a impulsé, au-delà d’initiatives ponctuelles et sans lendemain, aucune mobilisation, aucune lutte conséquente à l’échelle de l’Europe, que cela concerne la privatisation des services et des entreprises publics, le démantèlement des retraites et de l’assurance maladie ou les licenciements. Ses dirigeants préfèrent collaborer quotidiennement avec la Commission de Bruxelles et avec les organisations patronales européennes, se contentant des prébendes que ces dernières leur accordent pour acheter leur inaction et leur acceptation de l’ordre établi.
Une alternative sociale et démocratique
Depuis quelques années, des embryons d’alternatives émergent. Les forums sociaux européens ont permis la constitution d’un cadre de débat, de confrontation, mais aussi d’action à l’échelle de l’Europe. Des réseaux se sont mis en place, comme les Marches européennes, les « sans-voix » (sans-papiers, sans-logis, sans-emploi), la Marche mondiale des femmes, des coordinations d’organisations syndicales dans des secteurs comme les transports, l’énergie ou la santé. Les premières eurogrèves ont vu le jour. Sur le plan politique, les réunions de la gauche anticapitaliste, qui se tiennent régulièrement depuis maintenant trois ans, témoignent d’une compréhension commune de l’importance d’initier des mobilisations européennes, mais aussi de construire à cette échelle cette nécessaire alternative anticapitaliste.
À partir de ces brassages, il devient possible de définir un plan de revendications d’urgence à l’échelle de l’Europe, qui permette la satisfaction des besoins et des aspirations de tous les exploités et de tous les opprimés, et qui indique la dynamique d’une refondation des objectifs et les contenus d’un projet européen.
Construire une Europe sociale, c’est donner la priorité à l’emploi, par une législation de protection contre les licenciements, par l’adoption de critères sociaux de convergence en matière de salaires, d’organisation du travail, de protection sociale, par une baisse concertée du temps de travail avec embauche correspondante, par le développement des services publics européens et un programme de grands travaux publics, par la relance de la consommation populaire. Une telle Europe supposerait que soit rétabli le contrôle de pouvoirs démocratiquement élus sur la Banque centrale et sur les politiques monétaires. Elle exigerait une réforme fiscale fortement redistributive et l’adoption de ressources budgétaires permettant de développer des fonds structurels (éducation et recherche, soutien régional et sectoriel, aide aux populations en difficulté...), financés par des impôts sur les transactions financières, sur l’utilisation des énergies non renouvelables et sur les fortunes. Dans cette Europe où les droits des citoyens ne s’arrêteraient pas à la porte des lieux de travail, les droits à l’existence l’emporteraient sur le droit de propriété, le service public et l’appropriation sociale sur l’intérêt privé et le calcul égoïste, la logique de la solidarité contre celle de la guerre de tous contre tous.
Une Europe démocratique
Une Europe démocratique, c’est l’établissement d’un principe de citoyenneté fondé sur l’exercice des droits civiques, à commencer par le droit de vote et d’éligibilité sur la seule base du territoire de résidence, contre la tentation sécuritaire d’édifier des frontières intérieures et d’organiser un apartheid rampant contre les travailleurs immigrés et les sans-papiers. C’est également le respect du droit d’asile. C’est l’égalité des droits entre les sexes (garantie d’une représentation égalitaire sur le plan politique, égalité professionnelle et salariale, service public de la petite enfance, droit à l’avortement libre et gratuit, législation réprimant les violences faites aux femmes), c’est l’égalité entre homosexuels et hétérosexuels.
Cette Europe doit être pilotée par le débat public au sein d’Assemblées élues au suffrage universel, désignant des exécutifs responsables devant elles, et ne gouvernant pas dans le secret des connivences technocratiques et patronales. Ces assemblées doivent représenter les citoyens d’Europe et leurs courants politiques, mais aussi chaque peuple et les États qui ne disparaîtront pas du jour au lendemain. Établir l’architecture institutionnelle concrète et démocratique, garantissant notamment les droits des minorités et permettant à ces principes d’être respectés, sera un des enjeux d’un réel processus constituant européen.
Une Europe écologique, c’est l’application des accords de Rio et de Kyoto pour la protection de l’environnement, avec le refus d’instaurer un marché mondial des droits à polluer ; c’est l’arrêt immédiat des programmes nucléaires militaires et la reconversion programmée du nucléaire civil. C’est un soutien prioritaire à l’agriculture paysanne et biologique, et un moratoire sur les organismes génétiquement modifiés (OGM) ; c’est enfin le refus de la confiscation et de la privatisation des ressources naturelles et des savoirs par le brevetage du vivant.
Une Europe solidaire, c’est la rupture avec la logique suicidaire de la course aux armements, par une élimination unilatérale de ses armes de destruction massive et une négociation mondiale pour le désarmement multilatéral. C’est la logique systématique de la coopération civile contre celle des interventions militaires de « maintien de l’ordre » ou de « lutte contre le terrorisme », qui n’amène qu’à des désastres. C’est l’abolition de la dette inique des pays du tiers monde, soumis par ce biais à une domination néocoloniale, c’est l’arrêt des subventions aux exportations du Nord, et c’est l’instauration d’une taxe sur les capitaux, destinée à financer un fonds mondial de lutte contre la faim et la maladie.
Sociale, démocratique, écologiste et solidaire, cette Europe que nous voulons formerait une libre association de peuples et de nations. Elle respecterait le droit des peuples à l’autodétermination, le droit des minorités culturelles et nationales qui ne saurait être confondu avec les décentralisations libérales qui nourrissent les inégalités territoriales. L’élargissement de cette Europe aux frontières mobiles relèverait de la décision des pays candidats adhérant librement à ses principes constitutifs.
La logique qui doit soutenir ces orientations implique une (ré)appropriation non seulement des services publics qui doivent être étendus et organisés à l’échelle du continent, mais aussi des grands groupes industriels et financiers, tout-puissants dans des secteurs décisifs comme l’énergie, l’armement, la santé, les transports ou le crédit. Une telle appropriation, sans laquelle il est illusoire de croire qu’il serait possible de mettre fin à l’exploitation, à la concurrence des travailleurs entre eux, aux désastres écologiques, aux guerres, implique l’expropriation sans indemnités des détenteurs de gros paquets d’action et des grandes fortunes familiales qui décident du sort des habitants de la planète. Ce qui ne serait que justice puisque, comme nous le chantons dans la rue, « tout ce qu’ils ont, ils l’ont volé ».
La rupture nécessaire
Une telle orientation de rupture avec le cadre des institutions et des traités européens, de remise en cause du droit sacré à la propriété privée, ne pourra être mise en œuvre que si les salariés prennent réellement leurs affaires en main, s’ils s’emparent des lieux de pouvoir et de décisions et s’ils mettent en place des gouvernements qui soient à leur service, s’alliant au niveau international. Une telle perspective peut paraître illusoire ou hors de portée dans l’immédiat. Elle est pourtant la seule réaliste ; et la pire des illusions serait de laisser croire que le retour de gouvernements sociaux-démocrates, qu’ils soient ouverts ou non à d’autres composantes de la gauche, permettrait de donner un coup d’arrêt à la politique de régression sociale qui s’aggrave chaque jour un peu plus. À l’heure de la mondialisation capitaliste sauvage, seule une politique remettant à l’ordre du jour la question d’une rupture avec le capitalisme et de la révolution socialiste au niveau international constitue une réponse à la hauteur des enjeux.
Christian Rialto et Léonce Aguirre