« Nous voulons un pouvoir juridique indépendant et un système électoral sans fraude »
Al-Ahram Hebdo : Votre comparution avec un autre magistrat, Hicham Al-Bastawissi, devant le Conseil de compétence a suscité une vague de protestations au sein de la société civile et a donné lieu à d’importantes manifestations la semaine dernière. Comment avez-vous vécu ces événements ?
Mahmoud Mekki : C’était un choc pour nous. Pour la première fois dans l’histoire de la justice égyptienne, des magistrats de la Cour de cassation sont appelés à comparaître devant le Conseil de compétence. Les magistrats de la Cour de cassation sont appelés cheikhs, c’est-à-dire les vieux juges. Comment peut-on les soumettre à des sanctions disciplinaires ? Si nous sommes arrivés à la Cour de cassation, c’est parce que nous répondons à des critères très stricts. Nous sommes choisis à travers un vote sur la qualité de notre travail, notre réputation et notre compétence. Parmi 300 candidats, la cour ne choisit que 10 ou 12 juges. Tout ceci signifie que cette décision ne vise qu’à nous terroriser et nous faire taire.
Comment s’est déroulée la séance du Conseil de compétence du jeudi 27 avril ?
Le conseil s’est contenté de noter certaines de nos réclamations. Nous avons demandé à ce que nos collègues de la Cour de cassation soient autorisés à faire partie de la défense et nous avons fait valoir notre droit d’avoir des avocats volontaires. En plus, nous avons demandé aux membres du conseil de rendre la séance publique pour que tout le monde prenne conscience du tort que fait l’Etat aux magistrats. Après cela, les membres du jury ont reporté la séance au jeudi 11 mai. Mais, si vous voulez, ce qui est plus important, c’est ce qui s’est passé à l’extérieur du tribunal, dans la rue où il y avait des centaines de manifestants venus exprimer leur solidarité.
Quelle interprétation donnez-vous à ces manifestations qui ont eu lieu malgré une mobilisation massive des forces de l’ordre ?
Les juges considèrent le 27 avril comme un jour qui fait date dans l’histoire de la justice, un jour historique qui a révélé la confiance des citoyens venus des divers gouvernorats se joindre à notre mouvement de revendication. Nous avons ressenti une grande responsabilité envers ce message de confiance, ce qui a renforcé notre détermination à réaliser nos demandes qui sont aussi celles du peuple. Nous voulons un système juridique indépendant et un système électoral sans fraude.
Plusieurs organisations des droits de l’homme à l’étranger ont exprimé leur solidarité avec votre mouvement. Et des contacts ont eu lieu entre le Club des juges et certaines de ces organisations. Cette attitude irrite l’Etat qui y voit une ingérence. Qu’en pensez-vous ?
Nous ne comprenons pas pourquoi cela irrite l’Etat. Nous faisons la différence entre les organisations gouvernementales et non gouvernementales. Car nous ne traitons qu’avec les centres et les organisations non gouvernementaux, surtout ceux qui œuvrent dans le domaine des droits de l’homme et de la justice.
Des rumeurs circulent selon lesquelles le juge qui a déposé plainte contre vous et qui est à l’origine de votre comparution devant le Conseil de compétence envisagerait de la retirer. Est-ce vrai ?
Avant toute chose, j’aimerais affirmer que le juge Borhan n’a pas inclus nos noms dans sa plainte. Mais, en réalité, la plainte a été déposée contre l’hebdomadaire Sout Al-Omma qui avait publié une liste des juges ayant participé à la fraude lors des récentes élections législatives. Ce qui est curieux, c’est que le responsable de l’enquête n’a interrogé ni les journalistes, ni les responsables de leur syndicat, ni ceux de l’Ordre des avocats. Il n’y a que nous qui avons été interrogés, parce que nous avions commenté l’affaire dans les médias. Ceci, au moment où les juges qui figuraient sur cette liste et qui auraient dû être appelés au Conseil de compétence n’ont pas été touchés.
L’Etat estime que la crise des juges est une affaire interne entre réformateurs et non réformateurs. Qu’en pensez-vous ?
S’il s’agissait d’une affaire interne, pourquoi donc les forces de l’ordre ont-elles bouclé le siège du Club des juges pendant plusieurs jours ? Et pourquoi la décision de nous faire comparaître devant le Conseil de compétence a-t-elle été prise par le ministre de la Justice qui est le représentant de l’autorité exécutive ? Les juges ne sont pas divisés. Mais il y a une minorité que l’Etat a réussi à fidéliser, grâce aux promotions et aux primes. La grande majorité des juges réclame une réforme. En 1991, nous avons réclamé la promulgation d’un nouveau projet de loi régissant notre métier. Car nous voulons un statut indépendant de l’Etat. Nous avons proposé un projet, mais l’Etat ne l’a jamais promulgué même s’il a promis de le faire récemment. La direction politique ne veut pas mettre fin à cette crise. Nous sommes vraiment étonnés, car on nous dit que le président de la République a approuvé le projet de loi. A mon avis, il n’y a pas de désir sérieux de l’approuver, car la réforme de la justice mènerait à une réforme électorale, ce qui mettrait sans doute fin à la fraude des élections. Et c’est ce que l’Etat ne souhaite évidemment pas. Car à ce moment-là, il y aurait au Parlement des représentants qui refuseraient la prorogation de l’état d’urgence et qui s’opposeraient aux plans du gouvernement.
Le Club des juges qui fait office de syndicat sans l’être vraiment a déclaré qu’il présenterait une note d’explication au président Moubarak. Quels en sont les principaux points ?
Cette note est en phase d’examen par le club, mais elle risque d’être annulée vu les événements qui prouvent que la direction politique n’a pas compris les demandes des juges. Il revient au président Moubarak d’accepter les revendications des juges et de réaliser ses promesses électorales. La Constitution lui donne le droit d’intervenir en cas de crise pour séparer les deux autorités, judiciaire et exécutive.
Des informations circulent selon lesquelles une réunion orchestrée par l’Etat entre les juges et certains députés pour trouver une issue à la crise doit avoir lieu. Qu’en est-il ?
Cette réunion a été reportée après les derniers événements, c’est-à-dire notre comparution, le conseiller Bastawissi et moi-même, devant le Conseil de compétence ainsi que les violences commises le 27 avril par les forces de l’ordre contre les manifestants et le juge Mahmoud Hamza qui a été roué de coups alors qu’il faisait son travail. Nous les juges, nous ne renoncerons jamais à nos revendications sur l’indépendance de la magistrature. Actuellement, nous préparons notre défense pour la séance du 11 mai au Conseil de compétence.
Comment voyez-vous l’avenir de votre mouvement ? Etes-vous optimiste ?
Si aucun changement n’a lieu et qu’aucune séparation entre les autorités exécutive et judiciaire n’est opérée, je pense que les juges poursuivront leur mouvement. L’affrontement avec l’Etat continuera inévitablement. Nous comptons organiser une manifestation de protestation le 25 mai, des mouvements populaires et certains membres du Parlement se joindront à nous. Cette date est symbolique, car elle a marqué il y a un an le référendum sur la modification de l’article 76 de la Constitution.