« Pourquoi un musée aussi loin de tout ? ». Alexia Fabre, la conservatrice du musée d’art contemporain de Vitry-sur-Seine, s’étrangle encore au souvenir de cette question naïve, posée comme une évidence, témoin involontaire d’un mépris très parisien pour la banlieue. Des clichés, il a fallu en essuyer beaucoup pour faire aboutir ce projet que le département du Val-de-Marne mûrissait depuis quinze ans. L’image que traîne la périphérie, repère de rappeurs ignorants du grand art, a de solides racines... Aujourd’hui, alors que le lieu est sur le point de prendre vie, le climat est un brin survolté. A quelques semaines de l’ouverture du musée, l’agitation est à la mesure du pari : réussir à intéresser un large public à l’art contemporain, réputé hermétique, s’apparente à une vraie gageure.
Pour mettre toutes les chances de son côté, l’équipe a effectué un travail en amont. Des visites organisées sur le chantier, dans des salles en préfabriqué, ont ainsi permis à un certain nombre d’habitants de se familiariser avec le lieu. Pendant ce temps, des œuvres de la collection se sont promenées dans les écoles, les hôpitaux, les entreprises et les associations du coin. « Nous avons organisé une exposition avec les cheminots dans les ateliers de réparation du TGV à Villeneuve-Saint-Georges. C’est une de nos réussites », se souvient Alexia Fabre. Mais pas question de jouer les prolongations. L’ouverture du musée va sonner le glas de ce type d’expériences. Seuls les prisonniers et les malades hospitalisés qui ne peuvent pas sortir pourront continuer à en bénéficier. Les autres devront se déplacer. Pour Murielle Ryngaert, chargée des publics et de l’action culturelle, les expositions hors les murs ne sont qu’un « pis-aller. Les conditions de conservation sont mauvaises si bien qu’on ne peut pas prêter les œuvres longtemps et il n’y a pas de personnel pour accueillir le public et lui donner des clés de compréhension. On ne balance pas des œuvres aux gens sans accompagnement ». Elle croit dur comme fer aux vertus du musée : « Il faut du temps et un lieu qui ne bouge pas pour revenir, apprécier, circuler... Le plaisir est fait d’habitudes. » Encore faut-il se sentir autorisé à y entrer.
Chacun, à son échelle, réfléchit à faciliter l’accès au musée. Le choix des œuvres, loin d’être anodin, est une autre réponse au prétendu ésotérisme de l’art contemporain. « Nous prenons en compte l’approche sensible, humaine, de l’art, plus que l’approche conceptuelle centrée sur des questions formelles », commente la conservatrice. Ainsi, aux sculptures géométriques d’un Sol LeWitt qui place l’idée au cœur du projet artistique, ou aux installations arides d’un Joseph Kosuth qui propose une illustration plastique de théories philosophiques, elle préfère un Christian Boltanski tout en ombre, en lumière et en émotion retenue. D’autres fois, elle privilégie la portée ludique et interactive d’un Soto ou la dimension caustique et dérangeante d’un Claude Lévêque. « L’art est fait pour remuer, questionner », affirme Alexia Fabre. « Les expériences autarciques ne m’intéressent pas. Jacques Monory comme Claude Lévêque, auxquels est consacrée la première exposition temporaire, sont pétris de culture populaire : cinéma et polars pour l’un, variété et rock pour l’autre. On ne peut être touché que par ce qui est proche de soi », poursuit-elle.
Le projet politique de démocratisation culturelle transpire par tous les pores du musée. Tout semble avoir été étudié, de l’architecture du bâtiment, conçu comme un lieu de vie ouvert sur l’extérieur, au choix des œuvres présentées au public, en passant par les ateliers, les rencontres avec les artistes, et le prix modique de l’entrée qui a fait l’objet d’un débat - il a été fixé à 4 € contre l’avis de ceux qui, au Conseil Général, prônaient la gratuité. Pour parfaire le tableau, des jeunes du département sans qualification ont été recrutés pour surveiller, informer, secourir, mais aussi expliquer les œuvres aux visiteurs. Leur formation a duré six mois. Six mois pendant lesquels ils ont passé leur brevet de secouriste, intégré les règles de sécurité, étudié les conditions de conservation des œuvres, rencontré les artistes et effectué un stage pratique au musée d’Orsay, au Centre Pompidou ou au musée Picasso. Cette expérience leur a servi de contre-modèle : « On n’est pas juste des gardiens de salle. On est des agents d’accueil dernier cri ! », s’amuse l’un d’eux. Reste à savoir si l’ensemble du dispositif suffira à rendre le musée d’art contemporain de Vitry accessible et vivant.
Interview
Interview de Jean CAUNE (1), chercheur en sciences de la communication. Il fut comédien, metteur en scène, et dirigea la maison de la culture de Chambéry dans les années 1980.
Jean Caune revient sur l’héritage des politiques culturelles menées durant les quarante dernières années, en commente les fractures et les lacunes et dessine des pistes de réflexion pour aujourd’hui.
Le rôle de la culture
« L’état ne fait que prolonger les initiatives passées, parfois en diminuant considérablement leur ampleur et leur ambition : la décentralisation, les FRAC, les équipements culturels de type maisons de la culture, l’aide au jeunes compagnies, etc. Pourtant, une politique culturelle devrait permettre de construire l’idée du vivre ensemble. La société française n’est plus du tout celle qu’elle était il y a dix ou quinze ans. Le grand danger, c’est la communautarisation. Une communautarisation pas simplement ethnique, mais qui se manifeste également par la séparation entre les riches et les pauvres et la ségrégation de ces derniers, les jeunes et les moins jeunes, les banlieusards et les habitants du centre-ville. éclatée sur le plan social et économique, cette société connaît une crise de représentation. Or qu’est-ce qu’une crise sinon le fait que quelque chose est en train de mourir tandis qu’autre chose naît dans les interstices de la vie sociale ? Aujourd’hui, il existe un mutisme complet de la part des institutions politiques, qu’elles soient locales, régionales ou nationales, sur la fonction de la culture qui consiste à opérer du liant, à donner des représentations partagées, à créer des valeurs perceptibles à travers les œuvres. Le rôle de la culture, c’est de donner un sens à une société. »
L’ère de la communication
« Globalement, la politique culturelle menée par les pouvoirs publics est devenue une stratégie de communication et d’image de marque. Le mouvement a débuté dans les années 1980 dominées par le fric et la vitesse. L’extase et le vertige ont masqué la profondeur de la crise économique, sociale et culturelle. Si la politique de Lang, du moins lors de son premier mandat, a eu des effets très positifs, ceux-ci n’ont peut-être pas été suffisamment réfléchis sur la longue durée. Les opérations ont toujours été de l’ordre de l’écume. Une écume qui pouvait être brillante, faire des vagues, mais qui n’a pas su - et Lang n’est pas le seul responsable, beaucoup de politiques locales le sont aussi - offrir aux équipes les conditions pour s’inscrire durablement dans la réalité urbaine, sociale et humaine du pays. Aujourd’hui, l’accent est mis sur la création d’événements de type fête de la musique ou du patrimoine qui servent souvent d’alibis. Une politique n’est pas faite de la juxtaposition d’événements : les actions pour le livre, le patrimoine ou la musique ne doivent pas se manifester une seule fois dans l’année. Seul compte, à notre époque, ce qui s’inscrit comme un éclair dans le firmament. On ne se pose pas la question des traces, on ne s’interroge pas sur la manière de faire perdurer les effets. Un événement ne vaut, pourtant, que s’il se prolonge dans la durée et dans l’espace. Malheureusement, la culture n’est plus qu’un sémaphore, quelque chose destiné à se voir de loin. »
L’invention sur le terrain
« Pendant très longtemps, l’état exerçait en France une tutelle à la fois morale et intellectuelle sur les politiques culturelles. Il avait une mission régalienne. Son rôle a été fondamental dans les années 1960 : il était alors initiateur et accompagnateur. Aujourd’hui, il est admis et mis en pratique que les politiques culturelles doivent être multiples. On a pris conscience que c’est sur le terrain qu’elles se jouent. Les collectivités territoriales ne se contentent plus de prolonger unilatéralement les perspectives de l’état. La décentralisation est une réalité profonde. »
Pour une démocratie participative
« Il ne suffit pas de placer les gens dans un musée ou de les exhorter à aller au théâtre pour les conduire à s’intéresser à la culture. La démocratisation culturelle, comme accès du plus grand nombre aux œuvres, est totalement insuffisante. Dans une société aussi riche et développée que la nôtre, on ne peut plus se contenter d’un mouvement vertical. A côté de la démocratie représentative, sous-tendue par les élus ou par les grands artistes, on a besoin d’une démocratie participative. Il n’existe pas de culture sans réelle appropriation et participation des personnes constitutives d’un groupe. Or les pratiques amateurs, qu’elles soient de l’ordre de la peinture, de la musique ou du théâtre, ont toujours été considérées comme des pratiques mineures. L’idée de démocratie culturelle remonte aux années 1970. Il faut la retravailler pour donner, à chacun, les moyens de trouver son propre mode d’expression et de relation dans de multiples domaines de la vie : l’éducation, le travail, les loisirs... C’est une idée très différente de la démocratisation culturelle. Reprendre trente ans plus tard, sans réfléchir, le slogan d’Antoine Vitez - « un art élitaire pour tous » - est malhonnête intellectuellement. Qu’est-ce qu’un art élitaire ? Un art de qualité ? Quels en sont les critères ? Pourquoi « pour tous » ? Tout le monde n’est pas obligé d’aimer l’art contemporain, ni d’ailleurs la musique classique, la techno ou le rap ! Il serait plus pertinent, aujourd’hui, de mettre en place des actions artistiques qui permettent à chacun de se construire dans le rapport à l’autre et aux autres, dans une perspective où rationalité et sensibilité contribuent à forger l’ambition que le dramaturge Schiller conseillait à son Prince : « Réaliser un État esthétique ». »
(1) Il est l’auteur de La culture en action - De Vilar à Lang : le sens perdu, édité aux PUG en 1999 et prépare un ouvrage sur la démocratisation culturelle.
Propos recueillis par Marion Rousset