L’homme est connu à travers le monde pour son turban sikh bleu, sa barbiche blanche et sa voix timide, légèrement aiguë. Le premier ministre indien Manmohan Singh incarne l’émergence tranquille de l’Inde, le géant asiatique en devenir. Depuis qu’il a été reconduit à son poste au printemps 2009 après la victoire du Parti du Congrès, Manmohan Singh bénéficiait d’un environnement politique idéal.
Courtisé à l’extérieur et respecté à l’intérieur – sa réputation d’intégrité fait l’unanimité –, il avait la voie libre pour creuser le sillon du juste milieu cher au Parti du Congrès, cette fameuse « croissance inclusive » synthétisant réformes économiques et souci de justice sociale.
Or voilà que tout semble se détraquer depuis quelque temps. La magie Singh n’opère plus. Ce qui faisait sa qualité – être un technocrate peu versé dans les jeux politiciens – devient aujourd’hui son handicap. Alors que l’Inde est secouée par une série d’affaires de corruption, la dernière en date étant un gigantesque scandale dans l’attribution de licences de téléphonie de deuxième génération, Manmohan Singh apparaît comme tétanisé. Son silence dans cette affaire de téléphonie, qui a coûté à l’Etat la modique somme de 28 milliards d’euros, lui est reproché jusqu’à la Cour suprême, qui l’a sommé de s’« expliquer ».
Pourquoi a-t-il protégé le ministre des Télécommunications, Andimuthu Raja, qui a bradé l’allocation des licences à des compagnies amies, alors qu’il avait été alerté des irrégularités seize mois plus tôt ? « La fin d’une aura », a récemment titré l’hebdomadaire India Today, qui écrit que « le mythe fabriqué autour du « Manmohan le Magnifique » s’est fissuré ». Si son intégrité morale n’a pas été entamée, son « manque d’autorité » fait problème, selon India Today. Mais cela n’est-il pas inscrit dans la nature même du pouvoir de New Delhi, où Manmohan Singh est en fait politiquement subordonné à l’autorité de Sonia Gandhi, la présidente du Parti du Congrès ?
« République bananière »
Les affaires qui défraient la chronique indienne depuis quelques mois n’affaiblissent pas que le premier ministre. Elles ouvrent aussi une brèche entre le gouvernement et le milieu des entrepreneurs dont la relation a toujours été malaisée en raison des préoccupations sociales du Parti du Congrès.
Dans le scandale de la téléphonie, la conflagration a été démultipliée par la publication dans la presse du contenu des écoutes téléphoniques dont a fait l’objet une lobbyiste de choc, Niira Radia.
Comptant parmi ses clients certains des plus gros entrepreneurs indiens – Ratan Tata ou Mukesh Ambani –, Niira Radia avait été placée sur écoute en raison de soupçons d’évasion fiscale et même de liens avec des services secrets étrangers. Son nom est apparu dans le scandale de la téléphonie car elle s’était beaucoup agitée pour obtenir la reconduction à son poste, au printemps 2009, du ministre des Télécommunications plus tard incriminé.
Depuis quelques semaines, l’Inde vit une sorte de « WikiLeaks » à l’échelle nationale. Chaque jour, le monde patronal assiste, stupéfait, à la publication des propos échangés entre la lobbyiste et ses interlocuteurs des sphères de la politique, de l’économie et des médias.
Le premier ministre a admis, mardi, « la nervosité » des milieux d’affaires à ce sujet. Le malaise est réel. Ratan Tata, le patron indien le plus en vue, s’est alarmé du risque de voir l’Inde évoluer vers une « République bananière ». Deepak Parekh, le patron de la banque HDFC, lui a fait écho en évoquant la « déception » des entrepreneurs face à un environnement des plus défavorables. « Les grosses pointures sont en train de regarder vers l’étranger car il est plus facile d’y faire des affaires », a-t-il déclaré au quotidien Indian Express.
Faut-il donc pleurer sur les patrons indiens ? Dans la presse, les commentateurs sont divisés sur ce que révèle vraiment le scandale de la téléphonie. Il y a ceux qui dénoncent l’influence excessive et envahissante du monde de l’entreprise sur les décisions gouvernementales. Et il y a ceux qui expliquent que les vrais industriels comme Ratan Tata sont en fait marginalisés au profit de spéculateurs – notamment sur le foncier – corrompant les politiciens locaux.
D’ailleurs, précisent-ils, si Ratan Tata a dû recourir aux services d’une lobbyiste, c’est qu’il n’avait pas le contact direct avec l’étage supérieur du pouvoir. Quoi qu’il en soit, les éclats de la controverse offrent un saisissant contraste avec l’image idéalisée d’une Inde émergente, nouveau paradis des investisseurs.
Frédéric Bobin, New Delhi, Le Monde