Il existe à Avignon, place des Carmes, un théâtre qu’animait, il y a encore quelques jours, André Benedetto. De celui-ci, depuis sa soudaine disparition, il est dit et écrit, dans la presse, comment il permit le festival « off » en 1966 et comment, quelques décennies plus tard, il devint le président d’« Avignon, Festival et compagnies ». Cela est exact et important. Mais André Benedetto ne fut pas qu’un acteur historique de la vie du festival. Il en a aussi été l’un des grands poètes et dramaturges.
Il est, en effet, l’auteur d’une œuvre considérable qui poursuit, prolonge et renouvelle (pour reprendre l’heureuse expression de J.-P. Sarrazac), artisanale, le théâtre épique tel que Brecht, il y a soixante-dix ans, en posait les principes. Car, il est entendu, que nous n’en avons pas fini avec Brecht et qu’il incombe non pas de le bégayer, de l’invoquer mais de l’inventer dans la conjoncture grave et neuve qui est la nôtre, ce que fit Benedetto. Un théâtre qui s’adresse à l’intelligence de celui qui lui fait face, engagé humblement dans la transformation des rapports sociaux, transformé par ces mêmes rapports sociaux, drolatique et grave, utile et joyeux.
« Nous sommes encore à naître. Naître à ce qui serait la vraie vie pleine et entière d’un être libre. Ce qui ne peut s’obtenir qu’avec tous les autres », soutenait Benedetto en 2003 [1]. Et c’est en conséquence de cette certitude que s’est organisée son écriture et son activité depuis la création, en 1961, avec Jacqueline Benedetto, décédée quelques jours avant lui, et Bertrand Hurault de La Nouvelle compagnie d’Avignon qui s’installe, en 1963, au Carmes. En 1966, raconte Benedetto, « ayant publié au printemps un manifeste très excessif qui proclamait : la culture aux égouts, les classiques au poteau, vive la clandestinité révolutionnaire, et bien d’autres horreurs, pour piquer un peu dans le gras les grosses bêtes, [ils décident] de jouer — acte sacrilège — au pied même du Château, une pièce contestataire », [2] Statues. Le « off » est créé, encore faut-il préciser : « […] nous n’avons jamais rien voulu lancer. Nous voulions jouer nous aussi, tout simplement, au pied de la citadelle, autre chose qu’un classique, après avoir publié un vif manifeste, le 1er avril ». Benedetto inscrit dès lors le théâtre dans la lutte des classes, aux côtés du peuple vietnamien (Napalm, 1967), animé par la puissance du geste guévariste et la révolte des blousons noirs (Zone rouge, 1968). Puis vint mai 68, « ENFIN et POURVU QUE CELA DURE »… ; et cela ne dure pas ; « l’imagination n’a pas pris le pouvoir mais on est content quand même » : la remarque, emblématique, graffitée, deviendra le titre d’un de ses poèmes. Le 31 décembre 1968, il estime « nécessaire / de retrouver au cours de cette année / la ligne de masse perdue / et ce n’est pas l’ivresse qui nous faisait parler / mais la nécessité ». Il met en scène le Capitalisme Monopoliste d’Etat dans KaMoDé, puis en 1970, dans Emballage, au Havre, le livre I du Capital (qu’il venait de reprendre ces derniers mois pour lui adjoindre un nouvel acte à l’heure de la terreur néo-libérale).
Benedetto pratique un théâtre politique qui n’entend démériter ni du lyrisme de l’affranchissement ni de l’effort de l’apprentissage sans pour autant s’échouer dans l’imagerie édifiante, la glose inhibante, la vaine forfanterie. Il s’agit de trouver une forme théâtrale à la hauteur des batailles à construire, intraitable, riante, amicale, tactique, tendue, athée, raide, déraisonnable et sensible ; de cesser de barboter dans les « eaux sales et glacées du calcul égoïste », fussent-elles théâtrales ou artistiques : un théâtre émancipateur et de l’émancipation qui prendrait place, dans la constellation des « œuvres rouges », aux côtés de Maïakovski et de Brecht. Les spectacles, qu’accompagne une profonde réflexion sur le théâtre publiée dans sa revue Soirées, se suivent, d’année en année et produisent, dans leur addition, l’une des plus cohérentes aventures dramaturgique et politique des dernières décennies : Rosa Lux, La Madone des ordures, Geronimo, Pourquoi et comment on a fait un assassin de Gaston D., Jaurès la voix, L’homme aux petites pierres encerclé par les gros canons, Mortes eaux Les Salins 1893 : évocation d’un massacre, Nous les Eureupéens, Ô Clandestins la bienvenue chez vos ancêtres les gaulois, etc. et, cet été, La sorcière, son sanglier et l’inquisiteur lubrique.
Prenant parfois la rue, les quartiers populaires, l’ « acteur sud », l’occitan, fait vivre son théâtre là où il est, de cette terre, avec ses vignes, ses contradictions et sa langue (dans laquelle il fit, comble d’horreur !, du théâtre, de la poésie, des projets et de la politique). De là, il désigne une percée hors des identités simplifiées, des autarcies xénophobes comme des abstractions sans histoires ni peuples. Cette percée dit tout autant la sensualité de la matière, le goût de la vie qu’elle signifie des solidarités, intenses, avec les peuples meurtris par le colonialisme, celui d’Irak, celui de Palestine, celles et ceux qui fuient et se cognent à une Europe raciste et opulente. Elle rappelle aussi combien nous ne sommes pas encore quitte, chacun et tous, avec le pétainisme, avec les flics dans les têtes, l’occidentalisme, le paternalisme et le sexisme. Aussi fidèle aux intérêts des opprimés que le théâtre bourgeois l’est à ceux de son public, cette œuvre s’appuie, pour cela, sur les mémoires ouvrières, sur les révoltes populaires, sur les noms de Robespierre et de Mandela, sur les perspectives que tracent celles et ceux qui n’ont que des chaînes et, pour vivre, que leurs forces de travail, sur « l’histoire en train de se faire » [3], sur les mouvements qui refluent et leurs derniers résistants, sur la jeunesse assassinée de Carlo Giuliani et avec lui celles et ceux que les polices étatiques font mourir ou énucléent. C’est de tout cela qu’est fait ce théâtre qui n’a cessé d’inventer des dispositifs, des fables, à même de dessiner, dans le présent, les brèches pour le combattre, l’infléchir, le transformer.
L’an passé, il créait l’éblouissant Médée Tourbillon Solo. Lui en robe, sur le plateau qui jouait toutes ses Médées, avec une infinie délicatesse, qui les invoquait, les esquissait, les incarnait d’un geste. Puissance d’une convocation, par le jeu, de la détresse des mères infanticides dans une société structurellement infanticide. Dans le flot d’inepties paresseuses que l’on peut lire, en ces heures douloureuses, il en est une qui ne laisse pas d’étonner : Benedetto était un excité, impétueux, torrentiel. La presse le compare à Léo Ferré — comme s’il ne pouvait y avoir de colère que débordante. Pathétiques clichés. Son jeu était tout en suggestion, à mille lieux des autoritarismes théâtraux qui nous soumettent à l’émotion, comme d’autres nous font marcher au pas. Ses textes d’ailleurs, animés par l’indignation, sont tenus par une ironie, une drôlerie, une malice : celle du dialecticien (et quel dialecticien il fut !) qui saisit dans la pire défaite le point tangent, celui qui permet de ne pas sombrer ; qui saisit dans l’exaltation la fragilité théorique, la grégarité suspecte, le recours à la facilité.
Benedetto, c’était un peu, à la scène et ailleurs, monsieur Keuner, ce personnage de Brecht, drôle et rude, irréductible et élégant, humble et gigantesque, pudique et généreux, heureux qu’il existe des contradictions — sans quoi le monde ne serait pas transformable —, heureux de les découvrir et de les déployer dans son jeu, ses mises en scène ou son écriture, amusé et soucieux de prendre à rebours l’interlocuteur, d’une tendresse envers l’humanité souffrante et d’une sympathie envers les luttes naissantes proportionnelles à la détestation froide et implacable que suscitait chez lui la domination.
« Au fond du cœur nous sommes doux c’est vrai
Nous aimons le zen et les branches
Les papillons Une herbe sous le vent
Un vertige Quelques cailloux
Mais il y a le monde
Le mOnde
Lomonde Otour otOur
oTour
de nous
Je vis scandalisé comme tétanisé ». [4]
Bien souvent, la mention de son nom ou de son existence entrainait, dans la société théâtrale, un jugement lapidaire et obtus sans que rien, pas un fait, un acte, pas un souvenir de spectacle ne puissent être fournis pour étayer de tels sentiments. Il faut bien se rendre à l’évidence : André Benedetto était, malgré lui, un miroir agressif pour qui fait l’anguille plus souvent que le militant. Face à lui, la somme des accommodements, des transactions ne pouvait se vivre sur un mode pacifié. Non pas qu’il jugea, qu’il tînt procès, mais son intégrité était telle, son exigence si forte, son intransigeance si exemplaire, que la comparaison était toujours peu flatteuse pour ceux qui ne fréquentaient plus la rue — sinon celle de Valois. Que cette société ait si massivement ignoré cette œuvre ne dit rien d’autre que sa misère. Lui, pendant ce temps, avançait, insensible aux honneurs et à la reconnaissance, ce qui fut assurément salutaire tant les années 1980, celles des reniements et des ralliements, devaient le laisser bien seul (à l’exception notable de ce qui fut son journal, L’Humanité). Intranquille, il entendait les enthousiasmes, écoutait les critiques, sollicitait l’échange, mais il était, avant toute chose, engagé dans un dialogue avec lui-même. Vaille que vaille, solitaire, ignoré, il continuerait. Et il a continué, jamais amer à ma connaissance, absolument attentif à la nouveauté qui surgissait d’une séquence historique lugubre et aux « possibles » qu’elle suggérait.
Le vendredi 17 juillet 2009, les centaines d’amis qui se retrouvaient place des Carmes au son de Bernard Lubat, à l’invitation de ses enfants et de Frances, sa compagne, témoignaient que cet isolement était un leurre, que cette solitude était habitée, que cette aventure avait inscrit durablement son empreinte chez nombre d’entre nous, inconsolables mais assurés qu’il y aurait, à l’instar de l’homme à naître, un futur pour l’œuvre de ce poète traversé par le soleil.
Olivier Neveux,
20 juillet 2009