Olivier Neveux. Qu’est-ce que le théâtre de l’Opprimé (TO) ?
Augusto Boal. Le TO est un système de jeux et de techniques qui aident le citoyen à développer le langage théâtral (le langage humain par excellence, réprimé dès notre enfance). Son but est de permettre aux opprimés d’analyser métaphoriquement leur passé, dans le présent, pour inventer le futur, au lieu de l’attendre. Le TO est une répétition des actions libératrices. Il est né de la résistance à la dictature brésilienne des années 1970, puis à d’autres dictatures latino-américaines et à d’autres formes déguisées d’oppression politique et sociale dans des pays plus développés économiquement. Il est encore le théâtre de l’opprimé, sur l’opprimé et par l’opprimé, qui est l’artiste lui ou elle-même, sans la médiation d’un traducteur sur scène. En créant le TO, nous nous sommes rendus compte de la nécessité de transférer aux opprimés les moyens de la production théâtrale et non pas de leur donner des produits achevés. En faisant ceci, nous avons abandonné l’idée de donner aux spectateurs des idées prêt-à-porter — même les plus justes — pour leur permettre de trouver leurs propres idées, leurs propres stratégies et formes de combat. Le TO n’est pas seulement un théâtre prolétaire, mais il doit être utilisé pour lutter aussi contre le préjugé racial, ou religieux, le sexisme, l’impérialisme, etc.
Face aux transformations des luttes et des espérances révolutionnaires, le TO a-t-il changé ? Y-a-t-il eu des évolutions ?
Augusto Boal. Les objectifs initiaux que j’avais en créant le TO ont été, et sont toujours, de lutter contre l’oppression : ça ne change pas, nous ne pouvons pas changer nos principes. Ce qui s’est transformé, ce sont les conditions sociales, locales, mondiales, qui exigent la création de nouvelles techniques pour rendre compte de nouvelles complexités. Le TO accroît sans cesse son « arsenal » technique mais on ne peut pas l’aménager même si c’est vrai que certaines personnes, en France comme ailleurs, disent qu’il faut « adapter » la méthode aux pays industrialisés et utilisent certains de ses jeux pour aider plutôt les oppresseurs à exploiter encore plus les ouvriers… C’est du cynisme.
Aujourd’hui, plus que jamais, le TO peut être utile pour favoriser les débats, les dialogues, les recherches de solutions. Nous n’avons plus de recettes toutes faites ou d’exemples à suivre automatiquement, comme on croyait le avoir dans les années 1970. Nous devons inventer nos chemins et le TO est une méthode qui va dans ce sens. Les groupes qui utilisent le TO l’articulent avec les organisations sociales dont on approuve la politique. Le potentiel de cette méthode relève du fait qu’il s’agit d’un puissant langage. Imaginez que les opprimés ne puissent pas utiliser la langue parlée et doivent dialoguer entre eux en mimant leurs pensées ; évidemment, l’absence du verbe serait appauvrissante. De même avec le langage théâtral qui est la somme de tous les langages possibles : il ne faut pas l’abandonner.
Plus précisément, dans la situation brésilienne, comment le TO permet-il l’articulation entre la « revendication collective » et « l’émancipation individuelle » ?
Augusto Boal. Au Brésil, par exemple, le Mouvement des sans-terre (MST) utilise largement le TO, pas seulement pour discuter des problèmes de l’occupation des terres improductives, du difficile dialogue avec la population trompée par la publicité mensongère des latifundiaires, ou des relations avec la police et de l’injuste système judiciaire, mais aussi pour traiter des problèmes internes à chaque groupe du MST, y compris les relations familiales, de genre, et même culturelles. Ils savent très bien que même à l’intérieur d’un groupe d’opprimés, il peut y avoir de l’oppression et il faut examiner cela aussi pour que le mouvement puisse grandir sur des bases saines.
Que pensez-vous des formes que prend le théâtre politique aujourd’hui ?
Augusto Boal. Je pense que le théâtre politique de gauche est aujourd’hui beaucoup moins important qu’il y a trente ans, mais qu’il existe une autre sorte de théâtre et de cinéma « politiques » : ceux de droite, fabriqués aux Etats-Unis, qui sont encore pires que l’invasion de l’Irak, de l’Afghanistan, etc. Au Brésil, nous avons peur des tentatives d’invasion de la forêt amazonienne mais, en réalité, nos cerveaux sont déjà envahis par le cinéma des Etats-Unis avec ses explosions, ses grenades, ses meurtres, ses monstres paramilitaires… Toute cette violence non rationnelle va se loger dans les cerveaux des spectateurs et va les conditionner, d’une façon non consciente, à être de la même sorte, à agir selon la même morale.
Les oppresseurs oppriment les opprimés de toutes les façons possibles, et la pire d’entre elles est celle d’empêcher leur capacité de métaphorisation de la réalité. C’est là — dans cette métaphorisation — que réside l’essentiel de la vie humaine : dès que les premiers habitants des cavernes ont peint des animaux sur les murs. Ils ne faisaient pas de la décoration comme on décore nos appartements : ils procédaient à la création d’une métaphore visuelle pour mieux étudier les animaux qu’ils devaient chasser pour se nourrir. L’être humain est humain parce qu’il est capable de transformer le monde selon un projet, et non pas selon son héritage génétique, comme les autres animaux. Pour faire cela, il nous faut de la métaphore avec laquelle on peut répéter la Révolution ! Ca, c’est le but du théâtre de l’opprimé.
Et, pour finir, que pensez-vous de la politique de Lula ?
Augusto Boal. Quand on a demandé à Mao ce qu’il pensait de la Révolution française, il a répondu que c’était encore trop tôt pour la juger. Lula est là depuis dix-huit mois…