Voici une illustration parfaite de la loi du développement inégal et combiné, dont Léon Trotski a fait la base de sa théorie de la révolution permanente. Alors que Renault s’apprête à supprimer 6000 emplois, le géant indien TATA prépare lui le lancement de la NANO, la voiture la moins chère du monde ; 1700 euros soit 100000 roupies pour le modèle de base. Objectif : le marché intérieur estimé à 300 millions d’indiens, susceptibles dans les années qui viennent de troquer vélos, mobylettes ou rickshaw pour les délices de la voiture individuelle. Avec les conséquences que tout le monde imagine sans peine : augmentation catastrophique des rejets de CO2 et de la pollution atmosphérique, recul des terres cultivées, sans oublier l’aggravation de la compétition internationale pour le contrôle des ressources pétrolières. En exportant le mode de vie et de consommation occidental à l’ensemble du monde, le développement capitaliste s’avère clairement insoutenable.
Mais qui pourrait s’y opposer ?
En respectant les règles du système capitaliste, personne. Un marché solvable est entrain de se constituer en Asie. Les multinationales du monde entier s’y précipitent et les nouvelles règles de la mondialisation visent précisément à faciliter leur reconversion. Dans nombres de pays émergents, les bourgeoisies locales sont maintenant tout à fait capables de relever victorieusement les défis de la concurrence mondialisée. Pas plus aujourd’hui qu’hier, les conférences internationales sur l’état de la planète ne pourront s’opposer à ce mouvement de fond du capitalisme et la mise en place d’un marché des droits à polluer n’est là que pour l’accompagner.
Personne non plus parmi ceux qui adhèrent aux idéaux de notre modèle de consommation. Au nom de quoi refuser à la population indienne l’accès au mode de vie occidental ? Le discours européen de la décroissance, lui non plus, n’a pas de prise sur la réalité indienne. Qui peut nier les immenses besoins de la population indienne en matière d’éducation, de santé, de transport, de logements ? Et pour satisfaire ces besoins, le développement d’un appareil industriel travaillant pour le marché intérieur semble indispensable.
Et pourtant, après le succès remporté par la présentation du nouveau modèle au salon de l’automobile de Dehli, la machine bien huilée de TATA s’enraille. C’est sur le site de Singur dans l’Etat du Bengale occidental que doit s’ouvrir l’usine où sera fabriquée la NANO. Le projet a l’appui du gouvernement de l’Etat dirigé par le PCI(M) qui est au pouvoir à Calcutta depuis 37 ans sans interruption. Pour lutter contre le chômage qui est une plaie du sous-continent, ce parti fait tout pour attirer les investisseurs. A Singur, cela signifie que 12000 paysans et leurs familles doivent être chassés de leur terre ! Ces mêmes paysans qui sont la base sociale et électorale du « Front de Gauche ». Les paysans refusent de partir. C’est une zone de petites propriétés, où la terre peut porter jusqu’à 4 récoltes par an. Ils veulent pouvoir continuer à vivre du travail de la terre et leurs enfants après eux.
Ni les promesses, ni les menaces, ni les violences policières ne les font reculer, ils bloquent le site et contraignent TATA à stopper les travaux. La bataille de Singur devient une affaire nationale. La droite libérale se déchaine et accuse le PC d’être incapable de retenir les investisseurs. La gauche est divisée entre le soutien aux paysans et le soutien à l’industrialisation. Les manifestations se succèdent. Le PC organise une marche pour l’ouverture du site qui tente de répondre aux marches de soutien aux paysans expropriés. En vain. Aussi incroyable que cela puisse paraître pour la presse française, le projet de TATA est mis en échec. Malgré tous les appuis dont il dispose, malgré la confusion idéologique qui règne à gauche, TATA n’obtient pas le soutien de l’opinion pour sa NANO. Dénouement provisoire : le patron de TATA vient d’annoncer le déménagement du site de production de la NANO dans le Gujarat espérant sans doute trouver dans cet Etat des conditions politiques plus favorables.
Ce n’est pas la première fois qu’un projet industriel est mis en échec par les mobilisations populaires. En 2004, les femmes adivasies de Plachimada dans le Kerala obtiennent la fermeture d’une usine de Coca Cola. L’usine pompait les nappes phréatiques et polluait gravement l’environnement. Dans l’énoncé du jugement qui condamne Coca pour le piratage de l’eau, le juge a tenu à préciser : « Tous les citoyens sans exception sont les bénéficiaires des côtes, des cours d’eau, de l’air, des forêts, des terres fragiles d’un point de vue écologique. En tant qu’administrateur, l’Etat a de par la loi le devoir de protéger les ressources naturelles qui ne peuvent être transférées à la propriété privée. » En 2007 un complexe chimique de 6000 hectares sur le site de Nandigram, toujours au Bengale occidental, a du être abandonné à la suite d’affrontements entre les paysans et la police qui ont fait 14 morts. Depuis que le gouvernement fédéral a lancé le projet ambitieux de créer des centaines de Zones Economiques Spéciales afin d’accélérer l’industrialisation du pays, ces affrontements se répètent dans tout le pays.
Le développement du capitalisme dans sa phase actuelle passe par la destruction de la campagne indienne. La campagne indienne résiste et la paysannerie représente encore 62% de la population. Alors les paysans défendent leur terre, les villageois leurs sources et leurs puits, les aborigènes leurs forêts. Tous ensemble ils défendent l’avenir de la planète.
Ces luttes nous contraignent à choisir notre camp entre la « modernisation capitaliste » et les résistances sociales et écologiques. Elles nous poussent aussi à remettre en cause le contenu de cette « modernisation » et à regarder de plus prés les projets contestés. S’ils sont alléchants pour les investisseurs, ces projets, loin de répondre à la satisfaction de besoins sociaux, représentent tous une atteinte grave aux moyens de subsistance et au mode de vie des couches les plus populaires. Pourquoi produire du Coca Cola dans un pays qui a inventé les sirops, les sorbets et des dizaines de boissons à base de lait, de yaourt, de thé, de café et alors que ces boissons sont produites partout en Inde dans un cadre familial ou artisanal ?
Quant à la NANO, si elle peut rapporter gros à TATA, elle ne répond certainement pas aux besoins de transports des peuples du sous-continent. Petite voiture réservée à un usage urbain, elle est totalement inadaptée aux déplacements à longue distance d’un pays-continent. Et quant aux villes indiennes, elles sont déjà congestionnées par l’usage de l’automobile et le seul progrès enregistré dans le domaine des transports urbains a été la mise en service du métro de Dehli, vers lequel regardent avec envie les habitants de Bombay, Calcutta ou Bangalore.
Le mode de développement promis par le capitalisme dans sa phase terminale est une impasse pour les peuples du Nord comme du Sud. Les projets de modernisation concoctés par TATA et ses émules passent par de graves dégâts sociaux et environnementaux. Les seuls résultats tangibles en seront des profits colossaux pour quelques uns ; l’Inde est le pays où le nombre de millionnaires en dollars a augmenté le plus vite l’année dernière. Pour les paysans chassés de leur terre l’avenir c’est le bidonville global, le « Pire des Mondes possibles » décrit par Mike Davis.
Mais ce serait une lourde erreur de penser que ces luttes paysannes se font en défense du statu quo. Elles traduisent au contraire l’espoir d’un autre avenir. En témoignent le succès des mobilisations des paysans sans terre, comme la lutte d’ampleur nationale pour imposer un minimum vital dans les campagnes. En témoignent les milliers de mobilisation locales pour obtenir l’électricité et l’eau potable dans les villages, l’ouverture d’écoles et la construction de maisons de santé, l’amélioration du réseau national ferré…
Nous devons apprendre d’eux. Apprendre que le capitalisme n’est pas le seul avenir de l’humanité. Apprendre que les luttes écologiques sont aussi des luttes sociales. Apprendre enfin que pour construire un modèle alternatif à la société capitaliste, il faut partir des besoins sociaux, tels qu’ils sont exprimés par les couches les plus exploitées. Et c’est seulement en mettant fin à l’exploitation que l’on pourra réconcilier l’homme et la nature.