Depuis quelques semaines, la presse bruisse de références à la commémoration attendue du quarantième anniversaire de mai 68. Il faut dire que Nicolas 1er, Président-Directeur de conscience-Directeur de mémoire y a été, comme toujours, de ses effets oratoires.
Par contre, un étrange silence, jusqu’à présent, règne sur un autre anniversaire à venir : celui de mai 1958, dix années plus tôt.
Une première question : ce silence n’est-il pas un tantinet suspect ?
Mai 58… Pourtant, le fait n’est pas mince. Il s’agit ni plus ni moins du moment fondateur qui donna naissance à l’actuelle République, cinquième du nom. Les événements de la période qui tourne autour du 13 mai 1958 sont, pour l’histoire de la France contemporaine, d’une importance exceptionnelle. Outre le sort de l’Algérie, c’est le visage de la France contemporaine qui se dessina alors.
Au printemps 1958, la France de la IV è République a derrière elle un bilan déjà lourd : une fracture sociale importante, marquée par des séries de grèves parfois violentes (1947, 1948, 1953), un déficit démocratique grave, conséquence d’un abandon en rase campagne des idéaux de la Résistance, une dépendance à l’impérialisme américain, dans le cadre global appelé guerre froide, une politique coloniale catastrophique (guerre d’Indochine, massacres de Madagascar, répression un peu partout…).
Et, surtout, une seconde guerre coloniale, commencée avec autant d’inconscience et de morgue que celle d’Indochine : depuis novembre 1954, l’armée française tente de briser – avec quels moyens ! – la résistance du peuple algérien. Ni le gouvernement Mendès France, ni celui d’Edgar Faure, ni celui de Guy Mollet, dit de Front républicain n’ont su, voulu ou pu reconnaître le fait national algérien. La guerre d’Algérie s’est au contraire accentuée, répandant une odeur nauséabonde sur toute la société. Une crise de régime sans précédent secoue la France. Plus aucune majorité stable ne paraît possible.
La lassitude, les désillusions aidant, une idée commence à faire son chemin : puisque les nains politiques de la IV è sont décidément incapables de régler les problèmes, un homme providentiel ne peut-il, une fois de plus, venir sauver le pays ? Cet homme, c’est Charles de Gaulle. Il serait bien naïf de croire que l’idée de ce recours a été le fruit d’une génération spontanée. Depuis l’effacement du RPF gaulliste, aucun réseau n’a été désactivé. Quelques-uns des barons futurs du gaullisme, Michel Debré, Olivier Guichard, Roger Frey, Alexandre Sanguinetti, travaillent l’opinion avec obstination… et efficacité. Jusqu’au sein du gouvernement, le gaullisme a ses hommes, comme en témoigne l’activité fébrile de Jacques Chaban-Delmas, ministre de la Défense.
Début 1958, à la suite d’une n.ième crise de régime, ces réseaux vont reprendre du service. A Alger, un homme en est le principal animateur : Léon Delbecque. Il est en contact avec des milieux factieux de l’armée, dirigés par les colonels Thomazo et Trinquier, anciens d’Indo, baroudeurs extrémistes, prêts à tous les coups de force contre la République.
Le 13 mai a lieu sur la place du Forum, à Alger, un rassemblement de protestation contre l’exécution, quelques jours plus tôt, de soldats français par le FLN. Une foule chauffée à blanc, irritée contre les capitulards de Paris, exige une accentuation de la politique de force. Des étudiants excités, dirigés par un certain Pierre Lagaillarde, fournissent les bataillons de choc qui débordent le service d’ordre et s’élancent à l’assaut des bâtiments du gouvernement général. Alors, c’est le coup de théâtre. En début de soirée, un Comité de Salut public, dirigé par le général Massu, et comptant dans ses rangs des officiers, des militants d’extrême-droite et des gaullistes, affirme devenir la seule autorité.
A Paris, dans la nuit du 13 au 14, l’Assemblée ne s’en laisse pas compter. Malgré la menace, elle investit un nouveau Cabinet, dirigé par Pierre Pfimlin. Les députés socialistes, communistes, radicaux, mais aussi certains de droite, affirment qu’ils ne laisseront pas toucher à la légalité démocratique. Alors, Alger passe à une autre étape. Le 14, Massu demande – de quel droit ? – la constitution d’un gouvernement de salut public dirigé par de Gaulle. Le 15, toujours au Forum, c’est au tour d’un Salan exalté – et quelque peu poussé – de crier « Vive de Gaulle ! ».
Le nom, qui courait dans bien des têtes, est enfin lâché au grand jour. Le grand homme, qui évidemment était alors informé heure par heure de l’enchaînement des événements, daigne alors sortir de sa réserve. Le 15 mai, il affirme être prêt à « assumer les pouvoirs de la République ». Aucune autorité républicaine ne le lui avait d’ailleurs demandé. Mais le scénario est bien huilé. Car, derrière cette façade démocratique se dessine une opération bien plus inquiétante, baptisée Résurrection. Beaucoup de contemporains l’avaient su, ou pressenti – et d’ailleurs les réseaux laissaient passer l’information : cela faisait partie du chantage – mais les travaux historiques, depuis 50 ans, ne permettent plus d’en douter : il y eut bel et bien des préparatifs, en coordination entre les milieux Algérie française de l’armée – Massu en est – et les réseaux gaullistes, d’un parachutage massif sur la métropole, d’une jonction avec des groupuscules violents – dirigés à Marseille par un certain Charles Pasqua – afin de s’emparer du pouvoir et d’y imposer la solution De Gaulle. A titre d’intimidation, les paras de Thomazo sont largués en Corse le 24 mai. Pour la métropole, une échéance-ultimatum est fixée : le 29 mai au plus tard.
Alors, le monde politique de cette fin de régime s’agite. « Les grenouilles qui demandent un roi » titrera plus tard Jean-Paul Sartre dans L’Express. La route Paris-Colombey est alors fort utilisée. Les missives se multiplient. Et l’historien ne saura jamais combien de coups de téléphone ont été échangés, ni les contenus. Les gloires de la IV è République – Bidault, Pinay – commencent le ralliement.
Et la gauche ? Le 28 mai, des centaines de milliers de manifestants sont descendus dans la rue pour défendre la République. Au premier rang, tous les dirigeants communistes, mais aussi de nombreux socialistes, Depreux, André Philip (oui, mais pas Guy Mollet), d’autres démocrates, Mendès, Mitterrand… Mollet ? Il pratique, comme à son habitude, un jeu d’équilibre, affirmant à qui veut l’entendre que la menace bolchevik est au moins aussi dangereuse que le complot. Le 30, Mollet et Auriol, naguère Président de la IV è, sont d’ailleurs à Colombey.
Mai 1958 s’achève. De Gaulle, qui a donc des assurances de presque tous les courants politiques, peut se permettre désormais de sauver les apparences démocratiques. Il se présente aux députés pour solliciter leur investiture. Seul le groupe communiste vote unanimement contre, le groupe socialiste se divisant (42 pour, 49 contre), la droite et le MRP votant évidemment pour. Le cabinet de Gaulle (qui compte dans ses rangs l’inévitable Guy Mollet), dernier de la IV è République, est investi le 1 er juin.
Le premier voyage du Général, comme il se doit, est réservé à l’Algérie. A Alger, là où les factieux avaient crié pour la première fois « Vive de Gaulle », il prononce son célébrissime « Je vous ai compris ! ». A Mostaganem, il lance le cri qui délivre : « Vive l’Algérie française ! ». Les observateurs notent d’ailleurs qu’il ne le dit qu’une seule fois, sous cette forme radicale. Oui, de Gaulle, dès ce moment, cultive l’ambiguïté. Mais c’est bel et bien le mouvement Algérie française qui le porte.
Encore quelques mois, et il fera approuver par référendum son projet de Constitution, puis il deviendra le premier Président de la nouvelle République. Tout cela dans la plus parfaite légalité.
Légalité ? Oui, à condition de n’observer que la surface des choses. En fait, la prise du pouvoir s’est faire grâce à un scénario particulièrement bien huilé, bien adapté à la psychologie des principaux acteurs, alternant appel au patriotisme et usage de la menace. De Gaulle lui-même ne s’est certes jamais compromis à commettre des actes illégaux. Mais il a laissé faire et dire ses partisans, il a continûment laissé planer une menace, voire, dans le cas d’Alger et de la Corse, couvert de son autorité des actes de rébellion. « La majorité de M. De Gaulle se compose de 100 députés et de 5.000 paras », écrit alors Pierre Courtade dans L’Humanité. Et Mendès France ajoutera : « Je ne voterai pas un pistolet appliqué sur la tempe ». Un certain François Mitterrand avait naguère utilisé le terme fort de Coup d’Etat permanent [1] pour qualifier le régime gaulliste (avant, il est vrai, de s’installer assez confortablement dans ses institutions). Les historiens confirment : un coup d’Etat démocratique pour Christopher Nick [2], meilleur analyste de l’événement, coup d’Etat de velours pour Michel Winock [3]. Qu’importent les adjectifs : il s’est bel et bien agi d’un Coup d’Etat, même si les termes polémiques de l’époque (« De Gaulle fasciste ») étaient inappropriés. C’est bel et bien un chantage anti-républicain, un coup de force factieux, qui aura été l’acte fondateur de ce régime. L’habillage démocratique qui sera jeté a posteriori sur cet acte ne pourra jamais effacer cette tache originelle.
Reste à élucider une dernière question. De Gaulle, porté par le mouvement Algérie française, a, quatre ans plus tard, fait signer les accords d’Evian. Fut-il un colonialiste ayant retourné sa veste ? Ou un décolonisateur lucide qui a manipulé ses partisans ? Ni l’un, ni l’autre.
On sait aujourd’hui que de Gaulle, dès 1958, a également, en certaines occasions et devant certains interlocuteurs, évoqué une issue non militaire à la guerre d’Algérie. Cela a permis de tisser la légende rose d’un chef lucide et précocement décolonisateur. Mais cette légende oublie que la guerre s’est renforcée sous de Gaulle, que la pratique de la torture, par exemple, n’a pas cessé, et que le conflit a duré plus longtemps sous la V è République que sous la IV è… Plutôt que de réécrire l’histoire, ne faut-il pas affirmer, sans polémique, que de Gaulle, homme foncièrement attaché aux valeurs et aux traditions coloniales, a souhaité certes une évolution en Algérie, mais dans le cadre français, qu’il n’a finalement accepté l’indépendance réelle qu’aux tout derniers mois du conflit ? Alors, de Gaulle conservateur comme au temps du colonialisme de papa ? Ou de Gaulle grand libéral ? Nous pensons plutôt que le Général a été un précurseur du… néo-colonialisme, c’est-à-dire d’une forme nouvelle de domination de l’impérialisme français. Ce que le peuple algérien lui a interdit de mettre en place en Algérie, fut d’ailleurs bel et bien, exactement au même moment, expérimenté en Afrique noire…
En tout cas, mai 1958 nous a laissé, en héritage, un régime aujourd’hui cinquantenaire. Un demi-siècle, c’est déjà une longue, une très longue séquence de notre histoire. La III è République, rappelons-le, avait duré 70 années… la V è y parviendra-t-elle ? Elle paraît bien fatiguée…