Plusieurs dizaines de milliers de manifestants dans les rues de Ljubljana (Slovénie), le 5 avril, à l’appel de la Confédération européenne des syndicats (CES), ont fait entrer les salaires comme un enjeu central de l’Union européenne (UE). Au même moment, se tenait un Conseil des ministres des Finances, alarmé par l’irruption de cette question dans un agenda européen où elle est en principe interdite dans les politiques définies par les traités. On connaît les cris d’orfraie que pousse régulièrement le chef de la très indépendante Banque centrale européenne (BCE), Jean-Claude Trichet, contre ce qu’il appelle un effet de « second tour » : à savoir que la hausse des prix entraîne une hausse des salaires.
La part des salaires dans la richesse produite en Europe a baissé en moyenne de 6 % depuis 2001 selon la CES, mais tant pis, c’est la dure réalité du marché et de la lutte de classe menée par le capital. Flexibilité des emplois et rigidité des salaires en dessous de l’inflation (en hausse de 3,5 % en un an dans l’UE) : voilà le mot d’ordre du banquier de l’Europe et des grandes orientations de politiques économiques (Gope) qui fixent, avec précision, ce que doivent faire les 27 États. Bien entendu, l’initiative de la CES est le résultat d’une dynamique sociale. L’Allemagne est le théâtre de luttes salariales intenses (lire page 11) avec des résultats impressionnants (8 % sur deux ans pour les fonctionnaires) comparés au blocage français. Les métallurgistes italiens se sont battus pour 117 euros mensuels, et les fonctionnaires britanniques pour 6 %. La grève de Dacia (propriété de Renault) en Roumanie montre qu’après les opérations des multinationales pour délocaliser les coûts de production à l’Est, la revendication sociale cherche un chemin pour rattraper les acquis les plus hauts. C’est ainsi que la question d’un Smic dans toute l’Europe est devenue une exigence politique de premier plan, y compris en Allemagne. Si son niveau ne peut pas encore être le même partout, il peut au moins être indexé sur la richesse produite et donc ouvrir la voie à une échelle mobile de tous les salaires en fonction des profits et des prix.
Dominique Mezzi (Editorial)
* Paru dans Rouge n° 2247, 10/04/2008.
ALLEMAGNE : Le compte n’y est pas
La grève générale de la fonction publique en Allemagne a été empêchée de justesse par le syndicat Verdi, qui a signé un compromis insatisfaisant.
Le syndicat Verdi réclamait 8 % d’augmentation, avec un minimum de 200 euros, pour les 1,3 millions de salariés de l’État fédéral et des communes, dans la foulée des 11 % obtenus par les conducteurs de train (lire Rouge n° 2243). Mais, comme il s’agit du plus gros syndicat du pays, avec deux millions d’adhérents, cela avait de quoi faire hurler les employeurs, qui ne voulaient pas aller au-delà de 4 %. La revendication est pourtant légitime : les salaires réels ont diminué de 3,5 % en trois ans, pour une croissance de 7 %. Du coup, les journées de grèves d’avertissement, qui rythment les négociations de branche et où des secteurs et entreprises précis sont désignés par le syndicat pour entrer dans l’action, ont connu un succès hors du commun, avec 200 000 grévistes à la mi-février et 250 000 début mars.
Finalement, Verdi et les représentants des employeurs se sont mis d’accord sur un compromis décevant : 7,9 % seulement sur deux ans, 50 euros immédiatement et 225 euros le 1er janvier 2009. De lourdes concessions ont été faites : l’accord ne peut être remis en question avant deux ans ; 1 % est mis dans un pot commun pour être distribué sous forme de primes individuelles liées à la performance ; de nombreuses clauses spécifiques par métiers et secteurs rendront l’élaboration de revendications communes plus difficiles ; enfin, un « tabou » a été levé avec l’allongement de la durée de travail hebdomadaire d’une demi-heure à l’Ouest, soit 39 heures, l’Est restant à 40 heures.
Nombreux sont ceux qui pensent que les « bonzes syndicaux », comme on dit en Allemagne, au train de vie plus proche de celui des négociateurs patronaux que des syndiqués, se sont empressés de signer pour ne pas avoir à organiser un référendum préalable à une épreuve de force et ne pas prendre le risque d’un embrasement dans lequel les grévistes ne se seraient pas forcément contentés d’obéir à leurs injonctions.
Auparavant, dans les transports berlinois, on a connu douze jours de grève totale, votée par 96,5 % des 12 500 salariés, pour obtenir 12 % d’augmentation. La direction de Verdi s’est bien gardée de faire de cette lutte un phare et d’appeler à la rejoindre dans la grève. Elle a, au contraire, pesé de tout son poids pour faire reprendre le travail sans avoir obtenu autre chose que des miettes de la part du Sénat de Berlin (coalition SPD-Die Linke).
Dans de nombreux secteurs, une combativité nouvelle se développe. C’est le cas dans le commerce, comme en France. À la Poste, des arrêts de travail éclatent pour empêcher la direction d’allonger le temps de travail des 55 000 salariés fonctionnaires et, ensuite, faire travailler davantage les 130 000 employés sous contrat de droit privé. La direction du syndicat promet de ne jamais céder, mais les travailleurs allemands ont souvent entendu cela. Il leur faut se donner les moyens de l’imposer.
Gérard Torquet et Pierre Vandevoorde
* Paru dans Rouge n° 2247, 10/04/2008.
RENAULT ROUMANIE : L’usine Dacia en grève
près une première grève d’avertissement, les salariés de l’usine Dacia de Pitesti (sud de la Roumanie) ont démarré, lundi 24 mars, une grève générale illimitée. Ils exigent 148 eu ros d’augmentation pour tous et la majoration de primes. C’est quatre fois plus que l’augmentation que la direction s’apprêtait à leur concéder, mais cela ne représente que 2,5 % des dividendes qui seront versés aux actionnaires, le 25 mai prochain. La direction prétend « qu’une telle hausse ne peut être acceptable dans aucune usine du monde » et, comme lorsqu’elle s’oppose aux revendications salariales en France, elle agite, là-bas aussi, l’épouvantail d’une délocalisation de la production de la Logan au Maroc, en Inde ou en Russie. Pourtant, la Roumanie reste le pays de l’Union européenne où le salaire moyen reste le plus bas d’Europe, alors que le coût de la vie s’est rapproché de la moyenne européenne. Cela permet au groupe Renault de payer un salarié roumain 80 % de moins qu’un salarié français. Les travailleurs de Dacia réclament leur part dans les richesses créées pour Renault. Ils savent que leur usine fabrique plus du tiers des Logan commercialisées dans le monde, dégage une marge de 8 % – deux fois supérieure à celle du groupe –, et constitue un maillon essentiel pour que le constructeur atteigne son objectif de croissance supérieure à 10 % en 2008. En prenant à rebrousse-poil leur direction, qui affirme que leur revendication uniforme « ne permet pas de récompenser la performance individuelle » et « qu’elle n’est pas équitable », les travailleurs de Dacia font la démonstration qu’une telle revendication permet de rassembler et de bâtir un rapport de force. Ils prouvent qu’il y a place, dans cette Europe, au développement de luttes sur des revendications communes, pour unifier l’ensemble des salariés, par-delà les frontières. Ces luttes et leur succès constituent le meilleur moyen de briser la mise en concurrence à laquelle les grands groupes multinationaux voudraient nous condamner.
Renaud Lenormand
* Paru dans Rouge n° 2246, 03/04/2008.
SUISSE : Grève dure aux chemins de fer
Depuis le 7 mars, 430 travailleurs de Bellinzona (Tessin, sud de la Suisse) occupent, jour et nuit, leur entreprise : ils exigent le retrait sans conditions du plan de restructuration annoncé le 6 mars par la direction de CFF-Cargo SA.
FF signifie Chemins de fer fédéraux, l’équivalent helvétique de la SNCF. Propriété de la Confédération, l’entreprise fonctionne selon les principes du privé, dans la mesure où la majorité du Parlement, « gauche » comprise, l’a transformée, depuis 2002, en société anonyme avec, en plus, l’obligation de restructurer en cas de déficits.
C’est ce qui est arrivé, le 6 mars, avec l’annonce d’un plan de restructuration prévoyant la fermeture pure et simple des ateliers de Bellinzona – 230 suppressions d’emplois et externalisation des 200 autres vers une entreprise privée –, la fermeture des bureaux commerciaux de Fribourg – 165 emplois – et la suppression de 152 emplois à Bâle et de 42 à Bienne.
Venu annoncer la mesure aux travailleurs de Bellinzona, l’un des directeurs des CFF a dû fuir, protégé par la police, face à la colère du personnel. Depuis, « ceux de Bellinzona » occupent les ateliers, mais aussi les médias, tandis que sur les autres sites, la mobilisation reste contenue. Le 8 mars, une manifestation organisée à Bellinzona – ville de moins de 20000 habitants – regroupait quelque 8000 personnes. Depuis, la solidarité ne cesse de s’élargir : dans les lycées, on organise des assemblées de solidarité ; les conseils municipaux des villages de la région votent le soutien aux grévistes et des versements de solidarité ; les recettes des matchs de foot et de hockey sont reversées au fonds de grève, tandis que l’évêque vient dire la messe de Pâques dans l’usine occupée et se fait siffler en plein prêche lorsqu’il suggère la recherche d’un compromis…
Après trois semaines, les travailleurs ont récolté un butin de guerre qui devrait leur permettre de tenir deux mois, en se versant des salaires de 4000 francs suisses (2500 euros). Organisés démocratiquement en assemblée générale, les salariés ont élu un comité de grève révocable à tout moment ; une délégation de sept des leurs, eux aussi révocables en tout temps, est chargée des négociations.
À chaque tentative de la direction de négocier en secret, les salariés ont réussi à imposer une certaine publicité des négociations et le principe du pouvoir décisionnaire de l’assemblée générale. C’est elle qui, à l’unanimité, a décidé la grève et sa reconduction, jour après jour. C’est elle aussi qui, au 21e jour, a encore décidé de poursuivre sur cette voie jusqu’au retrait du plan de restructuration.
La Suisse italienne connaît un des plus hauts taux de chômage du pays ; les salaires y sont les plus bas. Dans cette région de délocalisations – on y transfère les entreprises à faible valeur ajoutée pour capter la main-d’œuvre frontalière bon marché –, les ateliers des CFF ne représentent pas seulement des centaines d’emplois directs et des milliers d’autres, induits : ils offrent une formation professionnelle de qualité à un grand nombre de jeunes. Ceci explique aussi la large mobilisation.
Sur le plan syndical et politique, cette lutte résulte des actions initiées par les militants de la Gauche anticapitaliste [1], qui animent depuis huit ans un comité, Bas les pattes des ateliers !, et qui participent d’une ligne syndicale combative, celle qui fait défaut aux autres sites, où la bureaucratie fait obstacle à la volonté d’agir des salariés. Cependant, des actions de solidarité se sont multipliées dès les premiers jours, à l’initiative de la Gauche anticapitaliste, avec piquets et meetings dans les villes importantes, comme Genève, Lausanne et Zurich. Un élargissement de la solidarité d’autant plus important que la direction semble hausser le ton [2]…
De Bellinzona, Paolo Gilardi
Notes
1. Organisation suisse sympathisante de la IVe Internationale.
2. Des messages de soutien sont les bienvenus : Comitato di sciopero delle officine CFF, viale officina, CH-6500 Bellinzona.
* Paru dans Rouge n° 2246, 03/04/2008.