Le retour de l’esprit colonial, souvent dénoncé [1], prend des formes diverses. Il y a le registre vengeur, illustré par les nostalgiques de Dien Bien ou les anciens de l’OAS. Il y a le registre raisonnable des politiques, relayés par des intellectuels médiatisés, dénonçant une repentance… que nul ne demande. Il y a, plus sournois, le registre anti-tiers-mondiste (“Voyez ce qu’ils sont devenus depuis que nous sommes partis“).
Voici venue à présent la version exotico-touristique, avec force photos papier glacé représentant des hôtels de luxe, vieilles locos et tractions avant Citroën de ce temps-là.
La revue Désirs de Voyages, Arts de vivre et adresses secrètes, consacre son n° 6 (mars-avril 2008) à l’Indochine. Oui, cette Indo perdue, dont on ressuscite à l’occasion le nom, comme on ressort des tiroirs, dans la même livraison, la Cochinchine et le Tonkin. Quand on sait ce qu’a coûté aux pays de la région de larmes, de sang et de sueur le simple droit de s’appeler Vietnam, Laos et Cambodge, on reste confondu devant tant d’inconscience. Rappelons donc que l’Indochine, création française, est morte (du moins dans son acception politico-administrative) depuis 1954… Cinquante-quatre ans, deux générations... oh, si peu de choses.
En couverture, un titre, « De Dalat à Hanoï, voyage fascinant en Indochine », se détache sur une photo représentant un jeune bonze sur fond de fleuve aux couleurs ocrées et de montagnes embrumées. On a échappé de peu au coucher de soleil. L’éditorial de la directrice de la rédaction, Anne Lefèvre, est de la même veine, malgré la prudence des formules : « L’Indochine, qui regroupait le Vietnam, le Laos et le Cambodge, balade depuis la fin du 19 è siècle, un gracieux parfum de France. Nostalgie de l’époque ? Certainement pas pour les Vietnamiens ». On a eu peur que l’auteure oublie de le souligner. Mais « ce qui ne les empêche pas de considérer, parfois, ces années coloniales, ou plutôt ce qu’il en reste, comme faisant partie de leur patrimoine architectural et touristique. Ce patrimoine constitue aujourd’hui, pour certains d’entre eux, le nec plus ultra de l’exotisme et de la branchitude ! A Dalat, par exemple, la station la plus huppée du Sud-Est asiatique, on venait du temps de la Cochinchine se rafraîchir à 1.400 m. d’altitude, durant la période humide d’avril à octobre. La chute de Dien Bien Phu et les années de plomb du communisme ont eu raison de cet engouement. Mais, épargnée par la guerre, la région renaît depuis que le “Dalat Palace“ a rouvert en gardant le style des années 40. Certaines rues ont conservé des noms français ». Oui, bien sûr : ceux de savants, de médecins, qui ont honoré là-bas la France, et les Vietnamiens, conservant ces noms, ont prouvé qu’ils ne confondaient pas tout. Mais l’auteure aurait pu préciser que ni Jules Ferry, ni Albert Sarraut, ni aucun militaire n’ont, heureusement, laissé ce type d’empreinte. Continuons : « Le Marché central est toujours aussi animé. On y trouve des petits pois, des haricots et des carottes qui sentent bon la jardinière… ». C’est bien connu, le nuoc mam, lui, sent horriblement mauvais. « Et le quartier français, avec ses terrasses de café, est “the place to be“ pour les jeunes Vietnamiens… La boucle est bouclée. C’est une révolution… ».
Vient enfin un article de Franc Nichele intitulé « Un parfum d’Indochine », qui, « de la station d’altitude de Dalat, en Cochinchine, jusqu’à Hanoï, dans le Tonkin, en passant par les splendides ruines d’Angkor », propose un « voyage dans le souvenir de ces années coloniales au parfum de France et de nostalgie. »
Ça fait vendre du papier glacé ? C’est bien ce qui est grave. Ça fait venir des touristes ? Hélas ! Ça se fait avec l’accord ou la complicité de certaines autorités vietnamiennes ? Hélas ! Hélas ! Hélas !
Mais ces constatations ne peuvent nous dispenser de poser la question à nos journalistes : que diraient-ils si d’anciens occupants de la France publiaient un tel reportage exaltant… le parfum d’Allemagne et de nostalgie ? (sans établir le moindre parallèle entre les systèmes : c’est de l’esprit qu’il s’agit).
Inconscience, avons-nous écrit. Le pire est que ce n’est sans doute même pas du cynisme.