Pékin, correspondant
Les images des manifestations autour de la flamme olympique dimanche à Londres, puis lundi 7 avril à Paris, dénonçant les atteintes aux droits de l’homme et la politique du gouvernement chinois au Tibet ont du mal à parvenir jusqu’en… Chine.
A Pékin, mardi matin 8 avril, peu de gens semblaient au courant de l’existence des débordements intervenus dans la capitale française – et encore moins d’une éventuelle suspension du parcours de la flamme des JO par le Comité olympique. Les télévisions chinoises n’ont pas diffusé en direct l’événement et ont été encore plus discrètes sur les « perturbations » que lors de l’étape londonienne du relais. Des chaînes chinoises de CCTV avaient rediffusé la tentative d’un homme d’attraper la torche, l’attribuant à des « séparatistes ».
Dans la soirée, à Pékin, le brouillage des télévisions étrangères, reçues par satellite, était intense, bien que souvent opéré de manière désordonnée. Sur le site de l’agence Chine nouvelle, on pouvait voir, mardi matin, une photo, cadrée serré, montrant des spectateurs chinois agitant des drapeaux de la République populaire.
Une dépêche, titrée « Le chef du Comité olympique français [CNOSF] et les spectateurs condamnent les perturbations du relais olympique à Paris », donne, par ailleurs, la parole à plusieurs Français, dont Henri Sérandour, président du CNOSF. Celui-ci déclare que les perturbations sont « hautement regrettables », mentionnant que le relais a été « perturbé à plusieurs reprises par les séparatistes tibétains et leurs supporteurs, qui ont tenté de saisir la torche ».
Habitués à contourner la propagande, et de plus en plus sensibles aux questions d’éthique professionnelle, les journalistes chinois sont en réalité de moins en moins dociles. Le Tibet constitue une exception : sur ce sujet, seule la ligne officielle a droit de cité. Les informations sont hiérarchisées dans les médias de manière à donner très peu d’importance aux vagues de protestation qui accompagnent le passage de la torche en Occident – elles font rarement les grands titres, si ce n’est mardi matin dans le Global Times, un journal d’actualité internationale affilié au Quotidien du peuple, où un article de « une » titre sur « l’incapacité de la police française à protéger la flamme ». Si les Chinois ne sont pas complètement dupes, ils ne se sentent guère concernés.
« On sait que le gouvernement chinois a l’habitude de cacher des choses. Donc on ne croit pas à 100 % ce qu’il dit. Mais beaucoup de gens disent que les médias occidentaux sont manipulés. Ils parlent de morts au Tibet, il y en aurait plus de cent, mais on n’a aucun moyen de le vérifier. Donc on ne le croit pas vraiment, et on préfère ne pas en parler », dit de Shanghaï « Jenny » (nom d’emprunt), une jeune femme d’une trentaine d’années.
« Wenjing », membre du Parti communiste chinois (PCC), travaille pour une société française à Shanghaï. Elle analyse les événements à l’aune de ce qui lui est arrivé il y a quelques mois. Propriétaire avec son mari d’un nouvel appartement dans une belle résidence de la banlieue de Shanghaï, à Minhang, Wenjing a voulu protester, avec d’autres propriétaires, contre la construction, dans le parc de leur résidence, d’une ligne à haute tension qui n’était pas prévue à l’origine. La réaction des autorités, qui ont refusé le dialogue et prestement contre-attaqué via des écoutes téléphoniques, des garde à vue prolongées et des menaces, l’avait « bouleversée ».
« Après ce qui nous est arrivé, je ne sympathise plus avec le gouvernement. Nous, on n’était même pas contre le gouvernement, on voulait simplement discuter. Je suis sûre qu’il s’est passé des choses au Tibet, ils ont l’habitude de réprimer, nous explique-t-elle au téléphone. Il y a aussi sans aucun doute des problèmes de gestion dus à la corruption, beaucoup de choses qui pourraient être améliorées. Mais je vois bien que le gouvernement chinois est très très ferme sur la question. C’est comme pour Taïwan, je ne pense pas du tout que ça va bouger. »
L’opinion publique chinoise est rarement consciente du fait que les journalistes étrangers n’ont pas accès aux zones tibétaines. Les médias chinois se font fort de relever les approximations et les exagérations de la presse occidentale. Depuis quelques semaines, une véritable campagne de dénigrement s’est même développée contre la presse étrangère. Les erreurs de légende sur des photos ou des images télévisées ont mobilisé les fen qing, les « jeunes en colère », une frange patriotique de la communauté des internautes en Chine. Beaucoup prennent conscience de ces supposées déformations via les informations envoyées par des étudiants ou des expatriés chinois à l’étranger : pourtant exposés à des débats contradictoires, ils ont souvent ressenti les prises de position occidentales comme des attaques frontales contre leur pays d’origine.
RÉACTIONS NATIONALISTES
En Chine, des menaces de mort sont apparues sur des sites Web à l’encontre de correspondants de médias anglo-saxons à Pékin, laissant craindre une résurgence de « lynchage Internet » – des internautes s’acharnent sur une « cible », d’abord dans le monde virtuel, puis réel.
Si elles sont loin d’être partagées par l’ensemble de la population, ces réactions nationalistes de type épidermique, qui se sont manifestées à plusieurs reprises ces dernières années contre le Japon ou les Etats-Unis (notamment après le bombardement de l’ambassade chinoise à Belgrade en 1999), sont instrumentalisées par le régime. Ainsi, lors de l’incident de la flamme à Londres, l’agence de presse Chine nouvelle a rapporté que « des centaines de milliers d’internautes chinois [avaient] exprimé leur indignation face à cette action, disant qu’un tel acte expose à la vue du monde la nature diabolique des séparatistes tibétains ».
Ces réactions commencent toutefois à provoquer des débats contradictoires. Le Nanfang Zhoumo, une publication très progressiste du groupe de presse Nanfang à Canton, fut le premier, le 2 avril, à oser dévier de la ligne officielle en publiant un éditorial modéré qui, reprenant des déclarations du dalaï-lama puis du premier ministre Wen Jiabao, en appelait au dialogue et à des solutions pragmatiques.
Le lendemain, Chang Ping, un rédacteur en chef adjoint du journal, s’en prenait, sur son blog et dans un papier d’opinion reproduit sur le site en chinois du Financial Times, aux aberrations de la campagne anti-médias occidentaux, appelant les internautes chinois « soucieux de la valeur des informations » à mettre au défi « les contrôles imposés par le gouvernement sur les sources d’information et les médias chinois ». Et l’article de conclure que ces derniers étaient « bien plus nocifs que les erreurs de reportage » des premiers.
Plus loin, le journaliste incitait ses lecteurs, si prompts à dénoncer l’ethnocentrisme occidental, à s’interroger sur les préjugés des Chinois vis-à-vis des minorités ethniques : « Si on utilise le nationalisme comme arme pour résister aux Occidentaux, comment pouvons-nous espérer convaincre les minorités ethniques d’abandonner leur propre nationalisme et de partager nos efforts de construction d’une nation ? » L’éditorialiste est à son tour l’objet d’une virulente campagne sur Internet, accusé d’être « un traître à la solde des forces étrangères ».