Immédiatement après la mission internationale de paix à Basilan, Philippines (1), je me suis rendu à Sydney pour participer à la seconde Conférence internationale de solidarité Asie-Pacifique (APISC). Organisée à l’initiative du Democratic Socialist Party (DSP) d’Australie, la conférence s’est déroulée du 29 mars au 1er avril 2002. J’y étais envoyé par le groupe de la Gauche unitaire européenne / Gauche verte nordique (GUE/NGL) du Parlement européen.
J’avais déjà pu participer à la première conférence de solidarité Asie-Pacifique, à Sydney en avril 1998. Ce qui permet d’évaluer le chemin parcouru ces quatre dernières années.
La conférence de Sydney était intéressante à plus d’un titre. Elle reflète un long travail de solidarité engagée en Australie vis-à-vis de l’Asie (avant tout Timor-Est, l’Indonésie et les Philippines). Elle a une dimension militante immédiate : en 1998, lors de la première conférence de ce type, nous avions manifesté en appui à une grève de dockers, et cette année-ci en soutien à des réfugiés traités de façon inhumaine par le gouvernement. Des mouvements (syndicaux, associatifs) engagés dans les mobilisations contre la mondialisation libérale sont activement présents. Les travaux de la conférence ont d’ailleurs pour l’essentiel porté sur la mondialisation libérale, la montée des résistances populaires et le processus du Forum social initié à Porto Alegre et qui prend aujourd’hui corps en Asie. Mais, ce qui fait tout particulièrement la spécificité de cette rencontre, c’est la participation d’un ensemble de partis militants asiatiques d’origines politiques très diverses, en une expérience unitaire assez originale.
Dans l’ensemble, la conférence a été un succès, surtout en ce qui concerne la consolidation de liens entre le DSP d’une part et, d’autres part, divers partis et mouvements d’Asie (ainsi qu’entre ces partis et mouvements asiatiques qui se retrouvent à Sydney, à l’occasion de l’APISC). Le point le plus important concerne probablement ici l’affirmation d’une volonté et d’une capacité d’action commune, en particulier sur le terrain des résistances à la mondialisation libérale. Dans le détail, ce succès reste cependant inégal.
I/ La solidarité
La conférence de Sydney est d’abord l’expression d’une solidarité des Australiens envers les Asiatiques (ou des Australiens de souche coloniale envers les populations autochtones, aborigènes). Les mesures ultra-répressives prises par le gouvernement contre les demandeurs d’asile ont dominé l’actualité politique ce printemps. Les représentants des populations opprimées d’Australie participaient à la rencontre. Et le réseau de solidarité international ASIET s’est élargi à l’Asie-Pacifique.
Traditionnellement, l’archipel indonésien occupe une place particulièrement importante dans les mouvements de solidarité en Australie, comme l’indique le nom de l’un des réseaux les plus actifs sur ce terrain : ASIET pour Action in Solidarity with Indonesia and East-Timor. Pour donne une dimension plus continentale à cette activité, ASIET opère dorénavant dans la cadre d’un réseau élargi : ASAP (Action in Solidarity with Asia and Pacific).
La présence à Sydney de divers mouvements démocratiques et sociaux d’Asie concrétisait cette démarche solidaire avec notamment RAWA (femmes d’Afghanistan) ; des mouvements paysans et syndicaux du Bangladesh, le Center of Indian Trade Unions d’Inde, le BMP des Philippines et le FNPBI d’Indonésie (dont la représente est très connue : Dita Sari...) ; la solidarité Birmanie ou Voice of Democracy de Hongkong et le KILSP de Corée du Sud. Cette année, la KCTU sud-coréenne n’était pas représentée, à la différence de 1998 (il faut dire que l’attention de la direction de la KCTU est aujourd’hui tournée sur la situation dans le pays et au sein même de l’organisation).
La conférence a discuté de nombreuses tâches de solidarité concrètes, vis-à-vis d’Aceh, de Timor-Est, de la Palestine, etc.
II/ La participation australienne
Des représentants de nombreux réseaux militants (écologiste, féministes, partis de gauche...) étaient à la conférence. Pourtant, en 2002, avec environ 750 entrées enregistrées, la participation australienne a été similaire, par le nombre et les milieux présents, à ce qu’elle avait été quatre ans plus tôt, en 1998. Pourquoi n’a-t-elle pas progressé alors que l’Australie a connu un développement important des mobilisations sur la mondialisation (Melbourne, 2001) ? Il semble y avoir, à cette question, une réponse conjoncturelle et une autre, plus profonde.
La réponse conjoncturelle, c’est un surcroît d’activités dans un pays-continent où les déplacements nationaux sont chers. Le DSP avait déjà organisé une conférence nationale en début d’année. Une campagne en défense des réfugiés battait son plein en Australie et une manifestation était organisée dans le centre du pays aux dates mêmes de la conférence de Sydney. Le même nombre de participants a donc été réuni dans des conditions pratiques plus difficiles.
La réponse plus profonde, concerne la faiblesse des convergences durables dans le cadre des résistances à la mondialisation. Le mouvement a connu de grands moments, mais reste fragmenté. Les eaux ne se mêlent pas au quotidien. Je ne connais pas assez l’Australie pour préciser cette impression. Mais la conférence de Sydney réuni des milieux spécifiques. En particulier jeunes (mobilisés par « Resistance »). Des appuis syndicalistes s’affirment, ils sont importants mais restent limités. En gros, les mêmes milieux en 2002 qu’en 1998. La conférence de Sydney exprime un vrai travail de solidarité poursuivit en Australie depuis des années et un esprit internationaliste très respectables, mais qui n’a apparemment pas connu de saut qualitatif dernièrement.
III/ Un réseau militant de partis
Comme je l’ai déjà signalé, l’un des traits les plus originaux de la conférence de Sydney est la présence active d’un réseau de partis militants d’origines très diverses par l’idéologie, l’histoire politique, voire les générations (le PRD indonésien est particulièrement jeune). Certains viennent de la référence maoïste (Inde, Philippines), d’autres de la référence trotskyste (Pakistan, Sri Lanka), d’autres encore proviennent d’une histoire nationale si spécifique qu’il serait vain de vouloir leur coller une étiquette internationale (Indonésie, Corée du Sud). Ces partis asiatiques n’ont commencé à prendre contact que dans les années 1990. Ils étaient alors très « étrangers » les uns par rapport aux autres. Leur mise en réseau solidaire n’allait pas de soi. Or, la mayonnaise semble prendre.
La seconde APISC confirme en effet que le réseau initial de partis qui avaient constitué le « noyau » de la première conférence s’est consolidé au cours des quatre années passées. Au point que la nature des discussions a changé. En 1998, il s’agissait d’affirmer une volonté de dialogue, un sentiment de solidarité, un espoir de coopération, « signes de temps » désectarisés.
En 2002, les discussions ont été bien au-delà de la réaffirmation d’un esprit solidaire. Il s’agissait dorénavant d’agir en commun, dans l’ensemble asiatique. Cette volonté d’action commune aurait pu rester un vœux pieux. Mais l’internationalisation des résistances à la mondialisation libérale et du processus du forum social lui a permis de s’incarner. Du premier au dernier jour, les discussions au sein de la conférence ont été polarisées par cette question, ce qui leur a donné une réelle.
Plus que quantitatif, le progrès réalisé de 1998 à 2002 est ici qualitatif.
Le « socle » d’organisations que l’on retrouve de 1998 à 2002 et à partir duquel le réseau régional s’élargit comprend : le DSP d’Australie, le Labour Party Pakistan (LPP), le CPI (ML) Liberation d’Inde, le Parti démocratique du peuple (PRD) d’Indonésie, Power of the Working Class (PWC) de Corée du Sud, le Philippine Socialist Party of Labour (PSPL) des Philippines, le Socialist Party of Timor (PST). Le Nanka Sama Samaya Party (NSSP) du Sri Lanka, présent en 1998, n’a pu venir pour des raisons financières en 2002. Par ailleurs, d’autres mouvements philippins sont impliqués dans le réseau. Cette année, le PRCPD était présent et Amin devait l’être... si l’administration philippine n’était pas malencontreusement entrée en rupture de stock pour la remise des passeports !
Des liens ont été tissés avec d’autres partis, mais plus récemment ou plus « marginalement ». Notons en particulier (même si certains n’étaient pas à Sydney) : le Acehnese People’s Democratic Resistance (FPDRA), Free Papua Movement (OPM), Bougainville Interim Governement (BIG), Workers Communist Party of Iraq, Malaysian Socialist Party (PSM), au Pakistan : Seraiki National Party (SNP), Communist Workers-Peasant Party et le Pakistan People’s Party (Shaheed Bhutto).
L’extension du réseau se dessine de deux façons. Par l’intégration (non stabilisée) de forces venant d’autres pays que ceux du « socle ». Mais aussi par une démarche plus pluraliste dans des pays mêmes du « socle ». Depuis l’origine, plusieurs mouvements philippins ont été associés à la démarche de l’APISC, même si le SPP représentait l’interlocuteur privilégié du DSP. L’une des contradictions du réseau construit autour de l’APISC, c’est qu’il était unitaire sur le plan régional, mais rarement sur le plan national. Bien sûr, cette situation pouvait s’expliquer par la situation prévalant dans certains pays (Indonésie...). Mais la question mérite d’être posé. Aujourd’hui, plusieurs mouvements pakistanais sont contactés, de concert et avec l’accord du LPP. C’est une évolution intéressante.
En 2002, la représentation du Pacifique Sud était bien moindre qu’en 1998. Le DSP éprouve visiblement des difficultés à stabiliser des liens dans cette partie du monde. Il y a des problèmes matériels (coût des voyages) ; mais aussi politiques. Certains cadres du DSP notent que la politisation reste « moindre » dans cette région qu’en Asie. D’autres corrigent : elle est « différente » (plus religieuse, par exemple). Autant une dynamique asiatique s’affirme à l’occasion des APISC, autant cela ne paraît pas être pour l’heure le cas en ce qui concerne le Pacifique Sud.
IV/ Le processus du Forum social mondial
En conclusion de ses travaux, la seconde APISC :
1. Apporte son soutien à l’Appel aux mobilisations adopté à Porto Alegre par les mouvements sociaux, lors du dernier Forum social mondial.
2. Soutient la perspective d’un Forum social mondial en Inde, en 2004.
3. Soutient la tenue d’une rencontre régionale à Manille au printemps 2003, étape dans la convergence des résistances à la mondialisation et à la guerre.
4. Appelle à la journée internationale d’action avec la Palestine du 19 avril.
On voit à quel point la question du forum social mondial a été centrale dans la conférence. Le processus du FSM englobe évidemment des forces beaucoup plus nombreuses que celles qui étaient représentées à Sydney. Par ailleurs, la conférence déclare son soutien au processus du FSM et du forum social asiatique. Elle ne prétend pas l’incarner.
Deux choses me paraissent ici importantes : 1. La convergence des résistances à la mondialisation libérale, notamment dans le cadre des forums sociaux, offre un cadre international et internationaliste qui permet de poser dans des termes concrets (et nouveau) les perspectives d’action commune. 2. Depuis longtemps, les résistances aux politiques libérales s’affirment en Asie, mais ce n’est que maintenant qu’elles commencent à s’inscrire significativement dans le processus et la référence du FSM.
Depuis l’origine, des mouvements asiatiques participent activement au FSM (Focus on the Global South, Freedom from Debt Coalition, Assembly of the Poors, etc.). Mais la référence « Porto Alegre » est restée pour la grande majorité des militants de cette partie du monde lointaine, abstraite ou inconnue. La perspective d’un FSM en Inde, pour 2003, et dans l’immédiat d’un processus de forum régional change la donne.
Une dynamique convergente semble amorcée en Inde. Les débats à la conférence de Sydney semblent monter que cette dynamique peut aussi s’affirmer en Asie du Sud-Est. La Thaïlande, la Corée du Sud, les Philippines vont s’inscrire facilement dans le processus asiatique.
Ce processus régional du forum social en Asie du Sud-Est peut opérer un bond en avant si la proposition d’une conférence autour du 1er Mai 2003 à Manille fait suffisamment l’unité aux Philippines, avec toutes les forces syndicales et associatives concernées (et avec le soutien d’un arc de forces politiques qui va des « blocs » issus de la crise du PCP jusqu’aux composantes d’Akbayan). A cette condition, la conférence de Manille devrait être un événement important avec des répercussions réelles dans la région.
Une anecdote me paraît significative. Initialement, la perspective d’un FSM en Inde a été adoptée au Conseil international du FSM sans que, dans leur majorité, les premiers intéressés (les mouvements indiens) aient été au courant. Ils auraient pu se rebiffer ; comme d’autres mouvements asiatiques, qui ne se sentent pas (ou trop faiblement) représentés dans les structures du FSM. Mais la réaction est plutôt : « Surprise ! Première nouvelle, mais bonne nouvelle. Aidons à assurer le succès du FSM indien et du FSA ».
Sans préjuger de l’avenir (les obstacles sont nombreux), disons que la dynamique « forum social » est amorcée en Asie. Tout peut encore capoter, mais tout commence à prendre forme.
V/ Coup d’oiel mondial
Un mot sur la participation « extra-asiatique » à la conférence de Sydney. Outre la GUE/NGL, notons la présence du MST brésilien, de Sud-Africains, de l’ODP turque, du Parti de gauche suédois, du SWP anglais, de Z Magazine (USA), de Solidarity et d’ISO des Etats-Unis (liste non exhaustive). La Red-Green Alliance du Danemark était annoncée, mais n’a finalement pas pu venir.
Dans son champ politique (radical), l’APISC représente une expérience très intéressante de convergence unitaire entre des partis et mouvements aux origines très diverses. Le DSP a joué un rôle pivot dans l’impulsion des liens politiques régionaux. Mais on passe, il semble, d’un ensemble de liens bilatéraux (entre le DSP et chaque parti national) à des liens plus multilatéraux (entre tous les partis composants le « socle » de base du réseau asiatique). Comme on est passé d’une volonté d’échange, de dialogue à une volonté d’action. Une action unitaire qui peut prendre corps en appui au développement international des résistances sociales à la mondialisation libérale. La seconde conférence de Sydney marque ce point d’inflexion.
Bien entendu, tout reste fragile, surtout si l’on tient compte de la situation politique dans bon nombre de pays asiatiques (durcissement répressif au nom de la lutte « antiterroriste »). Mais l’expérience est déjà suffisamment avancée pour en tirer des enseignements, quoi qu’il arrive à l’avenir.
En Europe aussi, il existe des réseaux « partidaires » régionaux directement concernés par le cadre d’action ouvert grâce aux mobilisations contre la mondialisation libérale (l’un autour des PC, l’autre des partis de la gauche radicale anticapitaliste par exemple). En Amérique latine, il y a l’expérience déjà ancienne et très particulière du Foro de Sao Paulo, avec un grand point d’interrogation : comment va-t-il évoluer à l’heure de la double offensive pour imposer l’Alca et la politique de « guerre en permanence » de Bush ?
Un constat, donc : la mise en réseaux régionaux de partis d’origine diverses n’est plus le seul apanage de l’Amérique latine. Tout n’est certes pas comparable (l’arc de forces représentées dans le Foro de Sao Paulo reste unique et je doute que ce soit un modèle reproductible, voire reconductible). Un constat qui débouche sur une question : la mise en contact de ces réseaux partiaires régionaux pourrait-elle aider à construire un nouveau cadre internationaliste pour les partis, à l’échelle intercontinentale ? Et à quelles conditions ?
L’internationalisation en cours du FSM confirme l’émergence d’un nouvel internationalisme des mouvements sociaux. La conférence de Sydney, de concert avec d’autres expérience, confirme-t-elle que l’émergence d’un nouvel internationalisme des partis (radicaux) est, elle aussi, une question d’actualité ? N’est-ce pas une question intéressante ?
(1) Voir l’article publié à ce sujet dans la rubrique « Philippines » (sous-rubrique « Mindanao »).