Mai 68 se situe au cœur d’une décennie (du milieu des années 60 au milieu des années 70) marquée par l’intensité et la portée mondiale de la guerre du Vietnam. L’opposition à l’intervention militaire états-unienne et l’identification avec la résistance des communismes et des peuples indochinois ont beaucoup contribué au processus international de radicalisation de la jeunesse. L’escalade militaire US s’est poursuivie jusqu’en 1973 – et la défaite du régime saïgonnais n’a été acquise qu’en 1975. On aurait pu penser que le mouvement de solidarité se maintiendrait en France durant toutes ces années sans discontinuer. Il n’en a cependant pas été ainsi : il y a, en ce domaine comme en bien d’autres, un « avant » et un « après » la grève générale de mai-juin 1968. Avant, le soutien aux peuples d’Indochine était l’un des principaux terrains de mobilisation et de politisation. Après, les activités de solidarité n’ont pu être relancées que de façon volontariste, à contre courant.
La particularité du Mai 68 français, comparé à ce qui c’est passé ailleurs à la même période, est que le soulèvement étudiant — ayant imposé un recul politique au pouvoir gaulliste (libération des détenus, réouverture sans condition des universités…) — a joué le rôle d’une étincelle mettant le feu à la plaine sociale : il a ouvert la voie au plus grand mouvement de grève dans l’histoire du pays.
Du point de vue des mouvements de solidarité Indochine, la « césure » de la grève générale a été particulièrement radicale : les organisations qui s’étaient créées en 1966-1967 ont cessé d’exister et il a fallu trois ans pour en reconstituer une ! La grève a donc découpé deux périodes bien distinctes en ce qui concerne le soutien aux luttes indochinoises. Une troisième période s’amorçait à peine —comment continuer après les victoires d’avril 1975 ?— que la solidarité a été confrontée à la politique des Khmers rouges au Cambodge, à la crise qui secoue le Sud-Vietnam, puis au conflit sino-indochinois de 1978-1979 (cette « troisième guerre d’Indochine » qui ne se termine complètement qu’en 1991). Une page s’est tournée.
Aux origines
Le coup d’arrêt brutal porté par les « événements » de Mai 68 à la solidarité s’explique tout d’abord par les perspectives nouvelles que la grève générale a ouvertes. Les jeunes organisations d’extrême gauche qui exprimaient la radicalité des années 60 étaient nées en milieu étudiant. L’influence du Parti communiste français (PCF, pro-Moscou) restait largement prépondérante dans le mouvement ouvrier. Toutes les organisations révolutionnaires qui avaient porté les mobilisations « Indochine » ont donc tourné leur attention vers la classe ouvrière : sous peine de se déliter, elle devaient gagner rapidement un enracinement social.
Très concrètement, les activités internationalistes ont fait les frais de cette nouvelle priorité. Mais la disparition des deux mouvements de solidarité emblématiques des années 1967-1968, le Comité Vietnam national (CVN) et les Comités Vietnam de Base (CVB), renvoit aussi au caractère discontinu des traditions anti-militaristes et anti-impérialistes en France.
Au milieu des années 1960, il n’existe pas en France un mouvement anti-guerre à même d’offrir un cadre unitaire aux activités de solidarité et dans lequel la génération militante de 68 puisse se reconnaître. De Gaulle ayant quitté l’OTAN (tout en restant au sein de l’Alliance atlantique), il n’y a pas eu de grandes luttes fondatrices contre les bases militaires étasuniennes et les missiles US, à la différence de ce qui s’est passé dans des pays voisins. Aucun courant de la social-démocratie, compromise dans les entreprises coloniales, n’a joué le rôle de celui d’un Tony Ben en Grande-Bretagne. Le Mouvement de la Paix était étroitement identifié au PCF, qui perdait pied dans la jeunesse radicale. De nouvelles organisations ont ainsi vu le jour dans le cadre d’une radicalisation qui leur a donné un profil anti-impérialiste et non pas pacifiste.
Via la mouvance du PCF et le comité universitaire intersyndical (qui joue un rôle très actif dans la relance des mobilisations), il existe une continuité entre les résistances à la guerre française d’Indochine des années 40-50 et à la guerre étasunienne des années 60-70 ; continuité sensible dans la réactualisation de pratiques et de formes de lutte militantes. De plus, un certain nombre de militants qui fondent, au milieu des années 60, les nouvelles organisations révolutionnaires et participent à la constitution du CVN et des CVB s’étaient engagés auprès des combattants algériens. Ce lien est important, car il réunit des intellectuels et chrétiens de gauche, des membres du PCF en rupture avec l’orientation modérée de leur direction, et des militants d’extrême gauche (notamment trotskystes). Mais pour l’essentiel, les nouvelles mobilisations de solidarité ont constitué une composante intrinsèque, nodale, de la vague de radicalisation qui prépare Mai 68. C’est ce qui a fait leur force, mais qui les a aussi rendues dépendantes d’un tournant brusque dans la situation politique, tel que celui provoqué par la grève de mai-juin.
Avant Mai : l’Indochine au cœur de la radicalisation
Au milieu des années 60, l’Indochine, « front chaud de la guerre froide » selon la formule de Daniel Hémery, était le principal foyer révolutionnaire dans le monde. La démesure meurtrière de l’escalade militaire étasunienne exprimait l’extrême violence de la contre-révolution impérialiste. Tous les courants politiques (parfois en formation) qui ont « fait » Mai se sont engagés dans les activités de solidarité ; un terrain sur lequel s’est déployé toute la panoplie des actions propre à cette époque : travail de politisation et polémiques programmatiques ; apparat et dynamisme des défilés ; longs slogans rythmés (« Salut à vous frères vietnamiens… ») ; banderoles aux lettre de feu (« FNL vaincra ») tendues haut en travers des boulevards ; opérations spectaculaires contre les consulats saïgonnais et US, ou des firmes et des symboles de la présence étatsunienne ; « accueil » militant des bâtiments de la VIe Flotte venus mouiller dans les ports de la Côte d’Azur ; réseaux clandestins d’appui aux déserteurs américains basés en Allemagne ; participation au Tribunal Russel (présidé par Jean-Paul Sartre) ; manifestations clandestines (après leur interdiction post-juin)…
Durant les années 1967-1968, les mouvements spécifiques de solidarité ont pour l’essentiel été représentés par trois organisations. Le Comité Vietnam national (CVN) a vu le jour le 30 novembre 1966, à l’occasion de ses « Six Heures », avec, à la tribune du Palais de la Mutualité, le philosophe Jean-Paul Sartre, le physicien Alfred Kastler, le mathématicien Laurent Schwartz, l’historien Pierre Vidal-Naquet… Dans la foulée, de nombreux comités locaux se sont rapidement créé. La direction du CVN a réuni des représentants de divers courants de la nouvelle extrême gauche et des personnalités engagées, comme Schwartz, Jean Schalit, Alain Krivine, ou Bernard Kouchner…
Les principaux mouvements maoïstes ont refusé de s’intégrer au CVN. En février 1967, l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJCml) a constitué les Comités Vietnam de base (CVB), son « front de masse » animé notamment par Thiennot Grumbach, Jean-Pierre Le Dantec, Jean-Pierre Olivier de Sardan... Quant au PCF, il dirigeait un collectif comprenant de nombreux syndicats (la CGT) et associations (le Mouvement de la Paix), mais coupé du radicalisme des milieux étudiants et intellectuels.
Dans un premier temps, le mot d’ordre « FNL Vaincra ! » des CVN et CVB s’opposait au traditionnel « Paix au Vietnam » du PCF (plus conforme au positionnement de Moscou), mais ce dernier finit par renommer la coalition qu’il pilotait et qui devient Comité national d’Action pour la victoire du peuple vietnamien — amende honorable. Une divergence plus durable concernait la conception de l’unité. Le PC rejetait tout rapport avec les « gauchistes » qu’il dénonçait comme des provocateurs alors que les maoïstes, pour leur part, ne voulaient pas entendre parler d’action commune avec l’agent du « social-impérialisme » soviétique. Le CVN prônait en revanche l’unité entre toutes ces forces, quitte à l’imposer dans la rue, lors des grandes manifestations. Il la réalisait aussi en son sein : des communistes de diverses dénominations travaillaient ensemble avec des « sans cartes » au développement du Comité.
La question de l’unité recouvrait, entre CVN et CVB, une divergence touchant à la conception même de la solidarité. Les maoïstes voulaient avant tout porter en France l’exemplarité de l’« invincible » guerre populaire, populariser le « Oser lutter », éduquer. Tout en contribuant lui aussi à la politisation et à la radicalisation militante, toutes les composantes du CVN cherchaient à peser sur les rapports de forces internationaux afin de faciliter la victoire des forces révolutionnaires au Vietnam. Indispensable pour le CVN au nom de l’efficacité, une démarche unitaire apparaissait source de confusion pour les CVB. Les deux mouvements se sont retrouvés dans la rue en bien des occasions, mais les différences d’approche n’ont jamais été surmontées.
En Europe aussi, la solidarité Vietnam a constitué le terrain sur lequel se sont coordonnées les nouvelles organisations de jeunesse radicales. La première manifestation européenne contre les guerres impérialistes a eu lieu à Liège, le 15 octobre 1966. Une coordination permanente s’est constitué lors de la conférence de Bruxelles, le 11 septembre 1967. Elle a assuré la préparation de la manifestation des 17-18 février 1968 à Berlin, point d’orgue des mobilisations européennes, avec le Sozialistischer Deutscher Stundentenbund (SDS) de Rudi Dutschke et des cortèges venus de quinze pays — la délégation française étant avant tout menée par les Jeunesses communistes révolutionnaires (JCR).
A l’échelle internationale, ce sont encore les mobilisations contre l’intervention US en Indochine qui ont permis d’élargir des liens militants tissés jusqu’au Japon et aux Etats-Unis. Le soulèvement des campus aux USA a suscité un intense sentiment de solidarité en Europe. En avril 1967, dans son appel à la Tricontinentale, Che Guevara dénonçait la tragique solitude du peuple vietnamien et la passivité du « camp socialiste ». Après son assassinat en Bolivie le 9 octobre de la même année, son nom a été associé dans les manifestations à celui d’Ho Chi Minh en symbole du renouveau internationaliste. Un internationalisme qui s’affichait aux tribunes des meetings : le Comité Vietnam national, puis son successeur, le Front solidarité Indochine (FSI), ont ainsi accueilli Stokeley Carmichael, leader du Black Panther Party, ou Fred Halstead, venu lui aussi des Etats-Unis, représentant la coalition pour la paix NPAC.
Après Mai : reconstruire la solidarité
Aux yeux de l’extrême gauche française, l’importance de Mai 68, c’était la grève générale bien plus que le soulèvement étudiant. L’Europe, et non seulement la France, semblait promise à de nouveaux combats de classes avec la crise des dictatures en Espagne, au Portugal et en Grèce. L’escalade US se poursuivait certes en Indochine et l’Asie occupait toujours l’actualité avec la lutte de libération au Pakistan oriental (Bangladesh) en 1971, le soulèvement du JVP au Sri Lanka, la chute du régime militaire thaïlandais en 1973, le combat-phare des paysans de Sanrizuka au Japon, l’usure de la dictature sud-coréenne… Sans parler des répercussions de la « révolution culturelle » en Chine. Rouge s’en fait régulièrement l’écho et le 11 décembre 1968, le nouvel hebdomadaire de la Ligue communiste (en reconstitution après l’interdiction des JCR) regrettait que « la compréhension politique » de l’importance du « soutien à la révolution anti-impérialiste se soit singulièrement dégradée au sein de ce qui reste du ‘Mouvement de Mai’ ». C’était peu dire : les CVB et le CVN avaient cessé d’exister.
Les représentants vietnamiens — de la République démocratique du Vietnam (RDVN) au Nord, du Front national de libération (FNL) puis du gouvernement révolutionnaire provisoire (GRP) au Sud — se sont inquiétés de cette situation. Avant Mai déjà, confrontés à l’acuité des divisions au sein de la gauche française, ils avaient joué un rôle très actif auprès des personnalités, mouvements et partis progressistes, collaborant sous diverses formes avec toutes les composantes de la solidarité : le PCF évidemment, avec qui le Parti communiste vietnamien (PCV) entretenait les rapports les plus officiels, mais aussi avec les intellectuels anti-impérialistes, des gaullistes de gauche ou les courants maoïstes et trotskistes, le CVN et les CVB. Après Mai 68, ils leurs ont demandé de relancer l’action alors que, conséquence de l’offensive du Têt, des pourparlers s’ouvraient à Paris avec les Etats-Unis.
La politique en demi-teinte du PCF (calquée notamment sur celle de l’URSS ?) ne répondait que très partiellement aux attentes des Vietnamiens ; ainsi d’ailleurs que celle des maoïstes. Ces derniers avaient créé en juin 1969 le Secours rouge qui aurait pu servir de cadre à la solidarité, mais cette organisation a été largement paralysée par des conflits internes. En revanche, certaines composantes du défunt CVN ont exprimé leur volonté de reconstituer un mouvement unitaire. Pour manifester spectaculairement leur soutien à cette perspective, les représentants indochinois ont participé, le 16 février 1971, à un meeting de la Ligue communiste au Palais de la Mutualité à Paris (ce qu’il n’avaient encore jamais fait). Au grand dam du PCF, qui dénonçait toujours aussi violemment les « gauchistes », des porte-parole du GRP (Sud-Vietnam), du gouvernement royal d’union nationale du Kampuchea (GRUNK, Cambodge) et des étudiants laos siégeaient à la tribune.
Le Front solidarité Indochine (FSI) a été lancé en avril 1971, trois ans après la disparition du CVN, par un appel signé de 43 personnes, dont Laurent Schwartz, Pierre Vidal-Naquet, Jean Chesnaux, Roger Pannequin, Roland Castro, Madeleine Rebérioux, Marcel Francis Kahn, Alain Krivine, Georges Boudarel, Marianne Schaub, François Maspero, Claude Bourdet, Daniel Hémery, Hélène Parmelin, Georges Casalis. Le FSI réunit ainsi des universitaires anti-impérialistes (issus ou pas du PCF), des chrétiens de gauche et un éventail de courants d’extrême gauche comme la Ligue communiste, l’Alliance marxistes révolutionnaire (AMR) ou (temporairement du moins) une aile du maoïsme. Les représentants indochinois ont à nouveau affiché leur soutien à la création du FSI en participant à son meeting du 6 novembre 1971 — avec aussi, cette fois-ci, à la tribune le Nord-Vietnam, diplomatiquement absent du précédent.
L’effet d’entraînement a eu lieu et le PCF a relancé, pour sa part, un Cartel des 48 organisations. Le Front solidarité Indochine a réussi à maintenir une intense activité de solidarité jusqu’en 1975 : création de nombreux comités de base, assises, réunions et manifestations répétées (qui peuvent compter jusqu’à 30.000 personnes), publications, initiatives européennes (en particulier la manifestation de Milan du 12 mai 1973), liens avec le mouvement anti-guerre aux USA… et ce, malgré une situation politique complexe marquée par la normalisation des rapports sino-américains sanctionnée, en 1971, par le voyage de Nixon en Chine et la montée des tensions entre Hanoi et Pékin. La majorité des composantes du FSI condamnaient l’évolution de la diplomatie chinoise, mais pas toutes. L’organisation devait donc maintenir l’unité d’action tout en laissant s’exprimer les divergences : elle a publié deux documents « Autour du voyage à Pékin » — des articles de la presse vietnamienne d’un côté et une longue interview de Zhou Enlai de l’autre.
Du déclin à la déchirure
A partir de septembre 1973 —le coup d’Etat de Pinochet au Chili—, l’Amérique latine a occupé une place centrale dans les activités internationalistes en France. L’arrivée en Europe de milliers de réfugiés des dictatures militaires latino-américaines a accentué ce recentrage. Avec la complexité de la situation en Asie, le maintien des activités de soutien aux révolutions indochinoises a demandé beaucoup de volontarisme. Comment, alors, poursuivre après les victoires d’avril 1975 ? La réponse à cette question était d’autant moins évidente que le régime vietnamien n’accordait plus beaucoup d’importance au type de solidarité que le FSI pouvait offrir : il tentait avant tout de traiter avec Moscou et Pékin, avant de s’adosser à l’URSS face à la pression chinoise.
C’est dans un contexte déjà incertain que la question des Khmers rouges s’est posé au mouvement de solidarité. Ceux qui suivaient de près l’actualité indochinoise sentaient que les rapports entre les partis vietnamien et cambodgien étaient tendus. Mais nul ne savait ce qu’était devenu « l’Angkar » sous la direction de Pol Pot. Les maoïstes et certains courants tiersmondistes ont pris fait et cause pour le régime khmer. Dès que Phnom Penh a été vidé de sa population, le doute est né pour les autres composantes de la solidarité, qui ont tout d’abord cherché à démêler le vrai du faux sur ce qui était dit des Khmers rouges — avant de conclure que la réalité dépassait même la pire des propagandes US ! Le « polpotisme » était d’autant plus imprévu que l’on ignorait presque tout de l’histoire du communisme cambodgien. Il a fallu attendre les travaux de chercheurs enquêtant auprès des réfugiés, puis travaillant sur les archives du régime après sa chute en 1978, pour la reconstituer en partie.
L’héritage ?
La politique des Khmers rouges, la crise dite des « boat people » au Sud-Vietnam et les impasses du communisme vietnamien, puis la guerre sino-indochinoise de 1978 ont suscité pour les militants les plus investis dans la solidarité un intense travail de réflexion et des débats qui ont porté de nombreux fruits. Mais, à une échelle plus large, l’incompréhension, la démobilisation et la démoralisation l’ont emporté, marquant la fin d’une période.
L’Asie est redevenue le parent pauvre des solidarités en France (ainsi qu’en Europe). Les années suivantes, de petits comités ont fait un travail, souvent remarquable, sur la Corée du Sud, la Thaïlande, les Philippines, la Birmanie ou la Malaisie… Mais leurs activités sont restées confidentielles et le lien avec les organisations de soutien aux révolutions indochinoises était en fait ténu.
Plus positivement, des mouvements comme le CVN et le FSI ont préfiguré des processus unitaires et des modalités de fonctionnement qui allaient se généraliser dans les années 1990. Ils ont en effet brisé bien des frontières sectaires, fait de l’unité un facteur d’efficacité, lié mobilisation et politisation ; et ils ont rompu avec les traditions de contrôle bureaucratique d’un parti (quel qu’il soit) sur le mouvement.
Bibliographie succinte
Presse
C’est dans la presse militante de l’époque que l’on trouve l’essentiel des informations sur les activités de solidarité Indochine. Peu de ces publications couvrent l’ensemble de la période considérée : il s’agit surtout, pour la coalition organisée par le PCF, du quotidien L’Humanité et, pour une part de l’extrême gauche, du CVN puis du FSI, d’Avant-garde Jeunesse d’abord et de Rouge ensuite.
Autres
Camille Scalabrino S. (1977) : Une divergence vietnamienne. Pratiques historiennes et analyse des idéologies. Contribution à l’histoire du Front solidarité Indochine, polycopié.
Front solidarité Indochine (1072) : Autour du voyage à Pékin, « Document n° 1 » (articles de la presse vietnamienne) et « Document n° 2 » (interview de Zhou Enlai). Paris : Maspero.
Rousseau S. (2002) : La colombe et le napalm. Les chrétiens français, les guerres d’Indochine et le Vietnam 1945-1975. Paris : Ed. du CNRS, Paris.
Internationalisme et révolution vietnamienne
Annexe
La solidarité internationale et l’action diplomatique ont joué, pour la révolution vietnamienne, un rôle qui était alors sans précédent. Les révolutions russe, yougoslave et chinoise l’avaient emporté durant ou aux lendemains d’une guerre mondiale. Sans être une question négligeable avant, c’est surtout après la fondation des nouveaux Etats que le développement de mouvements de solidarité a pris de l’importance. Il en va bien différemment dans le cas du Vietnam, engagé trois décennies durant dans une succession de conflits toujours plus dévastateurs : confronté dans la durée à la violence des interventions impérialistes, le champ international et devenu pour le Parti communiste l’un des terrains sur lequel se sont joués les rapports de forces et le succès ou l’échec de son combat.
Ainsi, le Parti communiste vietnamien a dû progressivement gagner son indépendance sur le terrain diplomatique face des alliés (URSS et Chine) soucieux de défendre leurs intérêts propres. En 1954, les termes de l’accord de Genève, préparés entre « grandes puissances », lui avaient encore largement été imposés par Moscou et Pékin — or, le compromis de l’époque était pourri : il permettait certes la création au Nord de la République démocratique (RDVN), mais il donnait aussi aux Etats-Unis le temps de prendre complètement a relève des Français pour préparer une contre-offensive générale. Une quinzaine d’années plus tard, quand s’amorcent en 1968 les pourparlers de Paris, le PCV a négocié cette fois en tête-à-tête avec Washington. Il était devenu maître de ses décisions diplomatiques.
De même, le PCV a accordé beaucoup d’attention au renforcement des mouvements de solidarité dans de nombreux pays du monde — des Etats-Unis au Japon en passant par l’Europe occidentale. Avec beaucoup d’intelligence politique, il a évité de se laisser piéger par la division des forces de gauche, il a su mobiliser toute la palette des milieux progressistes et il a adapté son activité à chaque contexte national.
Vu la place nodale du Vietnam dans le monde des années 1960, l’extraordinaire opiniâtreté du combat poursuivi dans ce pays et la variété des liens tissés par le PCV sur le plan international (via notamment le canal du FLN puis du GRP), la révolution vietnamienne a suscité de nombreux espoirs parmi les générations militantes de l’époque, et une très forte identification. La déception n’en a été que plus profonde quand la crise « post-victoire » a éclaté au Vietnam, débouchant sur l’exode des « boat people » et la troisième guerre d’Indochine. Après avoir a incarné le renouveau internationaliste de la décennie 1965-1975, le Vietnam a annoncé la crise de l’internationalisme de la période suivante.
La politique du Parti communiste a été mise en échec en 1975-1978 : il était notamment illusoire de croire qu’après la victoire, l’importante aide chinoise et russe se poursuivraient conjointement. La vision de la société du communisme vietnamien était aussi en cause. Elle ne saurait certes être défini d’un terme simple, tant l’histoire du PCV est complexe. La place de l’Etat (et du régime de parti unique) renvoie évidemment au modèle stalinien alors dominant dans le « camp socialiste ». Mais elle renvoit aussi, à l’instar de la Chine, à des traditions nationales de centralisme étatique très anciennes, ainsi qu’à une conception « uniciste » de la nation. La victoire du parti-Etat en 1975 traduit aussi une situation de fait : trois décennie de guerres (toutes à la fois internationales et civiles) ont laminé le pluralisme du marxisme vietnamien (et, plus généralement, affaibli les ressorts pluralistes de la société vietnamienne).
Car le marxisme et le nationalisme progressiste étaient pluriels au Vietnam. Une pluralité qui s’est notamment exprimée durant les années 1930, quand la victoire du Front populaire en France a suscité une intense activité politique dans les colonies indochinoises (incluant, au sud du pays, une alliance dynamique entre le PCI « komintérnien », les trotskistes de Tha Tu Thau et les marxistes indépendants de Nguyen An Ninh). Une pluralité toujours réelle en 1945, quand le pays a, une première fois, proclamé son indépendance après l’insurrection d’août et la formation d’un gouvernement Ho Chi Minh.
Les combats de l’époque n’ont pas été perdus au Vietnam, mais ailleurs. En France quand le gouvernement de Front populaire n’a pas voulu engager la décolonisation. En Europe et en Extrême-Orient, avec le début de la Seconde Guerre mondiale et l’occupation japonaise de l’Asie du Sud-Est. En France à nouveau quand la social-démocratie a soutenu l’entreprise de reconquête militaire de l’Indochine et quand le Parti communiste n’a pas voulu rompre sur cette question la solidarité gouvernementale : l’envoi du corps expéditionnaire français a marqué le début de la première guerre d’Indochine. En 1954 encore, ce sont les « grandes puissances » qui ont dicté les termes d’un accord de paix qui, en réalité, annonçait la seconde guerre d’Indochine. Le peuple vietnamien a payé un prix excessivement lourd pour ces combats perdus loin de ses frontières.
Des « carrefours historiques » se sont ouvert au Vietnam en 1936, en 1945 et au début des années 1950. A chaque fois, entre les « possibles » de l’époque, c’est le pire, la voie de la guerre, qui est devenue réalité. Quand enfin en 1975, la victoire a été acquise, le Parti communiste était la seule force organisée qui avait pu traverser trois décennies de tourmente. Il pouvait prétendre incarner seul l’héritage de la lutte de libération et la légitimité révolutionnaire. L’épuisement social se faisait sentir. Le pays se retrouvait aussi l’otage de la politique de revanche étasunienne, du conflit sino-soviétique et des retournements d’alliances qui l’accompagne (voyage de Nixon à Pékin) ; sans parler de la crise cambodgienne.
Faut-il, rétrospectivement, conclure de l’échec du communisme vietnamien que l’internationalisme des années 68 n’était qu’illusoire ou mensonger ? La dure leçon de chose est plutôt inverse. Dans le cadre de la radicalisation de la fin des années 60, le mouvement et le sentiment anti-guerres aux Etats-Unis et la solidarité internationale se sont nourris l’un l’autre et ont effectivement contribué à mettre un terme à l’escalade militaire US. C’est bien pour cela que l’offensive du Têt 68 au Vietnam, malgré son coût militaire et organisationnel, a représenté un point tournant dans la guerre : par son impact mondial, elle a rejeté politiquement Washington sur la défensive, forçant l’ouverture des négociations.
En France lors de la première guerre d’Indochine, puis dans de très nombreux pays durant la seconde, de fort belles pages solidaires ont été écrites. De même, sans l’aide soviétique et chinoise, la RDVN n’aurait pas pu tenir comme elle l’a fait face à la machine militaire US. Pourtant, rétrospectivement encore, ce dont la révolution vietnamienne a souffert, ce n’est pas d’un trop plein d’internationalisme, mais de ne pas avoir bénéficié à des moments décisifs — ces « carrefours historiques » déjà mentionnés — de l’appui dont elle avait besoin pour l’emporter plus tôt et à moindre coût.
Le retour sur l’histoire — et singulièrement sur la décennie 65-75 — souligne bien le caractère effectif et indispensable de la solidarité internationaliste. C’est en cela notamment que les années 68 restent actuelles.