Cela fait plus d’une décennie qu’au Cachemire des escarmouches meurtrières éclatent régulièrement au printemps, à la fonte des neiges, entre l’Inde et le Pakistan [1]. Mais le conflit en cours, déclenché par l’infiltration au-delà de la ligne de contrôle (LOC) [2] d’unités séparatistes musulmanes soutenues par le Pakistan est sans commune mesure avec les incidents du passé. C’est en effet par centaines que se comptent déjà les morts et les blessés depuis que l’Inde a lancé, fin mai, des opérations aéroterrestres d’envergure sur les hauteurs montagneuses du Ladakh (Etat de Jammu et Cachemire), au-dessus de la route Srinagar-Leh qui mène au glacier himalayen de Siachen.
Située à plus de 5 000 mètres, la route suit sans jamais le rencontrer le tracé de la ligne de contrôle. Là sont stationnées en permanence, des deux côtés de la ligne, des unités régulières des deux armées : du côté pakistanais, deux brigades rattachées au commandement de la zone du nord (FCNA), du côté indien une brigade basée dans la vallée de Mashkoh, à Drass, Kaksar, Kargil et Batalik. Depuis 1949, aucune des deux armées n’a jamais violé la ligne de cessez-le-feu, même si le pilonnage des positions indiennes et de la route Srinagar-Leh par l’artillerie lourde pakistanaise était chose courante. Traditionnellement, les postes avancés étaient évacués en hiver, quand la température tombe au-dessous de - 40 oC.
Ces derniers mois, la fonte précoce des neiges a permis aux infiltrés d’occuper, au-delà de la ligne de contrôle, des postes militaires, des bunkers et des héliports dans la vallée de Mashkoh, à proximité de Drass, Kaksar et Batalik.
Le gouvernement indien affirme qu’il s’agit de volontaires pakistanais provenant de quatre bataillons paramilitaires de l’infanterie légère du nord, encadrés par des forces spéciales. Il faudra des mois de combats au sol pour reprendre le terrain occupé par des unités solidement implantées sur les hauteurs et armées de missiles sol-air Stinger, surplus américains de la guerre d’Afghanistan. La topologie du terrain est en effet défavorable aux opérations aériennes (l’Inde a perdu deux avions de combat, un avion de reconnaissance et un hélicoptère dans les premiers jours), et personne à New Delhi ne croit que les unités infiltrées se retireront d’elles-mêmes une fois l’hiver revenu. Sauf improbable retrait pakistanais, il faut donc s’attendre à un conflit durable, aux conséquences imprévisibles.
A majorité musulmane, le Cachemire a été divisé à l’issue de la première guerre indo-pakistanaise de 1949 (lire « Origines du conflit »). Or le Pakistan n’a jamais cessé depuis de revendiquer le territoire et de tenter d’internationaliser le conflit, notamment en réclamant un plébiscite sous les auspices de l’Organisation des nations unies (ONU), perspective catégoriquement rejetée par l’Inde. Selon les accords de Shimla signés en 1972 par Indira Gandhi et Zulfikar Ali Bhutto, les deux pays devaient régler ce conflit territorial par des moyens pacifiques. Or c’est au retour de Shimla que Ali Bhutto lança le programme nucléaire militaire pakistanais, dont il pensait qu’il exercerait un effet de dissuasion à l’égard de l’Inde et qu’il créerait un rapport de forces favorable en vue du règlement de la question du Cachemire. Quinze ans plus tard, en 1987, le Pakistan détenait son premier engin nucléaire et aidait à la constitution d’un mouvement insurrectionnel qui allait s’affirmer de façon spectaculaire au Cachemire à partir de 1990 [3].
L’expérience acquise par les services de renseignement pakistanais (Inter Services Intelligence, ISI) en Afghanistan, dans le « Jihad » contre l’Union soviétique, allait servir au Cachemire. Dès le début des années 90, les groupes militants islamistes pro-pakistanais tel le Hizbul Mujahideen se sont imposés, au détriment d’autres mouvements indépendantistes traditionnels, comme le Jammu and Kashmir Liberation Front (Front de Libération de Jammu-et- Cachemire).
La possession d’armes nucléaires a donné aux dirigeants pakistanais la conviction que l’Inde ne pouvait plus contrer les offensives séparatistes par une guerre conventionnelle plus large [4].
Dès les premiers jours du conflit, le premier ministre Nawaz Sharif et le vice-ministre des affaires étrangères, M. Shamshad Ahmed, ont laissé entendre que le Pakistan utiliserait si nécessaire toutes les armes à sa disposition en cas d’extension du conflit [5]. S’ils ont nié depuis avoir évoqué la possibilité de recourir à l’arme suprême, cette négation entre elle-même dans une logique de dissuasion nucléaire et implique l’existence d’une menace atomique.
Bien que le premier ministre indien, M. Atal Behari Vajpayee, ne semble pas vouloir se laisser entraîner dans une guerre conventionnelle de grande envergure, avec tous les risques d’escalade que cela comporte, l’état- major n’écarte pas l’hypothèse d’une extension du conflit, par exemple à travers l’ouverture d’un deuxième front dans le Punjab pakistanais ou au Sind, comme ce fut le cas en 1965. Les forces armées indiennes pénétrèrent alors avec succès au Pakistan pour arrêter l’offensive de ce pays au Cachemire.
Destruction mutuelle assuréeA New Delhi, selon un officier de haut rang favorable à l’idée de porter les combats au cœur du Pakistan, l’alternative binaire paix ou guerre nucléaire est fausse : « Dans une situation d’asymétrie nucléaire, le protagoniste le plus fort impose son chantage au plus faible. Mais dans une situation de symétrie, il ne peut y avoir que la destruction mutuelle assurée. »
En d’autres termes, une guerre conventionnelle plus large ne mènerait pas automatiquement à un échange nucléaire. D’autres experts vont encore plus loin. Début mai, certains hauts fonctionnaires du cabinet du premier ministre envisageaient le scénario suivant lequel l’élargissement de la guerre conduirait à une première frappe pakistanaise, nucléaire et limitée (deux ogives nucléaires), suivie, en représailles, par une frappe indienne qui, elle, serait totalement destructrice.
Peut-on croire que l’Inde se prépare à une guerre conventionnelle de plus grande envergure en s’abritant derrière la protection de sa force de dissuasion ? L’armée de l’air, et en particulier les unités chargées du bombardement stratégique, sont en état d’alerte maximale. Il y a neuf ans, M. Raja Ramanna, alors vice-ministre de la défense et l’un des concepteurs de la première arme nucléaire indienne, déclara au Parlement que l’Inde n’utiliserait jamais ses armes nucléaires en premier, mais qu’elle relèverait le défi si jamais l’un de ses voisins y avait recours. Le discours n’a pas changé. Un communiqué conjoint issu d’une réunion présidée par le premier ministre et rassemblant le National Security Council, le Strategic Policy Group et le National Security Advisory Board affirme, le 30 mai 1999 : « L’Inde doit être prête à toute éventualité dans la situation fluide prévalant aujourd’hui. »
L’état-major indien est en train de réexaminer à la loupe la doctrine pakistanaise et envisage plusieurs options d’engagement. Une invasion s’arrêtant aux abords du canal d’Ichyogal, près de Lahore, ou dirigée vers Rahimayar Khan, dans le Punjab, provoquerait-elle une riposte nucléaire ? Autres possibilités, le bombardement de bases militaires situées du côté pakistanais de la ligne de contrôle ou la prise de Muzaffarabad seraient de loin des options moins sévères que celles aboutissant à scinder le Sind du Punjab, à annexer Sialkot, détruire le quartier général du commandement de la zone du nord à Gilgit ou encore lancer un assaut sur Skardu.
Aucune de ces options ne semble avoir été décidée et les forces armées indiennes ne poussent pas actuellement à leur mise en œuvre. Le premier ministre lui-même n’a donné aucun signe permettant de penser qu’il allait définitivement enterrer le processus de paix initié avec M. Nawaz Sharif à Lahore en février 1999. Mais M. Vajpayee sait qu’alors même qu’il signait avec le premier ministre pakistanais les protocoles établissant des mesures de rétablissement de la confiance, l’armée pakistanaise préparait l’opération qui a conduit les deux pays au bord d’une guerre générale. Au sein de l’état-major, un durcissement est perceptible : l’Inde a en effet perdu plus d’hommes en dix ans de conflit au Cachemire que dans plusieurs de ses guerres ouvertes avec le Pakistan.
Si Islamabad ne donne aucun signe de désescalade, il est concevable que les forces armées indiennes testeront sa volonté en prenant des mesures offensives. Le Pakistan peut-il compter dans cette affaire sur ses alliés traditionnels, les Etats-Unis et la Chine ? Washington a enjoint aux deux parties de respecter la ligne de contrôle. Cette position donne une nouvelle légitimité à cette dernière, que conteste le Pakistan, et a, dans le même temps, contrarié les efforts d’Islamabad tendant à relier les conflits du Cachemire et du Kosovo.
Pas plus que les Américains, les Chinois ne semblent vouloir prendre la défense du Pakistan. Il faut se rappeler qu’en 1996 le président chinois Ziang Zemin avait conseillé à Islamabad de régler bilatéralement le conflit du Cachemire. Après les essais nucléaires indiens du 11 au 13 mai 1998, Pékin suggéra au Pakistan de ne pas entrer dans la course aux armements nucléaires mais de s’attirer plutôt les faveurs de l’Occident et d’obtenir ainsi suffisamment d’armes conventionnelles pour restaurer l’équilibre des forces. Le Pakistan ne l’a pas écouté.
La diplomatie prévaudra-t- elle ? Nombreux sont ceux, au sein du gouvernement indien, qui estiment que les forces armées pakistanaises ont agi de leur propre initiative. Mais dans la dynamique en cours on parie moins à New Delhi sur la diplomatie que sur des actions militaires pugnaces qui marqueront peut-être les limites de la dissuasion nucléaire.