Dans toutes les provinces de l’État espagnol la mobilisation citoyenne du 15 février a surpris le gouvernement comme l’opposition institutionnalisée, les avant-gardes auto-proclamées comme les spécialistes des appels routiniers à manifester. Personne n’avait imaginé ce qui allait arriver et ce qui est arrivé : cinq millions de personnes, un habitant sur huit, sont descendus dans les rues avec des pancartes improvisées chez soi ou dans les écoles, les lycées et les bureaux, portant un même message « Non à la guerre ! ». Ils se mêlèrent avec leurs pancartes aux cortèges des partis, des syndicats et des organisations sociales diverses. A l’origine il y avait eu des appels unitaires dans une soixantaines de villes, mais ce chiffre fut débordé par la réalité et finalement des manifestants ont envahi les rues dans près de trois cent localités. Il n’y a pas eu de séparation entre la « tête » des manifestations et les marcheurs anonymes : ce fut une révolte totale de l’unité des millions de volontés, en majorité de gauche et laïques mais rejointes aussi par ceux qui votent à droite et par plus d’un catholique opposé à la guerre ; avant tout il y avait des jeunes, mais ils étaient massivement accompagnés par des représentants de toutes les générations et de toutes les batailles, experts de mille défaites. Et les dirigeants reconnus du mouvement ne furent pas les dirigeants politiques habituels toujours présents, mais chaque manifestant qui, par hasard, trouvait en son for intérieur d’artiste le courage de prendre publiquement la tête d’une rébellion pacifique et civique, de servir de porte-voix aux millions de personnes ressentant (et ne trouvant pas de canal pour l’exprimer) le rejet du cynisme compassionnel d’un Bush et des rêves impériaux et bellicistes d’un Aznar.
Quelles sont les causes et les origines d’un mouvement si ample, si large et si massif de rejet d’une guerre possible, bien qu’alors pas encore déclarée ? Sur le territoire de l’État espagnol existe un profond substrat culturel antibelliciste, largement partagé par tous, comme cela est apparu au cours des années 1980 dans les mobilisations contre l’entrée de l’Espagne dans l’OTAN et au cours des années 1990 contre la guerre du Golfe. Existe également un sentiment élémentaire, mais largement répandu, de rejet de l’impérialisme US, démontré par les mobilisations contre l’existence des bases militaires états-uniennes sur le sol espagnol. Ces deux facteurs, intimement liés, plongent leurs racines aussi bien dans l’Histoire que dans les expériences plus récentes. Mais tout cela ne permet pas d’expliquer l’ampleur de la journée 15 février 2003 et des mobilisations qui l’ont suivie.
Il y a un élément qu’Aznar n’a pas pris en considération dans ses calculs et qui a joué un important rôle moteur dans la mobilisation civique : cela ne se fait pas, on ne peut gouverner ainsi. Les manières despotiques, arrogantes, déplaisantes et antidémocratiques du président du gouvernement espagnol, déniant le droit à quiconque de le contredire ou de le questionner, voire le criminalisant, ont indigné la majorité sociale. La lourde ostentation avec laquelle Aznar a affirmé son amitié privilégiée avec Bush — et l’enfantine concurrence sur ce terrain avec Blair et Berlusconi — l’a fait apparaître aux yeux de millions de citoyens comme une pauvre marionnette manœuvrée depuis la Maison Blanche ; image que n’a cessé de renforcer la Ministre des Affaires extérieures, Ana de Palacio, dons les appels impitoyablement bellicistes dépassent tant sur le fond que dans la forme ceux de Powell lui-même. L’absence d’explications publiques devant le parlement et les médias au sujet de l’attitude du gouvernement devant le Conseil de Sécurité de l’ONU a révolté d’importants secteurs de l’opinion publique. Les peuples de l’État espagnol n’acceptent pas que le président du gouvernement prenne en leur nom et sans tenir compte de leur opinion une décision appuyée selon tous les sondages par une minorité : celle de fournir un soutien à une agression impérialiste. Nous sommes en train de vivre un conflit de légitimité évident : le gouvernement a gagné une majorité parlementaire il y a deux ans dans les urnes, mais aujourd’hui il n’est plus soutenu par l’immense majorité des citoyens, favorables à la paix et n’acceptant pas l’intervention militaire états-unienne, avec ou sans l’aval de l’ONU, en Irak et absolument opposés à la participation espagnole à ce conflit.
Les effets de la pression des masses ont substantiellement modifié le paysage politique espagnol. Au cours de son second mandat, le gouvernement d’Aznar a commencé à accumuler les échecs qui témoignent de l’existence d’éléments de rejet absents au cours de la période 1996-2000. Ce furent d’abord les étudiants qui se mobilisèrent contre une réforme imposée de l’éducation. Les agriculteurs, les écologistes et les citoyens de l’Aragon, de Rioja et de Catalogne s’opposèrent par la suite au Plan hydrologique national improvisé de manière précipitée par le Ministre de l’environnement, Jaume Matas, accusé de se servir des moyens institutionnels pour espionner ses rivaux politiques. Ensuite la paix sociale régnante fut rompue par la grève générale de juin 2002, accompagnée d’une mobilisation dans les rues sans précédent au cours des années antérieures et suivie de la manifestation à Séville contre le sommet de l’Union européenne présidé par l’Espagne. Officiellement l’existence même de la grève fut niée, mais le Ministre du travail fut remercié et le gouvernement a retiré tous les points qu’il prétendait imposer par décret. L’ineptie, l’obscurantisme des informations et les contradictions gouvernementales après la catastrophe écologique et sociale du naufrage du pétrolier Prestige devant les côtes galiciennes ont amorcé un large et massif mouvement populaire qui, sous le thème de « Plus jamais ! », a exigé dans la rue la démission des responsables gouvernementaux. La posture guerrière d’Aznar a mis fin à la patience populaire. L’élément central de la situation, c’est l’apparition d’une nouvelle subjectivité populaire, dont la force et la persistance seront mises à l’épreuve au cours des prochains jours et mois : c’est la fin du conformisme résigné face aux gouvernements conservateurs du Parti populaire (PP) ; il est possible de s’opposer à la guerre ; il est possible de changer ceux qui gouvernent.
Le 25 mai prochain auront lieu les élections municipales dans l’ensemble du pays et des élections aux parlements autonomes dans trois des dix-sept régions et nationalités qui composent l’État espagnol. Ce n’est pas le meilleur terrain pour défaire le PP belliciste, mais c’est la première bataille électorale qui permettra à la citoyenneté de s’exprimer sous une forme partielle et déformée. Le Parti socialiste, qui sous la pression des événements a adopté une attitude antibelliciste claire (bien plus que celle qu’une bonne partie de ses dirigeants avaient décidée), commence à dépasser le parti d’Aznar en intention de votes déclarées dans les sondages. Son leader, Rodríguez Zapatero, qui aux yeux de la plupart des dirigeants socialistes fut simplement un homme de transition pour la « traversée du désert » des gouvernements conservateurs, affirme sa crédibilité devant un Aznar déprécié. La Gauche Unie (Izquierda Unida, IU) a retrouvé des sympathies et une crédibilité sociale dans un large spectre, ce qui certainement aboutira à freiner l’effondrement électoral annoncé dans ses propres rangs. Les deux formations se verront favorisées par une réduction de l’abstention de la gauche sociale.
La mobilisation sociale est à l’origine du redressement électoral de la gauche. Elle est également à l’origine des tensions internes croissantes au sein du PP et des glissements d’opinion de sa base sociale : divers conseillers des petites et moyennes municipalités se sont distanciés de leur parti y compris en rejoignant et soutenant les mobilisations. Pour la première fois certains dirigeants conservateurs de divers niveaux se sont permis de critiquer, en privé mais de manière à ce que cela se sache, les excès pro américains d’Aznar et de Palacio. La triade des successeurs possibles d’Aznar, composée des ministres Rojoy et Rato ainsi que du dirigeant conservateur en Euskadi (Pays Basque) major Oreja, préoccupée par l’avenir, traîne les pieds devant les actes publics d’appui et d’adhésion aux thèses du président du gouvernement.
Ce qui est encore plus important, l’appui acritique de la base sociale d’Aznar commence à se corroder lentement. Les croyants catholiques sont perplexes devant un gouvernement qui semble être fier de désobéir non seulement à la Conférence épiscopale espagnole, mais encore au pape lui-même. De très nombreux ecclésiastiques se sont prononcés contre l’agression actuelle en Irak et contre l’immoralité de la notion même de guerre préventive, dans leurs homélies dominicales. De nombreux moyens de communication privés, avec le périodique El Mundo à leur tête, qui jusque-là soutenaient de manière ferme les décisions du PP, ont pris ouvertement leurs distances sur la question du Prestige et plus particulièrement sur la guerre en Irak. Certains journalistes de droite ouvertement pro-yankees comme Daniel Valcarcel, très liés au PP et à ses intérêts médiatiques, ont commencé à expliquer en quoi une guerre serait une erreur pour l’Espagne et pour les États-Unis. Aucun secteur significatif de l’opinion publique, ni du monde académique, n’a accordé du crédit au discours d’Aznar qui tentait de lier la lutte contre l’ETA et la fermeture du périodique basque Egunkaria avec la lutte contre le terrorisme international, qu’il soit ou non islamique, et de là avec les plans conspiratifs du dictateur irakien Saddam, surtout après l’échec des accusations du Ministère de l’Intérieur contre divers Algériens détenus au milieu d’un déploiement médiatico-policier pour préparer l’opinion publique à la guerre. Certains militaire ont exprimé leur mécontentement parce que Trille, le Ministre de la Défense, a mis en marche des plans de guerre sans tenir compte de leur avis et, ce qui est plus important, des voix opposées à la participation espagnole se sont fait entendre dans les rangs d’officiers intermédiaires.
Des critiques croissantes contre la politique extérieure du PP s’élèvent au sein des autres partis bourgeois (nationalistes basques, canariens et catalans), qui ont si souvent servi de béquille aux politiques d’Aznar, au sein du Parti socialiste et parmi les intellectuels du fait de ce qui est présenté comme une rupture brusque et inacceptable des fondements de l’orientation espagnole classique : primauté de la construction de l’Union européenne, recherche d’un pont entre l’UE et le monde hispano-américain, bon voisinage avec les pays du Maghreb et par extension avec le monde arabe et neutralité plus ou moins active dans les conflits armés. Divers porte-parole patronaux ont critiqué l’attitude espagnole qu’ils assimilent à un acte d’inimitié envers le monde arabe et islamique, ainsi qu’à une mise en danger des intérêts touristiques sensibles envers les situations d’instabilité et de risques supposés d’attaques. En fait, ni les entrepreneurs, ni leur secteur intellectuel n’associent l’idée du renforcement du poids et de la crédibilité économique de l’Espagne en tant que puissance impérialiste de second ordre avec le rêve d’Aznar d’« être parmi les pays qui comptent, servent et valent » et qui accordent leur appui inconditionnel à la guerre d’agression préventive pour participer au saccage et au partage du butin entre les vainqueurs dans le cadre du nouvel ordre international imaginé par Bush et les siens.
Ce qui il y a trois mois semblait être une chimère, est une réalité aujourd’hui : le parti d’Aznar rencontre ses premiers problèmes sérieux. Et ce qui était absolument improbable apparaît aujourd’hui comme possible : la fin de son délicieux règne approche.