On mesure mal aujourd’hui le chemin parcouru par cette « jeune fille rangée » [1] issue d’une « bonne famille », éduquée selon les principes catholiques de sa mère, qui décide de prendre sa vie en mains en se consacrant totalement à la littérature et refuse de suivre le chemin tout tracé pour les femmes de son époque et de sa classe : un beau mariage qui la mette à l’abri du besoin. C’est dans cet état d’esprit qu’elle rencontre Jean-Paul Sartre à la Sorbonne, alors qu’elle prépare l’agrégation de philosophie : elle est deuxième au concours (après Sartre) en 1929. D’une femme aussi brillante intellectuellement on disait, à l’époque, comme son père, qu’elle avait un « cerveau d’homme » !
On mesure mal également ce que représentait pour une femme de vivre librement sa sexualité, en refusant, pour elle, la maternité, pour se consacrer entièrement à son travail d’intellectuelle .
Le deuxième sexe : un pavé dans la mare
On oublie encore un peu vite l’audace qu’il lui fallut pour écrire en 1949 Le deuxième sexe. Les réactions d’une violence inouïe au moment de la publication de certains chapitres dans Les Temps modernes, non seulement du PCF mais d’un certain nombre d’intellectuels de droite ou de gauche offusqués par la liberté de ton de cette femme, sont là pour en témoigner. Simone de Beauvoir écrit dans un contexte marqué par la remontée du discours familialiste et nataliste dans toute la société, par la répression de l’avortement et de la contraception ; ce n’est pas encore le temps de la création de La maternité heureuse (futur Planning familial) qui n’intervient qu’en 1956. Dans cette somme (mille pages) qui exigea un an de travail acharné à la bibliothèque, elle s’attaque au préjugé fondamental de l’époque concernant les femmes : les femmes seraient le fruit de leurs hormones et leur place subordonnée s’expliquerait par leur infériorité « naturelle ». Pour Simone de Beauvoir au contraire, au lieu de casser les aspirations des filles à devenir des êtres humains à part entière, libres de forger leur destin, et de les éduquer à « attendre » leur salut de la rencontre avec un prince charmant, il faut les préparer à être indépendantes pour conquérir leur liberté.
On trouve dans cet ouvrage des pages d’une finesse d’analyse extraordinaire sur l’aliénation des femmes au foyer enfermées dans le travail domestique et qui, pour échapper à la routine et l’ennui, sont entraînées dans la spirale infernale de l’ordre et de la propreté ; des pages d’un grand courage pour parler de sexualité et d’homosexualité sans fausse pudeur, revendiquer le contrôle des naissances, déjà pratiqué dans les pays anglo-saxons, dénoncer les abus sexuels sur les petites filles ou le viol conjugal. Les pages consacrées à « l’amoureuse » ou à « la femme indépendante », sont, elles aussi, d’une grande subtilité. Contrairement à ce qu’elle prétend dans son introduction, elle ne porte pas un regard « objectif » sur la situation des femmes. On sent, plus d’une fois, une profonde empathie avec elles, en particulier lorsqu’elle aborde la question de la vie amoureuse ou de « la femme indépendante ». Elle montre combien, à cette époque, même les femmes qui n’ont pas accepté le sort traditionnel réservé à leurs « compagnes de malheur » sont profondément « divisées » intérieurement : comment satisfaire ses désirs sexuels, sans se marier, sans passer pour une femme « facile » ? comment une femme cultivée peut elle séduire l’autre sexe sans perdre son temps à se transformer en objet sexuel, en « proie », conforme aux normes de la féminité traditionnelle etc. questions qui taraudent sans doute moins les jeunes femmes d’aujourd’hui, tant les normes vestimentaires et de conduite ont pu évoluer dans certains milieux socio-culturels mais certainement pas de manière uniforme dans l’ensemble de la société.
Bien qu’on ait retenu de ce livre, cette formule choc et lourde de sens : « On ne naît pas femme, on le devient », les lectrices (et lecteurs ) attentives ont pu débusquer nombre de contradictions dans la pensée de Simone de Beauvoir. Loin de s’être arrachée totalement à la conception biologisante des femmes, elle y fait retour pour expliquer les « origines » de la domination masculine. Si les hommes ont pu marquer l’histoire, c’est parce qu’ils ne donnent pas la vie. Les femmes, de part ce « handicap » que représente leur corps, de l’adolescence jusqu’à la ménopause, sont vouées à « l’immanence », quand les hommes peuvent au contraire prétendre à la « transcendance » en conquérant le monde. Sylvie Chaperon a expliqué dans un article qui fait référence [2] ce « syndrome des pionnières » qui tout en ouvrant de nouveaux chantiers portent encore les marques des idéologies passées. Malgré sa conviction intime d’avoir échappé à l’oppression dont sont victimes les autres femmes, Simone de Beauvoir invitent les femmes à se libérer collectivement, non par la lutte féministe (largement méconnue par elle) mais ... en prenant pour modèle les hommes qui les ont devancées sur le chemin de la liberté. Mais cette émancipation implique en retour que les hommes appréhendent les femmes comme leurs égales et que les femmes gagnent l’égalité dans le monde du travail.
Malgré ses réflexions inabouties (ou à cause d’elles selon Sylvie Chaperon), ce livre a joué un rôle de bouée de sauvetage pour des milliers de femmes isolées qui avaient vécu dans le malaise, voire la souffrance, leur « destin » de femmes. La génération des femmes du babyboom qui fut celle du féminisme des années soixante-dix eut souvent d’autres lectures avant celle du Deuxième sexe. Par contre, pour beaucoup d’entre elles, l’existence du couple mythique (dans tous les sens du terme) Beauvoir/Sartre les avaient encouragées à repousser la perspective du mariage et à envisager un compagnonnage avec l’homme de leur choix. Il faut se rappeler enfin, à l’heure des bilans, qu’au delà de ses écrits théoriques, ses romans ou ses récits autobiographiques, Simone de Beauvoir ne s’est pas contentée de prêcher la bonne parole. Elle s’est engagée, comme Sartre, dans de nombreux combats. Elle signa le « Manifeste des 121 » qui défend le droit à l’insoumission, en pleine guerre d’Algérie, participa au tribunal Russel contre la guerre du Vietnam, apporta son soutien au mouvement étudiant de Mai 68. Au printemps 1971, elle s’engagea dans le mouvement féministe en signant le manifeste des « 343 », dans lequel elle déclarait avoir avorté avec d’autres personnalités ou femmes anonymes. Un engagement qu’elle ne remit jamais en cause.