Les éditions La fabrique rééditent un choix de textes présenté pour la première fois dans les années 70 par Alain Faure et Jacques Rancière. Entre la révolution de 1830 et le coup d’Etat du 2 décembre 1851, à travers l’épreuve de deux révolutions trahies et dans la résistance à la transformation capitaliste du travail, voilà en effet une période où les prolétaires français ont beaucoup écrit, forgeant progressivement l’exigence d’une émancipation ouvrière radicale.
Brochures républicaines, manifestes associatifs, pamphlets dirigés contre l’idéologie de la bourgeoisie louis-philipparde et (déjà !) ses fidèles journalistes, règlements d’associations, proclamations socialistes et appels à l’union de classe composent un ensemble dont l’aspect éminemment historique, avec son vocabulaire daté et ses tâtonnements, ne réduit pas l’impact pour le-la lecteur trice d’aujourd’hui
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Publié dans le contexte de l’après-68, Rancière explique dans sa postface de 2007 qu’il s’agissait alors de montrer que les philosophes, même marxistes, n’étaient pas les seuls à réfléchir et que là où certains se seraient attendus à trouver dans les textes des ouvriers-ères « la manifestation spontanée d’une souffrance et d’une colère » on trouvait bien plutôt « l’expression d’un travail de la pensée ». Et en effet, à la lecture de ces textes, il est remarquable de constater que les grands concepts du socialisme et du marxisme sont progressivement développés par les ouvriers-ères eux-mêmes : aliénation par le travail, idéologie dominante qui systématiquement décrédibilise les revendications des travailleurs-euses, plus-value par laquelle les patrons volent le travail des ouvriers-ères, nécessité d’une socialisation des moyens de production, etc. A tel point, écrit encore Rancière dans sa préface, que « si Marx a pu ridiculiser la quincaillerie théorique de Proudhon ou le syncrétisme des militants parisiens, il n’a pas pu penser le but à atteindre dans d’autres termes que ceux de ces “artisans” ».
Egalité des intelligences
Il est également passionnant de suivre les réflexions des ouvriers-ères cherchant la meilleure forme d’organisation qui leur permettrait de se défendre, ce qui les amène par exemple à abandonner progressivement le corporatisme du « compagnonnage » pour privilégier l’unité de la « fédération ». Réflexions organisationnelles qui sont toujours intimement liées aux leçons tirées des réussites et des échecs des grands mouvements sociaux du temps (en particulier des révolutions de 1830 et de 1848). Ces réflexions des ouvriers-ères permettent aussi de mesurer « en creux » toute l’arrogance de la bourgeoisie louis-philipparde, arrogance qui résonne d’une façon curieusement familière aux oreilles du-de la lecteur-trice d’aujourd’hui, saturées de sarkozysme ou de blochérisme.
Ce travail, qui sera prolongé et affiné six ans plus tard avec la publication de la thèse de Rancière La Nuit des prolétaires, ouvre ainsi sur une histoire de la pensée ouvrière qui n’est pas directement l’histoire des grandes doctrines sociales (Marx, Proudhon, Fourier) et de ses transformations, mais qui pourrait lui servir de fondement.
C’est aussi que, comme le note Rancière en conclusion de son livre : « L’égalité des intelligences reste la plus intempestive des pensées que l’on puisse nourrir sur l’ordre social », ou encore, comme l’écrivait dans une lettre au journal National les tailleurs nantais en 1840 : « Certainement que nous ne connaissons pas le grec et le latin, mais nous connaissons pratiquement toutes les misères de l’ouvrier et les moyens de leur procurer, sans nuire à personne, le bien-être et la sécurité qu’ils réclament ; cette connaissance suffit à nos besoins. »
* La parole ouvrière, textes choisis et présentés par Alain Faure et Jacques Rancière, Paris, La fabrique, 2007, 347 p.