Introduction à l’article sur le portrait de Nadja Ofsjannikova
Cet article est tiré du livre : « die Asbestlüge », « le mensonge de l’amiante » écrit par Maria Roselli.
Maria Roselli est reporter et journaliste indépendante, traitant plus particulièrement d’économie, de migration et de coopération du développement. Elle vit à Zürich. Dans son livre qui vient d’édité aux éditions Rotpunktverlag, « Mensonge de l’amiante, histoire et présence d’une catastrophe industrielle », Maria Roselli traite de l’histoire douloureuse de ces femmes et de ces hommes qui ont été exposés sans le savoir aux fibres de l’amiante mortelle et qui le sont encore aujourd’hui. L’industrie suisse a joué un rôle très important.
Niederurnen et le canton de Glaris n’étaient pas seulement le siège principal du groupe Eternit de la famille Schmidheiny, mais aussi un des centres de pouvoir internationaux de l’industrie de l’amiante-ciment. A l’époque de l’euphorie de l’amiante, le Holding Schmidheiny Amiantus AG contrôlait depuis le lieu de l’industrie glaronnaise les usines d’amiante-ciment dans 16 pays avec environ 23 000 collaborateurs-trices. De plus, le cartel des produits d’amiante-ciment, qui étaient catalogués dans le registre du commerce sous le nom de Société internationale d’amiante-ciment (SAIAC), avait dès 1929 son siège dans les bureaux d’Eternit AG à Niederurnen. Le premier président de la SAIAC était aussi un Suisse, le propriétaire d’Eternit Suisse Ernst Schmidheiny. Ils ont contribué à un chapitre de l’histoire particulièrement sombre dans l’Allemagne nazi : les producteurs de la SAIAC ont continué à développer cette industrie dans le secteur berlinois et ils n’ont pas hésité à exploiter des travailleurs forcés.
L’histoire d’Eternit Berlin pendant la seconde guerre mondiale appartient à un des chapitres les plus sombres de l’histoire de l’amiante et c’est aussi une des périodes les moins connues en Suisse. Les deux frères Schmidheiny, Ernst et Max étaient dans le conseil d’administration de La société d’Eternit en Allemagne DAZAG, (Deutsche Asbestzement-Aktien-Gesellschaft) . Cette société comme d’autres exigeait de plus en plus de travailleurs étrangers pour le développement de leurs usines.
Neuf à dix millions de travailleurs et travailleuses forcé-e-s issu-e-s des camps de concentration ou des prisonniers de guerre d’une vingtaine de pays européens ont été ainsi traînés de force en Allemagne pour exécuter du travail forcé. (En 1944, on pouvait en recenser six millions ). La Dazag a forcé au travail plus cinq cents personnes dont la moitié étaient des étrangers et des étrangères. On comptait parmi eux des prisonniers de guerre français, des travailleurs civils italiens et à partir de 1942, surtout des Européens de l’Est, plus particulièrement des femmes. Les travailleurs et les travailleuses forcé-e-s de l’Est, qui étaient considérés comme des sous-hommes ont travaillé par centaines dans cette fabrique qu’ils n’appelaient pas DAZAG mais Eternit, car l’enseigne Eternit figurait sur les portes de la fabrique berlinoise.
Nadja Ofjanniskova est peut-être la seule survivante de ces travailleuses forcées. Elle vit aujourd’hui dans une maison de retraite à Riga. Comme travailleuse forcée sous le régime nazi, le mots allemands « schnell, schnell, arbeiten, Asbestzement et Eternit » restent à jamais imprégnés dans sa mémoire. Voici son témoignage.
Pierrette Iselin
Interview de Nadja Ofsjannikova
Je me souviens comme si c’était hier : en novembre 1942, - j’avais alors 19 ans -, j’ai reçu une lettre m’annonçant que je devais d’urgence me rendre au bureau du commandant. Si je ne m’exécutais pas, je serais livrée à la Gestapo. J’avais peur que les Allemands ne me tuent ainsi que toute ma famille. Mes amies Nadja Minenko, Tanja Scherbusko et Olga Obrsswenko ont aussi été convoquées.
Le 21 novembre, on nous a conduits à la gare de Kimowitschi qui se trouve à 45 km de mon village ; chez nous, le train ne s’arrêtait pas. C’était un hiver glacial. On nous a transportés sur des luges et nous sommes presque morts de froid. À notre arrivée, de nombreuses femmes venues des villages voisins attendaient déjà. Les soldats nous ont poussés dans un wagon de marchandises. Le sol était tapissé de foin, comme c’est d’usage pour un transport de bétail. Nous avons été entassés : à l’intérieur, il faisait très froid et il n’y avait qu’une petite fenêtre en haut. Nous ne savions pas où nous allions ni combien de temps durerait le trajet. Après un ou deux jours de voyage, les gardes nous ont enfin laissés sortir. Nous devions recevoir à manger. On nous a donné de la soupe et du pain. Mais, lorsque nous sommes revenus vers notre wagon, celui-ci était calciné et nos affaires avaient brûlé. Nous n’avions plus rien qui nous rappelait nos familles et notre vie antérieure. Ensuite, on nous a à nouveau enfermés dans un fourgon et celui-ci s’est mis en marche. À Varsovie, des hommes armés sont venus nous dire qu’il fallait sortir et nous mettre en rang, pour que les directeurs de la fabrique puissent choisir qui ils voulaient faire travailler pour eux.
Lorsque nous sommes arrivés en Allemagne, nous ne savions même pas dans quelle ville nous nous trouvions. Ils nous ont amenés dans un camp de concentration. Je ne sais pas très bien comment il s’appelait, mais je suis presque sûre que c’était Tempelhof. Là, nous avons été forcés à travailler. D’abord, j’ai été employée dans un atelier de couture avec trente autres jeunes filles. Chaque jour, un Allemand venait nous chercher au camp pour nous amener dans la fabrique de textiles. Le soir, il nous ramenait. Le travail était très difficile et exigeait de bonnes facultés. Nous cousions les uniformes des soldats du front. Je me souviens parfaitement de l’endroit. Le bâtiment était chauffé et cela m’a donné la force de ne pas désespérer complètement pendant ce rude hiver. Mais très vite, les alliés ont bombardé l’usine et nous avons été déplacés à Berlin dans une usine d’amiante-ciment. Là, ils nous ont logés dans les baraques qui se trouvaient sur le terrain de la fabrique. Il y avait quatre baraques : trois d’entre elles servaient d’habitations, la dernière de lavoir.
Dans ce camp, le travail dépassait nos forces. Je devais sortir les plaques d’amiante ciment terminées de la halle d’expédition pour les transport dans le train. Personne ne nous a dit où on les emmenait. Nous travaillions à ciel ouvert, la halle de travail n’ayant pas de toit. Nous portions des habits de travail en cellulose et des souliers en bois. Il faisait terriblement froid. Le travail était très pénible, les plaques pesaient environ 20 kilos. Les bras nous faisaient mal. J’étais à deux doigt de craquer et parfois je ne désirais plus qu’une chose : mourir. J’ai beaucoup pleuré. Après un certain temps, j’ai repris courage et j’ai demandé au gardien d’être mutée dans l’atelier de moulage. Mais là-bas non plus, ma tâche n’était pas aisée. Je devais poncer les moules d’amiante ciment. Je passais la journée dans la poussière des pieds à la tête. La fabrique, dans laquelle je travaillais, s’appelait Eternit. Elle était située dans la rue du Canal et bordait ce dernier. C’est là que se dressaient aussi nos baraques. Toute la fabrique était entourée d’une barrière de barbelés ; seul le côté du canal était libre. Des hommes armés faisaient la garde. C’était comme dans un camp de concentration. Comme à Tempelhof, mais en plus petit. Nous portions également des numéros et devions sans cesse présenter notre carte.
Je ne me rappelle plus des noms du personnel de l’entreprise. Le directeur était un homme dans la fleur de l’âge. Il ne se comportait pas mal vis-à-vis des Russes. Je me souviens encore très d’une jeune femme allemande. Elle s’appelait Elsa et travaillait comme comptable.
Je ne sais pas comment j’ai fait pour survivre toutes ces années.
Nous devions travailler même quand nous étions malades : douze heures par jour, six jours par semaine. Lorsque les Russes se sont approchés, le travail s’est intensifié. J’ignore pourquoi exactement : peut-être les Allemands avaient-ils besoin des éléments de construction que nous fabriquions. Nous devions alors commencer à six heures du matin et travailler tard dans la soirée. Une fois, j’ai contracté une pneumonie, mais je n’ai pas pu rester au lit. Personne n’y était autorisé. Une autre fois, j’ai eu un abcès sous le bras qu’il fallait opérer. Il y avait une sorte d’infirmière du camp, qui s’en est occupée mais qui m’a tout de suite renvoyée à l’atelier. Une femme qui vivait dans ma baraque s’est évanouie pendant le travail et est morte un peu après. Ils l’ont simplement emmenée. On nous a dit qu’elle souffrait de tuberculose. Sinon, les autres femmes de ma baraque ont toutes survécu.
Parfois, nous avions le droit de sortir et d’aller de la maison du gardien jusqu’au portail de la fabrique. Fuir ? Nous n’y pensions même pas. Nous savions que nous n’avions aucune chance de pouvoir nous évader. Où serions-nous allées d’ailleurs ? Comme nous portions toutes les signe « Est » on nous aurait tout de suite rattrapées. Une fois, quelques femmes ont fait une tentative d’évasion, mais on les a ramenées très vite. En guise de punition, la Gestapo les a mises pendant un mois au cachot et lorsqu’elles sont revenues dans la fabrique, elles ont dû y accomplir les pires besognes.
Lors des rangements dans l’atelier, j’ai rencontré une femme allemande. Elle m’a adressé la parole et m’a demandé d’où je venais. Je lui ai dit que j’étais Russe et la femme m’a prise en pitié. Elle m’a raconté que son fils était soldat en Russie. Elle voulait m’aider par ce qu’elle espérait que là-bas aussi quelqu’un s’occuperait de son fils. C’est pour cela qu’elle a demandé au chef du camp si je pouvais lui rendre visite un dimanche. Cela a été possible, car il était parfois permis de quitter le camp pour une courte période. La femme est venue me chercher et m’a amenée chez elle. Elle avait encore un fils plus jeune, qui n’avait pas l’air de se réjouir de ma visite. Mais la femme lui a expliqué en allemand qu’elle était ma situation et il a semblé comprendre. Quelques jours plus tard, je l’ai vu longer la barrière à vélo et il m’a salué. Ce geste chaleureux m’a remplie de joie. La femme m’a fait cadeau d’une vieille robe. Je me suis laissée photographier dans cette robe, lorsque le photographe du camp est venu prendre des images de nous dans la baraque. Je lui ai donné quelques sous pour cela. Le peu d’argent que nous recevions de temps à autre pour notre travail ne nous servait à rien. Nous ne pouvions pas sortir pour nous acheter quelque chose et nous n’avions pas non plus de coupons de rationnement.
L’alimentation dans le camp était lamentable. Pour le déjeuner, il y avait de la soupe à la farine, à midi de la soupe de betteraves fourragères et le soir, 100 grammes de pain et un peu de margarine. La faim était insupportable. La soupe attendait déjà dans les assiettes quand nous arrivions couvertes de poussière dans la baraque à midi. La surveillante de la baraque, une grosse Allemande, nous observait tout le temps et contrôlait chacun de nos mouvements. Lorsque l’on n’obéissait pas, on était roué de coups. Le soir, l’une d’entre nous était chargée de peser chaque bout de pain sur une petite balance et la surveillante veillait scrupuleusement à ce que personne ne reçoive plus de 100 grammes. Nous étions tellement épuisées par le travail que nous nous couchions tout de suite sur nos couchettes. Mais la faim était si grande, que je n’arrivais parfois pas à m’endormir.
Des hommes allemands travaillaient également dans l’atelier et certains d’entre eux étaient chargés de faire la garde. Parfois je me demande comment j’ai pu supporter tant de souffrance. Je pensais souvent à ma famille. Comment allait-elle ? J’ai reçu deux lettres de ma mère. Ce fut un bonheur indescriptible ; je les ai lues et relues, en larmes, et portées continuellement sur moi, jusqu’à ce que le papier ne parte en lambeaux.
En avril 1945, nous avons à nouveau subi des bombardements. Par chance, nous avons pu nous réfugier dans la cave ensemble avec les Allemands, car une bombe a touché l’atelier et l’a détruit sauf nos baraques. Peu de temps après, on nous a libérés. Ce sont les Russes qui nous ont appris la nouvelle. Les femmes poussaient des cris de joie en se tombant dans les bras. Elles embrassaient même les soldats. Mais ceux-ci ne se sont pas attardés, car la lutte n’était pas terminée pour eux ; les armes à la main, ils se sont dirigés vers le centre de Berlin. Mais j’avais peur. Comment retourner à la maison ?
Nous avons dû rentrer à pied. Aujourd’hui, je n’arrive pas à imaginer comment nous avons pu surmonter de telles difficultés. Sans nourriture, sans moyens de transport : parfois, des soldats nous prenaient avec eux.
Quand, en l’an 2000, j’ai appris que les personnes qui avaient été forcées de travailler en Allemagne recevaient une indemnisation, je me suis rendue aux archives et ai demandé qu’on me délivre une attestation. Mais on m’a envoyé un document dans lequel il était écrit que j’étais allée volontairement dans un camp de concentration. Cette nouvelle m’a rendue très triste. Mais comment prouver le contraire ? J’ai aussi envoyé une lettre à la fabrique Eternit, mais je n’ai obtenu aucune réponse. Lorsqu’il était encore en vie, mon père avait rapporté de Russie une attestation qui disait que j’avais été déportée contre mon gré. Je l’ai remise à mon employeur. Aujourd’hui, ce document reste introuvable.