En matière de gestion des services de distribution d’eau, l’exception culturelle française existe bel et bien, contrairement à ce que déclarait l’ex-président de la Compagnie générale des eaux, Jean-Marie Messier. Alors que, dans le monde, la gestion des services d’eau et d’assainissement est publique dans 96 % des cas, 60 % des communes françaises (80 % des usagers) délèguent au privé la gestion de la distribution de l’eau. Plus inquiétant, la situation française tend à devenir un modèle mondial. Les trois multinationales leaders mondiaux de la distribution de l’eau sont de vieilles entreprises françaises. Ondeo (groupe Suez, ex-Lyonnaise des eaux) a 120 ans, Veolia (ex-Générale des eaux) plus de 150. Le système de délégation de service public a fait ses premiers pas avec Napoléon III, qui signa l’acte de naissance de la Générale des eaux, afin d’équiper Paris d’un réseau d’eau et de répondre à cet investissement conséquent. Par la suite, la ville a pris en charge les investissements, tandis que la compagnie s’occupait de l’entretien des canalisations et de la distribution-facturation.
Les contrats de délégation sont négociés, avec les entreprises, par les maires ou les présidents des collectivités territoriales, lorsque la question se pose de déléguer plutôt que de rester ou de passer en régie municipale. Le prix de l’eau est fixé au moment de la signature des contrats. Ce mode de décision, sans aucune transparence, a vite conduit à la corruption, facilitée par les droits d’entrée et le financement opaque des partis politiques avant 1993 (lire ci-dessous). En 1996, Alain Carignon, alors maire de Grenoble, est condamné à cinq ans de prison (dont un avec sursis) pour corruption, dans une affaire impliquant la Lyonnaise des eaux.
A la tête du client
L’UFC-Que choisir, les cours régionales des comptes et l’Association pour un contrat mondial de l’eau (Acme), ainsi que d’autres associations, dénoncent régulièrement les disparités de prix, en fonction des territoires et des modes de gestion – publique ou privée. En France, les écarts de prix vont de un à sept, que l’on soit en Bretagne, à Toulouse ou dans une commune rurale d’Auvergne. De même, les écarts de prix entre la gestion publique et la gestion privée sont, en moyenne, de 27 %. Mais ils peuvent atteindre 70 % !
L’enquête de l’UFC-Que choisir, publiée en début d’année, est revenue sur certains écarts de prix, que seul le besoin de faire des profits faramineux explique. Le taux de marge atteint 58,7 % en banlieue parisienne, 56,1 % à Marseille et 55 % sur la presqu’île de Gennevilliers (Hauts-de-Seine). En comparaison, les régies municipales, comme à Clermont-Ferrand, à Annecy et à Grenoble, ont un taux de marge qui avoisine 10 %. En Île-de-France, le Syndicat des eaux d’Île-de-France (Sedif) regroupe, depuis 1922, 144 communes sous le même contrat de gestion de la production et de la distribution d’eau potable, contrat délégué à Veolia eau depuis la création du syndicat. Le ministre de la Fonction publique, André Santini, préside le Sedif, secondé par onze vice-présidents, le maire de Montreuil (Seine-Saint-Denis), Jean-Pierre Brard (député apparenté communiste) assurant le poste de premier vice-président. En moyenne, le Sedif vend l’eau 3,45 euros/m3, soit un euro de plus qu’à Paris.
Comment expliquer cette différence de prix ? Le flou règne et aucune réponse sérieuse n’a été donnée à ce jour, quelles que soient les critiques apportées à l’enquête de l’UFC-Que choisir. Celle-ci montre que plus l’installation est grande, dense et le contrat ancien, plus le prix de l’eau est élevé. L’enquête a également mis en évidence que les gros consommateurs payent moins que les petits. C’est une véritable incitation au gaspillage. L’exemple le plus parlant concerne Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine) : le fief de Nicolas Sarkozy bénéficie d’une ristourne de 61 % sur sa facture d’eau, du fait de sa grande consommation (plus de 1 825 000 m3). Il en va de même à Lyon, où la mairie socialiste a annoncé, pour 2008, une baisse du prix de l’eau de 0,285 centimes d’euro par m3, mais variant en fonction de la quantité consommée. Pour ceux qui consomment plus de 60 m3 par an, la baisse sera bien de 16% mais, moins on consomme, moins elle se fait sentir.
Système opaque
Autre point non négligeable qu’engendre le système de délégation, le non-remplacement des canalisations. Le changement des canalisations anciennes est financé par les provisions pour renouvellement prélevées sur la facture des usagers. Mais elle est rarement utilisée pour entretenir le réseau d’eau. L’empire Vivendi, que Jean-Marie Messier avait bâti à partir de la vieille Compagnie générale de eaux, s’est en partie constitué avec les 27 milliards d’euros de provisions, transformés en prime d’assurance et détournés vers des paradis fiscaux. Une enquête parlementaire, exigée en 2002 par quelques députés vivant eux-mêmes dans des villes ayant des contrats de délégation avec ces entreprises, n’a jamais été diligentée. L’affaire se tassa, au plus grand bonheur des marchands d’eau et des élus. Les usagers, eux, ont payé pour rien : au final, quand les canalisations devront être changées, qui paiera ?
L’enquête de l’UFC-Que choisir et la médiatisation croissante de l’opacité du système de délégation bousculent élus et ministère de l’Environnement. Les réactions pleuvent de tous côtés pour contester cette enquête et la méthode de travail qui a permis d’obtenir ces chiffres stupéfiants. L’enquête se fonde sur un panel de plusieurs communes et peut, certes, être critiquée. Mais ces remarques ne répondent pas au fond du problème, qui reste l’opacité du système. Les réactions ne s’arrêtent pas seulement aux critiques. André Santini a écrit à ses collègues députés pour les inciter à ne pas rencontrer Que choisir.
De son côté, le ministère de l’Environnement a timidement réagi sur son site Internet : « Le juste prix de l’eau ne peut être uniforme partout en France, puisqu’il est lié à des caractéristiques locales, telles que la qualité de l’eau prélevée, la densité des populations ou le niveau de service proposé à l’usager. L’absence de données homogènes accroît le risque d’interprétations divergentes des chiffres bruts. » Si nous appliquions cette argumentation à l’énergie, nous aurions des prix d’électricité et de gaz très différents d’une région à l’autre… ce qui nous attend certainement. Cette argumentation nous prouve également que la distribution de l’eau n’est pas un service public. Un service public n’est-il pas censé garantir un prix identique à tous les citoyens ?
Remunicipalisation
Autre exemple concret d’inégalité et du système « pollué-payeur » que les dernières lois sur l’eau n’ont pas changé, la facture d’eau. Composée de multiples éléments, elle est extrêmement compliquée à détailler, ce qui permet de laisser les usagers dans l’ignorance. Une partie de cette facture concerne la production et la distribution, une autre l’assainissement. Cette deuxième partie est collectée pour les agences de bassin. Ces agences redistribuent cet argent « sous forme d’aides financières (prêts, subventions) aux collectivités locales, aux industriels et aux agriculteurs pour la réalisation de travaux : de lutte contre la pollution et de développement et de gestion des ressources en eaux », comme l’annonce leur site Internet. L’explication est presque sincère. Les usagers qui consomment cinq fois moins que les agriculteurs payent les dégâts engendrés par l’agriculture intensive, alors que 80 % des captages d’eau destinés à l’agriculture ne sont pas comptabilisés, et donc taxés. L’eau distribuée en Bretagne est très souvent en dessous des normes de potabilité, qui sont déjà un minimum en termes de qualité. L’agriculture, par l’élevage intensif de porcs et de volailles, ainsi que l’usage de pesticides, a contaminé les nappes phréatiques, rendant difficile sa purification et augmentant le coût de production de l’eau potable. Les agriculteurs ne reversent pourtant rien aux agences de l’eau, qui doivent subventionner la dépollution des rivières. La cour des comptes a récemment dénoncé les aides publiques (310 millions d’euros) versées aux agriculteurs en Bretagne depuis 1993 sans qu’aucune amélioration ne soit constatée.
Lors des prochaines élections municipales, l’eau sera une question de premier plan dans le débat public. Partout, des usagers révoltés par le fait que leur facture d’eau enrichit les actionnaires demandent des baisses de tarifs. La seule réponse reste la remunicipalisation. Après l’annonce de la remunicipalisation partielle à Paris, il faut que le débat soit mené partout, afin que, à l’heure où 60 % des contrats vont être renégociés, les futurs élus prennent position pour un service moins cher, moins opaque et de meilleure qualité.
Encart
EAUX TROUBLES
En 1982, les lois de décentralisation suppriment la tutelle des préfets sur les élus locaux. Ces derniers peuvent ainsi signer seuls des contrats jusqu’alors encadrés par les services de l’État. Les enveloppes et les « droits d’entrée » sont l’arme supplémentaire des entreprises. Le droit d’entrée consiste en une somme (de 10 à 100 millions de francs) versée à la signature du contrat avec l’entreprise privée. Il était versé au budget général de la ville. Il peut s’accompagner de la construction d’un stade ou autre équipement, sans compter les avantages tarifaires pour les services municipaux, les élus et les entreprises.
En 1995, la loi Barnier prohibe ces droits d’entrée, qui se transforment aussitôt en « redevances d’occupation du domaine public capitalisé », toujours en vigueur aujourd’hui. Certaines collectivités, pour doper leur budget, augmentent les tarifs fixés avec le délégataire privé aux dépens des consommateurs. Ainsi, les élus affichent une bonne gestion, une faible augmentation des impôts, un budget équilibré... Des dizaines de millions d’euros peuvent ainsi alimenter le budget municipal grâce à un impôt qui n’a pas de nom.
Car ces sommes ne sont nullement un don. Elles sont remboursées sur la facture des usagers à des taux d’intérêts très élevés. Le contrat de la ville de Toulouse, passé en 1990 avec la Compagnie générale des eaux (CGE), en est le triste exemple. À sa signature, la CGE a versé la somme de 437,5 millions de francs (67 millions d’euros). Une aubaine pour la ville. La droite au pouvoir fait campagne sur la dette zéro à chaque élection, mais à quel prix ? La somme allouée devait, si des usagers ne s’étaient pas mobilisés, être remboursée sur la facture des usagers à un taux pouvant atteindre 13 %. Le remboursement à la fin du contrat aurait atteint 1,450 milliard de francs (221 millions d’euros) !