Le Nouvel Observateur . - Quelle est la particularité de l’immigration dans votre pays ?
Fouad Laroui. - Deux particularités aux Pays-Bas : cette immigration est récente et les communautés numériquement significatives ne viennent que d’une poignée de pays : la Turquie, le Maroc, le Surinam... Ceux qu’on appelle ici les allochtones (un terme sans connotation négative) forment environ 10% de la population. Mais la définition de l’allochtone est tellement large - au moins un des parents nés à l’étranger - que le prince héritier est techniquement un allochtone, puisque son père, le prince Claus, était allemand...
Tariq Ali. - Historiquement, l’immigration en GrandeBretagne a toujours été affectée par des facteurs géographiques, puisqu’il s’agit d’une île. Dans les siècles passés, c’est par bateau qu’arrivaient les réfugiés huguenots venus de France, puis, à la fin duXIXe et au début du XXe siècle, les juifs fuyant les pogroms en Russie, en Pologne, en Galicie. Après la décolonisation de l’Inde (et la sécession du Pakistan) et des Antilles britanniques, on a assisté à une grande vague d’immigration en provenance de ces régions, mais de nature très différente. Il ne s’agissait plus de réfugiés mais de main-d’œuvre dont la Grande-Bretagne d’après guerre avait besoin pour ses usines et ses hôpitaux. Les ressortissants des anciennes colonies membres du Commonwealth ont joui jusqu’en 1962 de la liberté d’accès au territoire britannique et de la naturalisation automatique. Cette immigration qui représente environ 5% de la population a contribué à transformer le paysage culinaire de la Grande-Bretagne. La cuisine anglaise, autrefois la pire du monde, a été, pour son bonheur, contaminée par les traditions indiennes et antillaises !
N. O. -Quelle est la tradition de votre pays en matière d’immigration et d’accueil des immigrés, et en quoi a-t-elle changé ces dernières années ?
F. Laroui. - Les Pays-Bas n’ont jamais vraiment été une terre d’immigration, sauf quand il s’agissait d’accueillir des gens persécutés chez eux. Par exemple, certains juifs d’Espagne et du Portugal après la Reconquista, ce qui a quand même produit Spinoza... Au contraire, les Pays-Bas ont été une terre d’émigration. N’oublions pas que New York, l’Australie, quelques villes du Brésil ont d’abord été hollandaises avant de passer aux mains d’autres puissances... Et ils ont occupé l’immense Indonésie pendant 350 ans. Aujourd’hui encore des paysans vont s’installer au Canada ou en... Pologne, à la recherche de grands espaces qu’ils ne trouvent plus ici.
Officiellement, l’immigration liée au travail n’a vraiment existé qu’entre 1969 et 1973. C’est seulement pendant ce très court laps de temps que quelques dizaines de milliers d’étrangers, surtout des Marocains et des Turcs, ont pu venir s’installer aux PaysBas en n’ayant à présenter qu’un contrat de travail. Par la suite, il y a eu le regroupement familial et, périodiquement, des régularisations massives d’immigrés en situation illégale. Il y a eu aussi une forte immigration liée à la décolonisation. Dans les années 1950, des dizaines de milliers de personnes ont quitté ce qui est aujourd’hui l’Indonésie pour s’installer aux Pays-Bas. Ceux-là sont totalement assimilés aujourd’hui.
Quand le Surinam (ex-Guyane hollandaise) est devenu indépendant en 1975, le quart de la population a préféré venir s’établir en métropole. Ce qui est intéressant, c’est que toutes ces immigrations successives ont été perçues comme des accidents de l’Histoire. Officiellement, les Pays-Bas n’étaient pas terre d’immigration. Et puis ils se sont réveillés un jour avec une forte population d’origine étrangère, notamment dans les quatre grandes villes : Amsterdam, Rotterdam, Utrecht et La Haye. Comment en est-on arrivé la, alors que nous ne sommes pas les EtatsUnis ni l’Australie ? C’est cette question, posée avec insistance dans les années 1990 par certains organes de presse (notamment « Elsevier » et « DeTelegraaf »), qui a produit la vague populiste qui a failli porter Pim Fortuyn au pouvoir. Evidemment, le fait qu’une bonne partie de ces immigrés (terme d’ailleurs incorrect puisque la plupart d’entre eux sont de la seconde génération) soient étiquetés « musulmans » n’a pas arrangé les choses, surtout après le 11 septembre 2001. Faire campagne contre la présence des Surinamiens ou des Indonésiens aux Pays-Bas n’aurait rapporté aucune voix. Aucune ! Mais contre l’islam, c’est une autre affaire. C’est là le changement le plus important.
T. Ali. - On a vu peu à peu en Grande-Bretagne se construire des temples et des mosquées. Quand les racistes apostrophaient ces immigrés en leur demandant : « Pourquoi êtes-vous chez nous ? », la réponse venait d’elle-même : « Parce que vous êtes venus chez nous. » Mais on a désormais affaire à la troisième génération, aux petits-enfants des immigrants, et dans l’ensemble leur degré d’intégration dans la société britannique est bien supérieur à ce qu’il peut être en France ou en Allemagne.
N. O. -Quelle place occupe l’immigration dans le débat public et politique de votre pays ?
F. Laroui. - Dans le débat public, très importante ! On en parle pratiquement chaque jour, dans la presse, à la radio, à la télé. Mais il s’agit plus souvent de l’islam et des Marocains que de l’immigration en tant que telle : personne ne s’intéresse aux dizaines de milliers de Polonais qui se sont installés récemment aux Pays-Bas, alors que leurs idées souvent conservatrices pourraient remettre en question la fameuse « permissivité » néerlandaise...
Dans le débat politique, les choses sont plus nuancées. Des partis politiques comme celui créé autrefois par feu Pim Fortuyn et celui qu’anime aujourd’hui Geert Wilders n’ont pas d’autres thèmes que l’islam et les Marocains, même s’ils font parfois semblant de parler d’autre chose. Si Wilders proposait de supprimer tous les impôts, personne ne l’écouterait. Mais lorsqu’il compare Mahomet à Hitler, comme il l’a fait le mois dernier, le propos est largement rapporté. En revanche, les partis politiques les plus importants semblent vouloir éluder la question. Les dernières élections législatives se sont menées sur des thèmes politiques ou de société.
Il est vrai cependant que plusieurs mesures ont été prises pour entraver le regroupement familial. En particulier, il y a eu l’introduction d’un test d’intégration préalable à l’immigration. Une Marocaine qui épouse un compatriote installé à Rotterdam doit d’abord apprendre, chez elle, au Maroc, les rudiments du néerlandais ainsi que les datesclés de l’Histoire des Pays-Bas, sa Constitution, ses traditions, etc. Ce n’est qu’après avoir réussi son examen qu’elle est autorisée à aller rejoindre son mari.
T. Ali. - A partir de 1968, les gouvernements successifs, travaillistes comme conservateurs, ont instauré chez nous un contrôle très strict de l’immigration, ce qui a provoqué l’apparition de réseaux d’« immigration illégale ». Mais depuis dix ans, les immigrés viennent plutôt des nouveaux Etats membres de l’Union européenne, de Pologne, de Roumanie... La presse à scandale, au nom d’un chauvinisme obtus, mène régulièrement des campagnes de protestation contre cet afflux de Polonais et de Roumains.
Et puis, après le 11Septembre, on a vu se développer un débat très sommaire sur l’islam, et on a promulgué de nouvelles lois rendant possible la détention sans procès pour une durée indéterminée, qui fait désormais partie de notre paysage politique et juridique. Certains propos tenus aujourd’hui sur les musulmans sont virtuellement identiques à ce qu’on disait des juifs dans les années 1920 et 1930. Je répète : identiques. Les juifs étaient soidisant incapables de s’intégrer à cause de leur culture et de leur religion, ou, pour certains, conditionnés par les idées violentes des bolcheviks ou des anarchistes...
N. O. -Quelle a été votre expérience personnelle d’immigré ?
T. Ali. - Je suis venu à Oxford en tant qu’étudiant, et non en tant que travailleur immigré. J’avais l’intention de rentrer au Pakistan après mes études, mais l’instauration d’une dictature militaire a rendu ce retour impossible et je me suis retrouvé bloqué en Grande-Bretagne. Plutôt qu’un immigré, je suis devenu un cosmopolite sans racines, et après 68, j’ai été interdit de séjour dans plusieurs pays, notamment la France et les Etats-Unis.
F. Laroui. - De mon côté, j’ai été plutôt gâté. Je suis arrivé aux Pays-Bas en 1989, à un moment où il n’y avait ni « test d’entrée » ni volonté claire de décourager l’immigration. Et comme j’ai eu très vite un poste à l’université, je n’ai pas eu de problème pour obtenir des papiers, ni pour les renouveler. Je n’ai jamais été confronté au racisme ou à la discrimination, sur lesquels pèsent encore un énorme tabou aux Pays-Bas. Le mot « discriminatie » y est un gros mot : même un Wilders s’offusquerait si on l’accusait de faire de la discrimination ethnique ou religieuse...
N. O. - Faut-il réguler l’immigration en Europe, et comment ?
T. Ali. - L’immigration a contribué à façonner le monde moderne. Que seraient les Etats-Unis sans immigrés ? Et un monde où on n’exerce pratiquement aucun contrôle sur les capitaux a forcément du mal à contrôler les flux de main-d’œuvre. Si le système néolibéral a réduit l’Afrique à la pénurie, quel choix reste-t-il aux Africains ? Quitter leur pays pour trouver du travail. Il en a toujours été ainsi. La véritable solution, c’est d’améliorer les conditions de vie en Afrique par un interventionnisme massif des Etats.
F. Laroui. - Tout Etat est par définition tenu de surveiller ses frontières. Dire le contraire, c’est de la démagogie. Quel est le contraire de « contrôler les flux migratoires » ? Laisser les portes grandes ouvertes, qu’entre quiconque le désire ? J’ai des collègues économistes ultralibéraux qui soutiennent ce point de vue, mais je les soupçonne de ne pas y croire vraiment eux-mêmes. Cela dit, ce contrôle des flux doit être transparent et respecter la dignité des gens.
N. O. -L’immigration est-elle un enrichissement pour le pays d’accueil ? Comment définiriez-vous une intégration réussie ?
F. Laroui. - On ne peut pas généraliser. Les milliers de Polonais qui sont arrivés aux Pays-Bas depuis l’an dernier « enrichissent » surtout les entrepreneurs du secteur de la culture sous serre. Les couples aisés y gagnent des baby-sitters sous-payées. Mais le plombier polonais fait de la concurrence au plombier... marocain, qui n’y trouve pas son compte. Bien sûr, un économiste vous démontrera qu’à la fin des fins tout le monde y gagne. Mais c’est plutôt théorique. L’immigration des femmes enfermées dans leur maison et ne produisant que des enfants, dans les années 1970, a conduit tout droit aux tensions sociales dans les villes et à l’apparition des populistes Fortuyn et Wilders. Qui y a gagné ? Une intégration réussie, c’est quand tout le monde y gagne.
T. Ali. - A certains égards, l’immigration a effectivement un effet positif, mais l’intégration n’est au mieux possible qu’à la troisième génération. En France, d’une certaine manière, les gamins de banlieue se sont bien intégrés. Ils ont assimilé l’Histoire de France : face à la répression, ils construisent des barricades et brûlent les symboles de la propriété, ranimant ainsi les fantômes de 1789, 1793, 1848, 1871 et 1968. En Grande-Bretagne, tous les partis politiques comptent des militants et même des parlementaires d’origine asiatique et antillaise.
N. O. -Le fait que les immigrés soient en majorité musulmans aggrave-t-il les problèmes ? La montée du communautarisme est-elle une menace ?
F. Laroui. - Aux Pays-Bas, le communautarisme, c’est la norme ! Personnellement, je le déplore. Je crois d’abord en l’individu ; les communautés, je m’en méfie. On voit main tenant un peu partout des écoles et des lycées islamiques apparaître, il y a même une université islamique à Rotterdam. Ce n’est pas très propice à l’intégration : on risque d’arriver à la situation britannique (j’ai vécu trois ans en Angleterre) où certains jeunes d’origine indienne ou pakistanaise ne rencontrent pratiquement jamais un « Blanc ». Mais l’article 23 de la Constitution des Pays-Bas permet l’enseignement sur une base confessionnelle. Quand j’ai osé dire qu’il fallait se débarrasser de cet article, je me suis fait taper sur les doigts... mais pas par les musulmans ! Par certains chrétiens, qui tiennent à leurs écoles et lycées « christelijk ». L’article 23 est sacré car il a mis fin à la guerre des écoles qui a fait rage il y a un siècle aux Pays-Bas. Maintenant il entrave l’intégration de certains petits Marocains ou Turcs, alors qu’ils n’ont rien à voir avec ces querelles d’antan.
T. Ali. - En Grande-Bretagne, la montée du sentiment religieux affecte toutes les communautés. Tony Blair était un fervent partisan des écoles monoconfessionnelles, ce qui me paraît une très mauvaise idée. Son ministre de l’Education, Ruth Kelly, était membre de l’Opus Dei. En Espagne, l’Eglise catholique contrôle le système scolaire. En Italie, les catholiques jouent un rôle important dans la vie politique, et même dans la France laïque, la religion et l’identité religieuse sont loin d’avoir disparu. On a donc tort de limiter cette critique à l’islam.
Bien sûr, il y a des points de conflagration comme l’affaire des caricatures danoises, qui ont été consciencieusement relayées par certains journaux français. Ces guerres culturelles sont dommageables pour les deux camps. Les occidentalistes intégristes persistent à considérer les musulmans comme fondamentalement autres : différents, étrangers et moralement mauvais. C’est en toute mauvaise foi que le « Jyllands-Posten » a publié ces caricatures. Le but du journal n’était pas de lancer un débat mais de provoquer, et il y est parvenu ! Alors qu’il avait refusé de publier des caricatures du Christ.
Moi qui suis athée, je ne comprends pas ce que signifie la « douleur religieuse » que ressentent les croyants de toute obédience quand l’objet de leur foi est la cible d’outrages. Mais la caricature représentant Mahomet en terroriste est un stéréotype relevant d’un racisme primaire. Il existe au Danemark un populisme raciste qui insinue que tout musulman est un terroriste potentiel. Voila le genre d’absurdités qui mène à l’islamophobie. Les musulmans sont parfaitement en droit de protester. Fallait-il le faire pour autant ? C’est une autre histoire. La réaction a été excessive. En réalité, les premiers manifestants constituaient une infime minorité : 300 au Pakistan, 400 en Indonésie, 200 à Tripoli, quelques milliers en Grande-Bretagne ; à Damas, le gouvernement a manipulé une poignée de voyous pour qu’ils mettent le feu à une ambassade. A Beyrouth, il y a eu un peu plus de monde. Mais pourquoi monter tout ça en épingle, comme si ces manifestations émanaient d’une colère massive et spontanée ?
N. O. -Le gouvernement français a créé un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale. Qu’en pensezvous ?
T. Ali. - J’essaie de ne pas y penser. Ca me rappelle trop Vichy.
F. Laroui. - Un ministère de l’Immigration : très bien. Un secrétariat à l’Identité nationale : pourquoi pas ? Mais les deux ensemble, était-ce vraiment nécessaire ? Cela dit, ne soyons pas naïfs : la manœuvre avait surtout pour but de récupérer certaines voix d’extrême droite. C’est de la politique. L’important, c’est ce que ce ministère va faire. S’il s’agit de s’assurer que les immigrants disposent d’un minimum de connaissance du français et des institutions qui font la France, ce n’est pas une mauvaise chose puisque ça va dans le sens de leur intégration. S’il s’agit de s’assurer qu’ils partagent certaines valeurs de base avec les Français, ce n’est pas une mauvaise chose non plus : la France est une nation au sens de Renan, c’est-à-dire faite de gens qui veulent vivre ensemble. Il faut donc des valeurs communes. La seule question que je me pose est d’ordre pratique : comment mettre en œuvre tout ça ? Comment vérifier ce qu’il y a dans le cœur et dans la tête des gens ?
N. O. -Craignez-vous que la question de l’immigration n’empoisonne l’atmosphère en Europe ?
F. Laroui. - Oui, hélas. D’un côté, l’Europe aura de plus en plus besoin d’immigrés, il suffit de regarder les chiffres et les projections relatifs à la démographie pour le comprendre. De l’autre, cela n’ira pas sans heurts et surtout, cela continuera à fournir aux populistes de tout poil des arguments simplistes, d’autant plus efficaces...
T. Ali. - Si l’Europe se met à traiter les musulmans comme elle a traité les juifs au siècle dernier, alors l’atmosphère deviendra franchement empoisonnée. Et invoquer les Lumières ne nous servira pas à grand-chose. Combien d’Occidentaux savent-ils ce qu’ont vraiment été les Lumières ? Les philosophes français ont lait avancer l’humanité, mais les Lumières ont eu leur face sombre. Voltaire : « Les Noirs sont inférieurs aux Européens, mais supérieurs aux singes. » Hume : « Le Noir est susceptible de développer certains attributs humains comme le perroquet parvient à prononcer quelques mots. » Et on trouve chez leurs confrères bien d’autres propos de la même veine. C’est plutôt cet aspect-là des Lumières qui semble en phase avec le délire antimusulman généralisé qu’on constate dans les médias européens. Le narcissisme européen n’est pas une solution mais une partie du problème.