L’opération engagée par l’Arche de Zoé au Tchad se situe au carrefour d’une forte sensibilité publique au conflit du Darfour et d’une forte disponibilité des 20 000 à 30 000 couples français candidats à l’adoption. L’Arche de Zoé ne s’est jamais revendiquée comme intermédiaire reconnue en adoption internationale. Elle a sciemment « capté » quantité de familles, dont certaines ont vu la possibilité d’accueillir un enfant « sauvé de la mort », plus rapidement et à moindre coût que par l’adoption.
Ayant suscité une sorte d’« appel d’air », l’association se trouvait alors prise dans un raisonnement faussé dès le départ, à savoir chercher des enfants pour des familles candidates, soit l’inverse d’une démarche éthique élémentaire. Les explications données dans le dossier d’inscription des familles1 sont ahurissantes : on peut en déduire que quiconque, célibataire, non-agréé par l’Aide sociale à l’enfance, serait éligible pour accueillir un, deux ou trois enfants, sur la base d’un simple dossier administratif et d’une participation à une réunion d’information. A-t-on idée des risques pris pour ces enfants ?
Il faut rappeler que les enfants ne sont pas un « stock disponible » : dans toute procédure d’accueil ou d’adoption, la sélection se fait par entretiens individuels répétés et par une préparation psychologique : accueillir des enfants que l’on dit traumatisés de guerre ne s’improvise pas. À quoi s’ajoute l’hypothèse, jamais envisagée, d’un retour éventuel de ces enfants après le conflit. De plus, le fait d’avoir créé, en France, un comité de soutien des familles afin de gérer le suivi ultérieur des enfants et, au Darfour, une ONG, Children Rescue, pour les sélectionner et les évacuer de la zone, est une étrange manière de gérer de A à Z une opération pour laquelle on a pris la responsabilité de mobiliser des familles de bonne foi.
Enfin, invoquer une opération en marge de toute procédure légale, dans le pays d’accueil comme dans le pays d’origine (en arguant de la contrainte juridique internationale sur des pays auxquels on cache l’objectif final de l’opération), tout en stipulant, dans le contrat signé par les familles, que tous les frais d’« aide juridique » pour légaliser des enfants en France resteront à leur charge, consiste à se défausser de toute responsabilité : imagine-t-on les drames et les souffrances – sans parler des frais d’avocats – si des familles tchadiennes avaient engagé des procédures judiciaires pour récupérer leurs enfants ? C’est tout de même un peu léger de créer un collectif pour assumer les suites, alors que les factures d’avocats, elles, seront individuelles. C’est ce qu’on appelle bricoler avec l’humanité des autres…
Comment peut-on fonder l’argumentaire d’une telle opération sur l’impuissance générale de la communauté internationale ? Politiquement, c’est évident : quinze résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU aboutissent, fin 2007, à l’envoi d’un premier contingent européen de protection, trois ans après le début du conflit. Mais affirmer que les « grandes ONG » sont aussi impuissantes est ridicule : l’action humanitaire sur place engage globalement 13 000 personnes (dont une majorité de nationaux) sur le terrain. On pourrait même se demander si une action humanitaire de cette ampleur ne crée pas un « statu quo » qui arrange tout le monde. À discuter, car les besoins quotidiens de populations en danger n’attendent pas…
C’est désormais une litanie de se plaindre, dans les urgences, du manque de coordination des ONG. Si l’Arche de Zoé avait non pas snobé, mais collaboré avec les ONG actives dans les camps, nul doute qu’elle aurait pu offrir un service à des enfants en situation de grave détresse sociale et médicale. Car s’il est absurde d’être absolument contre toute adoption, il serait tout aussi absurde d’être radicalement opposé au principe même d’une évacuation vers l’étranger : dans l’humanitaire, toutes les généralisations, positives ou négatives, sont des abus de langage.
À quoi s’ajoute l’argument étrange d’une contrainte juridique internationale sur les États, en exhibant des articles de conventions internationales. Si les articles 22 et 38 de la Convention des droits de l’enfant concernent le sauvetage et la protection des enfants victimes des conflits armés, il ne faudrait pas s’abstraire de l’article 11 de ladite convention : « Les États prennent toutes les mesures pour lutter contre les déplacements et les non-retours illicites d’enfants à l’étranger. » Ou de l’article 35 : « Les États prennent toutes mesures appropriées sur les plans national, bilatéral ou multilatéral pour empêcher l’enlèvement, la vente ou la traite d’enfants, à quelque fin que ce soit et sous quelque forme que ce soit. » Le droit international est indivisible : ce n’est pas un supermarché où l’on fait ses courses. De plus, s’il peut et doit être invoqué pour exiger des États la protection des enfants, ce n’est sûrement pas en les mettant devant le fait accompli, prétextant qu’ils n’auront pas le choix.
Face à des urgences vitales, une action illégale, ou de « désobéissance civile », peut toujours être légitimement invoquée par une ONG : mais où était le danger imminent pour ces enfants vivant, certes misérablement, mais avec leurs familles, lesquelles ignoraient tout de l’évacuation vers la France ? Pourquoi avoir garanti aux familles françaises que les enfants étaient orphelins, alors qu’on sait parfaitement que, dans une situation de réfugiés, des enfants ne sont que « peut-être orphelins » ?
Il y a des décennies que les ONG ont progressivement appris à gérer les questions éthiques, en même temps que les urgences médicales et les cauchemars logistiques… Pourquoi tant de tapage sur une opération conçue et réalisée dans le mensonge, quand tant de petites ONG s’échinent à travailler partout dans le monde, dans un quasi-anonymat et avec un scrupule éthique qui honore leur part humanité ?