En 2008, l’Insee et l’INED vont réaliser une grande enquête sur la diversité des populations en France. Cette enquête est au cœur d’une polémique née de malentendus et d’inquiétudes que je voudrais lever.
En posant des questions sur la religion et la couleur de la peau dans une enquête sur l’intégration et la discrimination, l’Insee et l’INED se sont-ils engouffrés dans la brèche des « statistiques ethniques » qu’aurait ouverte la loi Hortefeux ? Menacent-ils ainsi de « saper les fondements de la République » ?
Je rappellerai d’abord nos principes. En matière de données sensibles, y compris celles qui feraient apparaître les « origines raciales ou ethniques » (selon les termes du législateur), l’Insee et l’INED respectent les lois de 1978 et 2004, ainsi que la jurisprudence de la CNIL (Commission nationale informatique et libertés) et du CNIS (Conseil national de l’information statistique). Nous distinguons quatre niveaux de connaissance. Dans les fichiers nominatifs des administrations ou des entreprises, l’enregistrement de données sur les origines est prohibé.
Au second niveau, se trouvent le recensement et les enquêtes généralistes, qui sont exploités de façon anonyme. Des questions sur les trajectoires migratoires et nationales des personnes y sont posées : pays de naissance et nationalité, y compris antérieure.
Le troisième niveau remonte d’une génération en demandant le pays de naissance des parents ; c’est celui des enquêtes emploi, famille, formation-qualification, qui permettent de mesurer l’accès des descendants d’immigrés à l’emploi ou à la mobilité sociale et professionnelle.
Reste un quatrième niveau, réservé à des enquêtes spécialisées sur des sujets sensibles. Cela inclut l’étude des discriminations selon l’origine, qui nécessite de décrire les caractéristiques en relation avec les discriminations, y compris l’apparence physique. Pour réaliser ces enquêtes, il importe de répondre à une demande sociale forte, de recevoir l’aval de la Halde, de laisser l’entière liberté de réponse, d’empêcher scrupuleusement l’identification des répondants.
Par ailleurs, l’exploitation de ces enquêtes ne doit pas donner lieu à la construction d’un « référentiel ethno-racial », c’est-à-dire une nomenclature officielle des origines. Autant de critères respectés par notre projet d’enquête et conformes aux recommandations de la CNIL. Notre enquête ne fiche personne : c’est un sondage aléatoire et anonyme. Elle use au maximum de questions ouvertes et ne s’inscrit dans aucune série régulière.
Levons ici deux contresens. Nous n’avons ni suivi ni devancé la loi Hortefeux : le calendrier de l’enquête est indépendant de cette loi. Par ailleurs, la modification de la loi informatique et libertés n’a pas légalisé « les statistiques ethniques », elle n’a fait qu’entériner la jurisprudence de la CNIL en renforçant l’encadrement des « études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l’intégration ». Désormais, toute étude devra obtenir l’autorisation préalable de la CNIL, qui pourra saisir un comité spécial, comme pour les enquêtes de santé.
Sommes-nous des apprentis sorciers dont les « catégories » infiltreraient les cerveaux et briseraient la République ? Notre expérience témoigne du contraire. L’INED mène des études par sondage sur d’autres sujets hypersensibles : santé, handicap, comportement sexuel, avortement, adoption, procréation médicalement assistée, mutilations sexuelles, parcours des sans-abri, transmission des langues...
Nos analyses ont toujours reçu un accueil favorable du public. Jamais elles n’ont créé de « catégories » qui auraient stigmatisé des groupes et opposé des « communautés » entre elles. Elles n’ont fort heureusement jamais fait reculer nos libertés, bien au contraire. Financées sur fonds publics et souvent appuyées sur l’Insee, elles n’ont pas suscité de pétition contre le fait que « l’Etat vous réclame » votre orientation sexuelle ou le statut de votre filiation.
Preuve que des chercheurs dûment organisés et respectueux des lois savent maîtriser leurs prétendues pulsions « différentialistes ». Nos principes d’exploitation sont clairs : non pas enfermer les gens dans des catégories, mais démêler les facteurs qui engendrent les inégalités. Pourquoi devrions-nous basculer dans l’irresponsabilité dès lors que les questions sensibles touchent à l’immigration ?
Etrangement, ceux qui dénoncent l’effet stigmatisant des « catégories » nous rangent sans sourciller dans les catégories les plus infamantes. « Colonialisme », « racisme », « Vichy », « antisémitisme », tout y passe, avec référence à la craniologie, l’apartheid, la Shoah, le Rwanda... Bref, le Mal absolu. La réunion du CNIS qui examinait les questions sensibles de notre enquête a fait justice de ces accusations, en rédigeant un avis favorable ratifié par la majorité des présents, dont plusieurs syndicats et associations et les vice-présidents de la Halde et de la CNIL. Cela n’a pas empêché SOS-Racisme, présent à la réunion, de lancer par la suite une pétition contre le prétendu « fichage des potes », amalgamant notre enquête avec la loi Hortefeux.
Sur la question religieuse, l’outrance tourne à l’affabulation pure et simple : « Apparemment, lit-on dans le courrier de SOS-Racisme au CNIS, l’INED et l’Insee souhaitent vérifier à nouveau cet adage antisémite, »les juifs sont riches« . » Et de condamner le projet même d’une sociologie des religions : « La prétention de pouvoir comprendre la part d’influence de la religion sur le comportement des individus est totalement inacceptable. » Exit donc Durkheim ou Weber, oubliés tous les chercheurs qui ont honoré cette spécialité !
Hervé Le Bras et ses disciples ne sont pas en reste (Le Monde du 9 novembre) : poser une question sur la religion, c’est verser dans l’anthropologie raciale. A croire que la section des sciences religieuses de l’Ecole pratique des hautes études n’a pas été créée en 1886 par la IIIe République mais par Vichy.
Essayons de raison garder. Notre but n’est pas de « recenser » les gens par leur couleur ou par leur religion, mais de savoir dans quelle mesure ils se sentent discriminés et, surtout, quel lien ce sentiment entretient avec les trajectoires d’insertion, qui occupent 95 % de notre questionnaire. Nous ne justifions pas les questions sur les origines ou les apparences physiques par la nécessité de lutter contre la discrimination : notre but est seulement d’en éclairer les mécanismes, car une telle lutte incombe aux pouvoirs publics, à la Halde, aux intéressés, aux citoyens.
Produire des connaissances, voilà notre métier. Or elles restent rares à ce jour. On nous oppose le testing. Nul ne conteste son utilité locale ou sectorielle, mais, opérant sur des cas fictifs, il produit au mieux des résultats significatifs là où nous manquons de résultats représentatifs sur des vies réelles ; le testing ne dispense pas plus de mener une enquête nationale que les essais cliniques ne rendent superflues les enquêtes de santé.
On nous recommande aussi de tourner autour du pot : pour étudier la discrimination selon l’apparence physique, posons toutes les questions sauf celle de l’apparence physique ; pour comprendre l’impact des inégalités de traitement sur les trajectoires sociales, n’interrogeons surtout pas les intéressés. Restons-en au feeling statistique, en affirmant avec aplomb que les discriminations sont plus importantes à l’étranger. Mais, faute de pouvoir le mesurer, d’où le sait-on ?
Il y a deux façons de défendre le modèle républicain. La première consiste à s’enfermer dans l’idéal en refusant de mesurer tout ce qui le sépare de la réalité. La seconde défend les mêmes valeurs d’égalité, mais en y ajoutant l’émancipation par le savoir.
Lucidité vaut mieux que cécité. L’Insee et l’INED le vérifient tous les jours par l’écho que rencontrent leurs publications : le besoin d’autoconnaissance de la société est profond. Une science sociale digne de ce nom, alliée à une statistique publique responsable, doit à la fois satisfaire ce besoin et le maîtriser. Le satisfaire en répondant aux interrogations de nos concitoyens, le maîtriser en respectant le cadre légal et la liberté de la recherche, ce qui implique de substituer la discussion rationnelle au procès d’intention, la réfutation à la censure.