La loi sur la maîtrise de l’immigration, votée par le Parlement, rend possible, sous le contrôle de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), le recueil de données faisant « directement ou indirectement apparaître les origines raciales ou ethniques » dans le cadre d’études ayant pour finalité de mesurer « la diversité des origines, la discrimination et l’intégration ». Autrement dit, d’établir des « statistiques ethniques ».
Cette disposition, introduite par amendement, a fait repartir de plus belle la polémique sur ce sujet ô combien sensible. « Non à une statistique au service d’une pseudo-identité nationale ! », s’enflammaient les syndicats nationaux de l’Insee au lendemain de son adoption par la commission des lois de l’Assemblée nationale. « Le retour au bon temps des colonies ? », interpellait SOS-Racisme, qui, depuis, par la voix de son vice-président, Samuel Thomas, n’a pas cessé de ferrailler en dénonçant la « coalition rouge-brune » qui allierait, selon lui, les chercheurs estimant nécessaire d’appuyer la lutte contre les discriminations sur la production de statistiques ethniques et la droite aux pulsions réactionnaires et racistes.
Le 26 octobre, SOS-Racisme renchérissait en lançant un appel : « Fiche pas mon pote ». « Je refuse que quiconque me réclame ma couleur de peau, mon origine ou ma religion... Mon identité ne se réduit pas à des critères d’un autre temps... celui de la France coloniale ou d’avant-août 1944 », affirme ce texte signé depuis par quelque 50 000 personnes, parmi lesquelles des personnalités comme Blandine Kriegel, Christiane Taubira, Patrick Karam. « Je m’oppose à un Etat qui réhabilite une nomenclature raciale en se fondant sur la couleur de peau ou établisse un référentiel ethnico-religieux sur la base d’origines ou d’appartenances confessionnelles », insiste cet appel qui va jusqu’à amalgamer le fameux amendement et l’enquête scientifique « Trajectoires et origines », validée dès 2005 et menée par l’Insee et l’INED.
Or, de quoi s’agit-il exactement aujourd’hui ? Par cet amendement porté par deux de ses membres, les députés UMP Sébastien Huyghe et Michèle Tabarot, la CNIL voulait éviter de perdre la maîtrise d’enquêtes qui, avec l’importance que prend aujourd’hui la lutte contre les discriminations, tendent à se développer. La loi interdit le recueil de données « faisant apparaître directement ou indirectement les origines raciales ou ethniques » des personnes. Seule est autorisée la collecte de la nationalité de la personne, de sa nationalité d’origine, ainsi que celle de ses parents. Il n’est en revanche pas possible de demander aux individus de choisir une appartenance ethnique type (Arabes, Maghrébins, Noirs...), à moins que l’enquête soit anonyme ou que le consentement exprès, c’est-à-dire écrit, ait été recueilli. « Des dérogations existent déjà. Or, lorsque le consentement exprès a été recueilli, la CNIL perd toute possibilité de contrôle de l’étude entreprise, puisqu’elle ne bénéficie plus de son pouvoir d’autorisation. Aujourd’hui, des sociétés de marketing peuvent établir des fichiers de Noirs avec des cheveux crépus sans que cela passe par nous, dès lors qu’elles ont recueilli le consentement des personnes », relève Anne Debet, rapporteur de l’avis sur la mesure de la diversité rendu public le 16 mai par la CNIL.
En introduisant un tel amendement par l’entremise de deux de ses membres élus, la CNIL n’entendait pas, loin s’en faut, ouvrir la boîte de Pandore. Elle s’est d’ailleurs très vite attachée à rappeler que l’amendement n’avait aucun lien avec la création d’un référentiel ethno-racial, sur lequel elle reste très réservée, mais consistait à modifier la loi informatique et libertés de 1978 afin que toutes les études sur la diversité et les discriminations soient systématiquement soumises à un régime d’autorisation préalable, à l’instar de ce qui se fait pour la recherche médicale. Elle ne faisait là que reprendre une des dix recommandations émises dans son avis publié en juin, « et alors unanimement saluées », rappelle Mme Debet.
DÉJOUER LES RISQUES
Partant de cet objectif sensé, on pouvait espérer que le Parlement s’empare d’un débat, nécessaire et légitime, et loin d’être épuisé, sur la finalité et la raison d’être de ces études que la CNIL se propose de mieux encadrer. Mais il n’en fut rien. Le contexte dans lequel la proposition de réforme a été introduite a en fait brouillé la discussion et rendu, pour finir, impossible un vrai débat. L’ajout de cette disposition, servant un objectif louable - la lutte contre les discriminations -, dans une loi sur la maîtrise de l’immigration, interpelle. N’est-ce pas confondre les minorités visibles avec les immigrés ? Le débat ne peut se réduire à sa seule problématique migratoire. La plupart des personnes discriminées n’ont jamais migré.
La formulation même de l’article ne conduit pas à lever l’ambiguïté, pour ne pas dire le malaise. Il parle en effet de mesure de la « diversité des origines des personnes ». « En renvoyant à l’origine étrangère de la personne, cette disposition contribue à accréditer l’idée que les gens de la deuxième, troisième génération ne sont jamais tout à fait français », relève Pap N’Diaye, qui achève un ouvrage sur l’histoire des populations noires en France. L’ambiguïté est d’autant plus regrettable, perturbante, pour ce chercheur que l’on risque de dévier de la finalité recherchée, à savoir la mise en évidence des discriminations. « En autorisant la mesure de la diversité des origines, on ouvre la porte à des enquêtes ayant des objectifs de police. Or, il ne s’agit pas tant de recenser l’origine des personnes que de mesurer le ressenti des discriminations, en s’appuyant sur des données ayant trait au phénotype, comme la couleur de peau », relève-t-il. Ce qui fonde en effet la discrimination, ce n’est pas l’origine, mais le phénotype, la perception de l’individu par autrui et/ou par lui-même. Le problème n’est pas de savoir si les personnes discriminées sont d’origine étrangère, mais comment elles sont traitées. Il serait d’ailleurs plus opportun de parler de « statistiques de la diversité ».
Pour SOS-Racisme, autoriser de telles statistiques conduirait à « renforcer une vision ethnicisante de la société » et conforter les « stéréotypes racistes ». Mais, pour déjouer les effets pervers, suffit-il de taire les discriminations ? A l’évidence, non. En proposant de soumettre toute enquête à une autorisation préalable, la CNIL se met en situation de les expertiser et de valider la pertinence des questions posées au regard de leur finalité. Un débat démocratique approfondi, à l’occasion d’une loi sur la lutte contre les discriminations, aurait néanmoins été nécessaire pour clarifier les choses et déjouer les risques de voir se développer des études « ethniques » à d’autres fins que cet objectif sur lequel chacun s’accorde aujourd’hui.