Dix ans après l’interdiction de l’amiante, où en sommes-nous ?
Alain Bobbio - L’utilisation massive de ce matériau mortifère a fait des dégâts considérables : l’amiante est responsable de 3 000 à 4 000 morts par an. Les victimes d’aujourd’hui ont été contaminées il y a 30 ans. C’est une catastrophe sanitaire majeure (100 000 morts à venir en France). La production, l’importation et la commercialisation de l’amiante sont interdites, mais il reste des dizaines de millions de tonnes de matériaux amiantés disséminés dans les immeubles, les hôpitaux, les écoles. C’est un héritage redoutable pour les générations futures. Les ouvriers des PME, les artisans qui interviennent aujourd’hui au contact de l’amiante en place, dans les métiers du BTP ou de la maintenance, risquent - si rien ne change - de fournir, dans 30 ans, la prochaine génération de victimes de l’amiante.
Quels sont les combats de l’Andeva ?
A. Bobbio - La création de l’Andeva a d’abord répondu à un besoin d’entraide et de solidarité entre les victimes de l’amiante. Elle s’est battue pour le bannissement de ce matériau cancérogène, l’amélioration de la réparation, de la prévention, du suivi médical... On peut mesurer le chemin parcouru depuis dix ans : l’interdiction, la réglementation sur la prévention, l’amélioration de la reconnaissance des maladies professionnelles, l’allocation de cessation anticipée d’activité amiante, les actions en faute inexcusable de l’employeur, le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (Fiva)... Aujourd’hui, les victimes de l’amiante ne sont plus seulement une association. Elles sont devenues un véritable mouvement social, dont la détermination et la dignité forcent le respect. Dans ce combat, les batailles judiciaires, au civil et au pénal, ont occupé une place centrale : avant la création de l’Andeva, les actions en faute inexcusable devant les tribunaux des affaires de la Sécurité sociale étaient rares, et elles se limitaient aux accidents du travail. À ce jour, plus de 10 000 procédures, presque toutes victorieuses, ont été engagées par des victimes de l’amiante. Ce raz-de-marée judiciaire a permis une évolution majeure de la jurisprudence : en 2002, la Cour de cassation a considéré que l’employeur avait une obligation de moyens, mais aussi de résultats. Cette révolution jurisprudentielle a bénéficié à toutes les victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles.
En fait, il ne s’agit pas simplement de « réparer » des préjudices (l’argent ne répare pas la santé perdue ou la disparition d’un être cher). Il s’agit aussi de rechercher les responsables de cette catastrophe, pour qu’ils rendent des comptes à la justice. Les premières plaintes pénales ont été déposées il y a onze ans... Confiée dans chaque région à des magistrats non spécialisés, leur instruction a stagné pendant de longues années. Il a fallu le courage et la ténacité des veuves de Dunkerque qui, toutes les trois semaines, pendant un an, ont défilé autour du palais de justice en brandissant le portrait de leur mari, portées par un formidable mouvement de solidarité, pour obtenir que les dossiers amiante soient transmis aux magistrats spécialisés du pôle de santé publique, et que des moyens d’investigation supplémentaires leur soient accordés. Des points ont été marqués, mais la partie est loin d’être gagnée.
Comment vois-tu la situation aujourd’hui ?
A. Bobbio - Nous sommes à un tournant. Le mouvement des victimes de l’amiante n’a connu que des avancées depuis une décennie. Il a ouvert une brèche, conquis des droits. Aujourd’hui, la situation reste ouverte. On peut gagner d’autres droits. Mais ces conquêtes risquent d’être fragilisées, si elles ne sont pas étendues à d’autres victimes du travail. On assiste en effet à une offensive tout terrain du Medef : il milite pour que les plaques pleurales (fibrose de la plèvre) soient beaucoup moins, voire plus du tout, indemnisées, en prétendant qu’elles ne sont pas une maladie mais un simple « témoin d’exposition » ; il veut remettre en cause la « préretraite amiante » pour les salariés exposés et en limiter l’accès aux malades ; il fait pression sur les pouvoirs publics et les magistrats afin qu’ils baissent le niveau des indemnisations, en n’hésitant pas à présenter les malades comme des privilégiés. Il réclame aussi que la loi donne une définition plus restrictive de la faute inexcusable, permettant ainsi à de nombreux employeurs fautifs d’échapper à leurs responsabilités.
Quels arguments peut-on lui opposer ?
A. Bobbio - Face à cette offensive, il faut faire front. Non, les victimes de l’amiante ne sont pas « trop indemnisées », ce sont les autres victimes du travail qui ne le sont pas assez : alors que la Sécurité sociale ne leur accordait qu’une réparation forfaitaire, indemnisant seulement leur perte de capacité, les victimes de l’amiante ont obtenu, par leur lutte, une réparation intégrale de l’ensemble des préjudices causés par la maladie, le deuil ou l’accompagnement de fin de vie (pertes financières, souffrances physiques et morales, perte de qualité de vie, préjudice esthétique). Ce droit à une réparation intégrale, qui existe déjà pour les victimes d’accidents de la route ou du sang contaminé, doit être étendu à toutes les victimes du travail. Non, l’allocation de cessation anticipée amiante n’est pas un privilège. C’est un droit pour tous les salariés dont l’exposition à l’amiante a réduit l’espérance de vie. Non, l’heure n’est pas à dépénaliser les fautes des industriels de l’amiante, des employeurs et des pouvoirs publics, en déplorant la « judiciarisation » de la société. Elle est, au contraire, à tirer toutes les leçons d’une catastrophe sanitaire pour en éviter d’autres. Récemment, trois confédérations syndicales ont signé un accord calamiteux sur la réparation et la prévention des risques professionnels. Cet accord ouvre la voie à une remise en cause de l’allocation de cessation anticipée d’activité et à une restriction des possibilités d’action en faute inexcusable de l’employeur. Nous demandons qu’il ne soit pas transposé dans la loi. La santé au travail ne doit pas être le monopole des seuls « partenaires sociaux ». La voix des victimes doit être entendue. C’est pour cela que l’Andeva et la Fédération des accidentés de la vie (Fnath) appellent à une manifestation nationale, à Paris, le 13 octobre.
Manifester
1. Manifestation samedi 13 octobre, 14 h, à Paris (place Raul Dautry, M° Montparnasse), contre les franchises médicales, pour la réparation des accidents du travail, pour la reconnaissance des travaux pénibles.