Tokyo, correspondant
Jusque dans les années 1990, le Japon était la seule puissance asiatique. Il ne l’est plus. L’expansion de la Chine et, en arrière-plan, de l’Inde, le prive de ce monopole. Sous l’effet de la mondialisation, le pouvoir économique s’est déplacé vers l’Est mais pas à son profit : le potentiel de croissance, de marchés, de grands contrats se trouve ailleurs.
En terme d’image, le Japon a régressé au profit de ces deux économies en croissance rapide qui suscitent un engouement médiatique similaire à celui dont lui-même bénéficiait dans les années 1960-1980. Il tend surtout à être éclipsé par la Chine, en voie de devenir une puissance politique globale alors que lui-même s’évertue à accroître sa crédibilité internationale et régionale.
Pourtant, les « dix années perdues » de récession consécutive à l’éclatement de la bulle spéculative de la fin des années 1980 sont du passé : la machine productive nippone est repartie. Mais l’Archipel peine à trouver sa place dans une configuration géopolitique et économique qui lui a ravi la grande illusion des années 1980 : devenir la première économie mondiale.
Sur le plan diplomatique, les tiraillements avec ses voisins à propos de l’interprétation de son passé militariste entravent ses initiatives dans la région et desservent son image dans le reste du monde, qui y voit un regain de négationnisme.
Le Japon est surtout confronté à une Chine, autrefois foyer de culture et de puissance, qu’il « renia » dans sa modernisation, avant de la conquérir pour la soustraire au joug occidental. Désormais, elle lui parle d’égal à égal. La Chine occupe l’horizon du Japon, l’obscurcit du fait de son potentiel ou des incertitudes dont son expansion est porteuse : la poursuite de sa croissance tout comme une crise interne affecteront l’archipel. La Chine contraint aussi le Japon à repenser sa place dans la région, en cherchant un nouveau point d’appui à sa diplomatie à l’extrémité du spectre asiatique : en Inde.
L’image d’un Japon déclinant est trompeuse. Avec une économie pesant 4 300 milliards de dollars - plus que celles de ces deux pays réunis -, l’archipel reste un pôle d’innovation (3,6 % du PIB est allé à la recherche en 2006) et d’émulation. Son nouveau positionnement doit être perçu moins en termes statiques de hiérarchie de puissance que dans les synergies en cours en Asie orientale, où s’imbriquent nouvelles formes de division du travail et équilibres stratégiques.
UNE RÉGIONALISATION EN COURS
Le Japon conserve une solide avance en termes de démocratie, de technologies, de potentialités économiques et de budget militaire qui en fait un acteur potentiel majeur. La Chine se situe loin derrière sur le plan de la richesse, de la puissance militaire, de l’innovation technologique et de la stabilité sociale. Son expansion est vulnérable. Contrairement au Japon qui, au cours de son redressement, a contenu l’arrivée du capital étranger et a allié croissance et stabilité sociale, la Chine dépend des investissements internationaux et sa croissance s’accompagne de profondes inégalités.
Blessures du passé, rivalités pour l’hégémonie régionale, défiance réciproque : les deux grands voisins se surveillent, se tiennent en respect. Aux inquiétudes nippones suscitées par les dépenses militaires chinoises font pendant celles de Pékin, qui voit l’archipel engagé plus activement dans la politique américaine d’endiguement de la Chine.
Mais les deux pays sont de plus en plus interdépendants et s’influencent réciproquement. En termes d’échanges, la Chine est devenue l’un des premiers destinataires des exportations japonaises. Côté capital, les Japonais, entrés en force après les Européens, sont en tête des investisseurs étrangers en Chine.
La restructuration de l’industrie japonaise pour se dégager de la récession a été aiguillonnée par la Chine, qui a soumis ses entreprises à une concurrence nouvelle. Inversement, la croissance chinoise est dépendante du modèle industriel et des technologies nippones. Conscients que leur supériorité repose sur leur capacité d’innovation, les Japonais prennent soin, cependant, de conserver dans l’archipel les technologies les plus avancées.
Sur le thème des « nouvelles dynamiques sino-japonaises en Asie orientale », deux récents séminaires à la Maison franco-japonaise à Tokyo ont mis en lumière la trame d’une régionalisation en cours, fondée sur des relations triangulaires : le Japon (et les Dragons asiatiques) fournit en amont composants et équipements à la plate-forme exportatrice chinoise. Et le dynamisme de la Chine a renforcé l’intégration économique régionale.
La complémentarité économique sino-japonaise est si profonde qu’elle a pu se passer de contacts politiques étroits pendant les « années Koizumi » (2001-2006), époque glacière des relations entre Pékin et Tokyo. Ce pragmatisme est-il durable ? L’interdépendance économique ne suffit pas à garantir la stabilité.
Outre une vision divergente de l’histoire qui alimente des nationalismes émotionnels, la Chine et le Japon s’opposent durement sur la question des limites de leurs eaux territoriales et se disputent les matières premières à travers le monde.
Ces questions exigent un dialogue politique d’autant plus difficile que la droite japonaise a amarré plus étroitement l’archipel à Washington. Si les relations entre la Chine et les Etats-Unis se gâtent, où se situera alors le Japon ?
L’Archipel entravé par son statut d’allié des Etats-Unis
Le Japon repense son pacifisme constitutionnel mais peine à faire accepter cette évolution à ses voisins. Au cours de ces dernières années, Tokyo s’est progressivement démarqué des principes qui furent les siens depuis 1945. Il a rendu plus floue la séparation entre action défensive - autorisée par la loi fondamentale - et opérations non combattantes, relevant d’une conception élargie de sa sécurité au nom de ses « responsabilités internationales » : envoi d’un contingent en Irak (rentré en 2006), ravitaillement des navires des forces alliées engagées en Afghanistan et soutien logistique aux troupes américaines en Irak depuis le Koweït.
Le Japon a en outre renforcé le caractère opérationnel de son alliance militaire avec les Etats-Unis. Après avoir incorporé l’île de Taïwan (sans la désigner nommément) dans son périmètre de sécurité, il est devenu le principal partenaire de Washington dans le développement du bouclier antimissile américain.
Sur le plan diplomatique, Tokyo s’est lancé dans une politique de rapprochement avec les pays ayant « des valeurs communes ». Baptisée « Arc de liberté et de prospérité », cette entente réunit l’Archipel, l’Australie, l’Inde et les Etats-Unis. Le Japon a signé en mars un pacte de sécurité avec l’Australie, qui scelle de fait une alliance militaire tripartite avec les Etats-Unis. Avec l’Inde, il cherche à étendre au sous-continent une diplomatie visant à contrebalancer l’influence chinoise.
Il n’existe pas, entre l’Inde et le Japon, la même synergie économique qu’entre la Chine et le Japon. New Delhi a supplanté Pékin comme premier récipiendaire de l’aide nippone. Depuis l’essai nucléaire indien de 1998, les relations avec Tokyo s’étaient refroidies. Elles se sont réchauffées avec la visite, en août, de l’ancien premier ministre Shinzo Abe.
La redéfinition du pacifisme japonais est mal perçue dans la région. Bien que démocratique, la Corée du Sud ne fait pas partie de l’Arc de liberté. Séoul ne veut pas compromettre ses liens avec la Chine en s’inscrivant dans une entente visant à la contenir. L’Inde souhaite renforcer ses liens économiques, voire stratégiques, avec le Japon, mais pas au point d’alarmer Pékin.
Le Japon reste enfermé dans son dilemme : être l’allié des Etats-Unis sans apparaître son subordonné. En dépit de ses initiatives diplomatiques régionales, son intégration plus profonde au système de sécurité américain le prive des derniers « résidus d’autonomie », écrit Gavan McCormak (Client State : Japan in the American Embrace, Verso Press, 2007). L’autonomie passe peut-être par le regain d’identité nationale prôné par la droite japonaise, mais elle suppose aussi de desserrer l’étreinte américaine.