Depuis la moitié des années 70, l’inclination spontanée de tout gouvernement en matière d’immigration est de revoir la place de celle-ci dans la société et sa fonction dans l’économie. Inutile de dresser la liste déjà bien longue de toutes les modifications juridiques intervenues depuis la création de l’ordonnance de 1945 [1]. Entre 2003 et 2007, l’immigration ordinaire n’a pourtant pas vu ses structures morphologiques se modifier profondément. Lors de cette période, la société française n’a pas vu ses structures sociales et son régime de valeurs s’affaisser par l’arrivée massive d’immigrés entrés légalement. Les études et les chiffres des plus grande institutions publiques l’attestent.
Alors pourquoi un tel engouement normatif ? Fondamentalement parce que les autorités ne croient plus en l’intégration des populations étrangères. Elles désespèrent qu’un jour les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité soient aussi celles des immigrés présents sur son sol ; en particulier dans les domaines de la religion, des mœurs et des relations hommes-femmes. L’enjeu n’est nullement celui de leur nombre actuel ou futur. Il est de freiner ce qui est perçu comme un corps durablement étranger dans le corps de la nation. Pour ce faire, les mécanismes à la disposition des pouvoirs publics ne sont pas infinis, et on peut même ajouter qu’en matière d’immigration ils sont relativement classiques : interdire ou freiner significativement l’entrée de certaines populations, l’autoriser à d’autres. Bien entendu, à partir de critères légaux et en dernier lieu jugés nationalement légitimes. Ce faisant, ce que l’on espère à terme, c’est que la présence de ces familles et de leurs enfants (en particulier de ces immigrés traditionnels qui ne cessent jamais d’émigrer en dehors de leur nation) ne soit plus compatible avec certaines caractéristiques sociales et culturelles, certains « us et coutumes » et certains délits. Cette anxiété d’Etat, dont on aurait tort de penser qu’elle est exclusivement propre aux élites, ne peut procéder que par généralisation et suspicion a priori : les immigrés sont par définition et collectivement irrémédiablement affectés par un sentiment de séparatisme et de désolidarisation. Et c’est bien pour prévenir l’irréversibilité et le durcissement supposé de ce sentiment collectif que la loi met sous conditions l’exercice de droits fondamentaux protégés par des textes internationaux signés par la France. Ainsi, la connaissance du français et des valeurs de la République, la possession de revenus adaptés en fonction de la taille de sa famille, la signature avec l’Etat d’un contrat d’accueil et d’intégration qui ouvrira droit à une formation sur les droits et devoirs en France, et l’obligation pour les conjoints de Français de retourner dans leur pays d’origine pour obtenir un visa inverseront à terme, pense-t-on, la figure dominante aujourd’hui récusée : réduire le regroupement familial, possiblement fauteur de trouble public, pour privilégier la figure culturellement sécurisante de l’immigré-célibataire-travailleur-qualifié.
Ces multiples critères qui constituent l’armature de la nouvelle loi relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile ont déjà fait l’objet de nombreuses analyses critiques. Probablement le critère le plus périlleux, parce que le moins « technique » et donc le plus politique, concerne les « valeurs de la République » que devra connaître le candidat à l’immigration. Quelles sont-elles ? Qui est en possession de la liste énumérant ces valeurs ? Qui sera juge de la bonne réponse ? Il faut toute la naïveté du député du Vaucluse, Thierry Mariani, rapporteur du projet de loi, pour penser que « c’est l’occasion de les définir ». Et d’ajouter sans sourciller qu’il « faudrait créer une commission avec une trentaine d’intellectuels, pour établir ces valeurs constitutives de l’identité nationale » (Profession politique, septembre 2007). On ne sait plus si on est en présence d’une petite tactique politicienne, de l’inculture ou de la pure démagogie. Plus sérieusement, ceux qui ont confectionné ce projet de loi et tous ceux prêts à le défendre, voire à le durcir (la voix de la gauche quand elle n’est pas muette semble bien hésitante sur le sujet), oublient ou ignorent deux déterminants historiques fondamentaux en matière d’immigration.
Tout d’abord, plus les familles tardent à se recomposer, plus les problèmes s’accumulent. Vivre sans sa famille en terre d’immigration est une contrainte, et non un choix, et n’est jamais sans conséquences culturelles, sociales et surtout scolaires. Ensuite, toute immigration d’hommes seuls est appelée à se transformer en immigration de peuplement. Toute l’histoire de l’immigration est là pour l’attester. Ceux qui seront « choisis » choisiront très probablement, au bout d’un an ou deux, de s’établir en France avec leur famille s’ils en ont une ; à plus forte raison s’ils viennent à en fonder une en terre d’immigration.
Immigration « choisie », immigration « subie » (comme si celle-ci n’était pas constituée de travailleurs), regroupement familial, intégration républicaine, rééquilibrer l’immigration, etc., sont autant d’expressions solennelles, on pourrait presque dire, selon les interlocuteurs et les circonstances, autant de louanges ou d’accusations, qui toutes tendent à donner forme et à légitimer d’autres sources migratoires que celles traditionnellement présentes en France : ressortissants des pays nouvellement entrés dans l’Union européenne, Asie du Sud-Est, Amérique latine. Autant dire moins africaine, moins maghrébine, et bien entendu moins musulmane.
Ce texte est irréaliste, au sens où il se fonde sur une volonté sans connaissance historique des lois sociales et économiques qui gouvernent les mouvements de populations. Mais il vrai que l’utilisation de l’ADN pour vérifier les liens de parenté lorsqu’il y aura une demande de regroupement familial est, au-delà de son principe régressif et de la biologisation des rapports sociaux et familiaux qu’il implique, infiniment plus simple, moins coûteux, plus accessible que de s’attaquer aux mécanismes qui produisent et reproduisent sans cesse la misère, la faim et l’exclusion de centaines de millions de personnes à travers le monde. Pour cela, il faut du courage politique et une vision de la solidarité internationale. Deux qualités totalement absentes de ce projet.