Cela fait treize ans que Mediapart a publié la note dite « Moussa Koussa ». Et treize ans qu’elle suscite des questions et des doutes.
Bien que cette note ait occupé une place mineure dans le procès des financements libyens qui s’est tenu de janvier à avril 2025, le document a pris une place considérable dans le débat public depuis jeudi 25 septembre. En effet, dans son jugement, le tribunal a expliqué, au détour de sa démonstration judiciaire, que cette note était « probablement un faux ».
Il n’en fallait pas plus pour que Nicolas Sarkozy se jette sur cette citation et la tronque en « oubliant » le « probablement ». Dans le sillage de l’ex-président, de nombreux éditorialistes et commentateurs s’en sont donné à cœur joie pour tenter de décrédibiliser le travail de Mediapart et voler au secours du condamné. En oubliant complètement l’histoire de cette note, qu’il faut donc ici une nouvelle fois rappeler.
D’abord, si cette note est un des documents les plus connus de l’affaire libyenne, c’est parce qu’elle a été publiée le samedi 28 avril 2012, entre les deux tours de l’élection présidentielle qui avait vu s’affronter Nicolas Sarkozy et François Hollande, dans un moment politique particulièrement sensible.

Nicolas Sarkozy a encore répété cette semaine après sa condamnation que cette note marquait le début de l’affaire. C’est faux. Lorsque cette note est publiée par le journal, plusieurs articles ont déjà été écrit sur le sujet, notamment dès l’été 2011 grâce aux archives numériques de l’intermédiaire franco-libanais Ziad Takieddine sur lesquelles Mediapart a mis la main et qui font état, entre autres, de son rôle dans le rapprochement entre le régime de Mouammar Kadhafi et le clan Sarkozy, à partir de l’année 2005.
Mais qu’est-ce que la note Moussa Koussa que Nicolas Sarkozy préfère appeler « la note Mediapart », comme si nous en étions les auteurs ?
Il s’agit d’un document officiel libyen, daté du 9 décembre 2006, et signé donc de la main de Moussa Koussa, à l’époque chef des services secrets extérieurs et ancien patron de la Mathaba, la centrale de financements politiques du régime dans les années 1980.
La note est adressée à Béchir Saleh, alors président du principal fonds d’investissement du régime. Il est à noter que quelques années plus tard, ces deux hommes seront précisément sauvés et protégés par la France, lors de l’intervention militaire en Libye.
Vérifications et authentifications
Le document fait état d’un accord de principe « en soutien » de Nicolas Sarkozy en vue de l’élection présidentielle de 2007, avec un financement pouvant atteindre 50 millions d’euros. Le document ne dit pas que ces fonds ont été versés. Il dit, sans entrer dans les détails, qu’un accord a été conclu pour déterminer « le montant et le mode de paiement du financement ».
À l’époque, le montant paraît énorme pour une campagne présidentielle. Nicolas Sarkozy s’en sert comme argument. On apprendra quelques années plus tard, grâce à l’affaire Bygmalion, que la campagne présidentielle de Sarkozy de 2012 a coûté plus de 40 millions d’euros, soit deux fois le plafond autorisé par la loi.

Avant de publier un tel document, et dans un moment aussi crucial, Mediapart a bien entendu fait toutes les vérifications et authentifications nécessaires. Il serait suicidaire pour un média de diffuser un document d’une telle importance s’il se révélait un jour falsifié. Dans un tel contexte, on imagine bien que notre publication va être plus que scrutée : attaquée.
Mais le journal dispose par ailleurs d’éléments que personne d’autre n’a jamais connu depuis et que le journal ne peut pas rendre publics en raison du secret des sources : il sait qui lui a transmis le document et pourquoi, ainsi que les conditions qui ont pu permettre sa sauvegarde.
À sa publication, fait inhabituel, Nicolas Sarkozy se tait pendant vingt-quatre heures. En coulisses, ses réseaux s’activent et obtiennent coup sur coup les « démentis » de Moussa Koussa et de Béchir Saleh, de précieux alliés qui finiront par changer de version quelques années plus tard.
Puis Nicolas Sarkozy sort du silence et contre-attaque. Il qualifie Mediapart d’« officine au service de la gauche » etannonce qu’il va poursuivre le journal pour « faux et usage de faux ». L’objectif de la plainte présidentielle est double : installer l’idée que le document n’est pas authentique, et trouver les sources des journalistes.
Le voyage d’Hortefeux
Dès la note publiée en avril 2012, Béchir Saleh, qui vit alors tranquillement en France en dépit d’une notice d’Interpol demandant son arrestation – le nouveau régime libyen le recherche pour ses méfaits passés – va être discrètement exfiltré vers l’étranger avec l’aide du chef des services secrets français et proche de Nicolas Sarkozy, Bernard Squarcini, ainsi que l’intermédiaire Alexandre Djouhri. Béchir Saleh ne risque ainsi plus d’être cuisiné par la justice française. Or, le clan Sarkozy panique.
La note livre en effet une autre information fondamentale et jusqu’alors inconnue : lors de cette réunion de 2006 était présent, aux côtés de Moussa Koussa, Béchir Saleh et Ziad Takieddine, Brice Hortefeux, ami intime et homme de confiance historique de Nicolas Sarkozy.
Appelé par Mediapart avant la publication de l’article, Brice Hortefeux, sans confirmer un accord de financement, doit alors bien reconnaître une visite en Libye, bien qu’elle puisse paraître incongrue : il était à l’époque ministre des collectivités territoriales.
Ce voyage reconnu se révélera fondamental dans l’enquête : c’est lors de ce périple qu’il a rencontré le terroriste Abdallah Senoussi. Une rencontre au cœur du dossier judiciaire qui a conduit des années plus tard les juges à démontrer une « association de malfaiteurs ».
Les notes de la DGSE
Mais à l’époque, on n’en est pas là. La justice n’enquête pas directement sur ces financements : elle est simplement saisie d’une plainte pour faux et va donc examiner le document numérique publié par Mediapart sous toutes ses coutures. Elle interroge par ailleurs des diplomates, des employés d’ambassade, des militaires, des agents des services de renseignement.
Après des semaines d’auditions, les gendarmes de la section de recherches de Paris établissent dans un premier rapport de synthèse que « de l’avis unanime des personnes consultées, le document publié par Mediapart présente toutes les caractéristiques de forme des pièces produites par le gouvernement libyen de l’époque, au vu de la typologie, de la datation et du style employé. De plus, le fonctionnement institutionnel libyen que suggère le document n’est pas manifestement irréaliste ».
Patrick Haimzadeh, deuxième conseiller de l’ambassade de France à Tripoli de 2001 à 2004, spécialiste reconnu de la Libye sous Kadhafi, détaille tous les signes, écritures, dates, qui rendent à ses yeux le document crédible.
Sur les vingt notes de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) déclassifiées par le ministre de la défense sur requête du juge, aucune ne remet en cause l’authenticité du document libyen.
Côté libyen, plusieurs officiels vont conforter le document. Le diplomate et traducteur officiel de Kadhafi, Moftah Missouri, atteste de son authenticité.
L’aide du logiciel Tungstene
Interrogé à Doha, Moussa Koussa explique que ce qu’évoque le document est vrai sur le fond, mais que le document en tant que tel ne peut pas être authentique puisqu’il ne s’agit pas de sa signature. Seulement, il signe son procès-verbal. Et de retour à Paris, sa signature est expertisée, à la demande des juges, par trois experts qui concluent que « les concordances relevées tant sur le plan général que sur le plan du détail permettent de dire que les signatures “Q1” [du document de 2006 – ndlr] et “MK” [des procès-verbaux – ndlr] sont de la même main ».
La justice va par ailleurs avoir recours à un logiciel très prisé des tribunaux, baptisé Tungstene. En effet, la note publiée par Mediapart est une version numérisée. Comment faire parler un papier numérisé ? Comment savoir s’il a été trafiqué, manipulé, altéré ? S’il provient d’un document réel ? Le logiciel Tungstene, mis au point en 2009, répond à toutes ces questions en laissant une place « minime, voire inexistante » à l’incertitude.
Que dit Tungstene ?
• 1. Le document publié par Mediapart n’a pas été créé numériquement et n’a fait l’objet d’aucune manipulation antérieure.
• 2. Le document « souche » a vraiment existé.
• 3. Ce document papier s’avère d’une « extrême cohérence », excluant par conséquent avec un haut degré de certitude toute trace de falsification originelle.
Le rapport précise qu’une manipulation est en théorie toujours possible. Mais il affirme qu’elle est, ici, plus qu’improbable en pratique, puisqu’il aurait fallu que les « faussaires » aient anticipé, il y a des années, des techniques d’analyse actuelles afin de tromper une éventuelle expertise.
Un fort doute sur la date
Qu’est-ce qui peut dès lors faire douter de la réalité de cette note ? Dans son jugement rendu jeudi, le tribunal rappelle que « d’autres témoins ont noté la mauvaise qualité des en-têtes, l’absence de précision sur le titre du directeur des renseignements, l’absence de mention du lieu de la réunion, des erreurs d’orthographe ».
Surtout, le tribunal s’interroge. À la date du 6 décembre 2006, Brice Hortefeux était à Clermont-Ferrand selon les éléments réunis par l’enquête. Comment aurait-il pu participer à une telle réunion ? Dans son jugement, le tribunal conclut à « l’impossibilité pour Brice Hortefeux d’avoir été présent en Libye à la date indiquée ».Dès lors, estime-t-il, « il apparaît désormais que le plus probable est que ce document soit un faux ».
Ce faisant, il contredit plusieurs décisions de justice antérieures. En effet, cette interrogation sur la date avait déjà été prise en compte et analysée par les juges qui avaient été chargés, eux, de mener une enquête précisément sur ce document. Ce qui n’était pas la mission du tribunal qui a siégé cette année.
Or voici ce que concluaient les juges qui ont travaillé spécifiquement sur la question du « faux » : « La participation de Brice Hortefeux à la réunion mentionnée semble fragile, même s’il n’était pas possible de conclure formellement à son impossibilité. » En somme, ils n’écartaient pas la possibilité que Brice Hortefeux ait pu participer à la réunion. Jeudi, le tribunal s’est écarté de cette analyse en parlant, lui, d’une « impossibilité ».
Surtout, une erreur dans la date mentionnée sur le document est possible. Entre 1969, date de l’accession au pouvoir de Kadhafi, et 2007, la Libye a changé quatre fois de type de calendrier, et les erreurs dans les conversions de dates en calendrier chrétien dans les documents officiels libyens sont fréquentes. Une erreur ne fait pas pour autant un faux.
Pas de nouveaux éléments pourtant
C’est à la lumière de tous ces éléments, y compris la date incertaine de la réunion, que la justice avait écarté l’hypothèse d’un faux et donc donné raison par trois fois à Mediapart : en première instance, en appel, et enfin devant la Cour de cassation, la plus haute juridiction française en la matière.
Il est donc étonnant que, sans nouveaux éléments, le tribunal se soit cette semaine éloigné des conclusions qui avaient l’autorité de la chose jugée.
Il faut cependant préciser que le Parquet national financier avait lui-même préféré écarter cette pièce de sa démonstration, estimant qu’elle était fragile, et ne voulait donc pas « la considérer comme un élément central du dossier », jugeant nécessaire de « rechercher d’autres indices permettant d’étayer ou d’infirmer les éléments qui y étaient mentionnés ».
Pourquoi le tribunal ne s’en est-il pas tenu à cette prise de distance prudente ? Par volonté de montrer qu’il était également intraitable avec Mediapart ? Pour que le clan Sarkozy ne puisse pas critiquer la décision en s’en prenant une nouvelle fois à cette note ? C’est aujourd’hui impossible à dire.
Michaël Hajdenberg
Europe Solidaire Sans Frontières


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