Le 9 juillet, une longue marche, appelée « marche de la dignité », a été organisée par des centaines d’habitant·es, hommes et femmes, d’une vallée nichée au cœur du Haut Atlas marocain, la vallée d’Aït Bouguemez. Si la région est l’une des plus belles du pays, c’est aussi l’une des plus marginalisées. Les « marcheurs » voulaient atteindre la ville d’Azilal, à une centaine de kilomètres, pour y tenir un sit-in devant le siège de la province.
Leurs revendications sont éminemment sociales, liées à des besoins tout à fait élémentaires : à Aït Bouguemez, il n’y a pas de route, pas d’hôpital, pas d’école, pas de réseau téléphonique, pas de connexion internet, etc. C’est la première fois qu’une action d’une telle nature et d’une telle envergure est menée par les habitant·es de l’une des régions les plus enclavées du royaume.
Surnommée la… « vallée heureuse », Aït Bouguemez est pourtant mondialement connue pour la beauté de ses paysages, ce qui en fait une destination très prisée par les amoureux de l’escalade et des randonnées en montagne. Ses habitant·es, quant à eux, continuent de vivre à l’âge de pierre…
La situation dans la « vallée heureuse » n’est pas un cas isolé au Maroc. La plupart des régions berbérophones du Moyen et du Haut Atlas subissent le même sort, conséquence d’une politique sociale inégalitaire qui remonte à l’indépendance (1956), séparant, selon le vieil adage du maréchal Lyautey, le « Maroc utile » du « Maroc inutile » et maintenant celui-ci dans un état de marginalisation quasi structurelle.

© Illustration Mediapart avec Balkis Press / Abaca
En septembre 2023, le tremblement de terre qui a dévasté la région d’Al-Haouz (près de 3 000 morts), dans le Haut Atlas, a levé le voile sur la réalité de ce qu’on appelle aussi « l’autre Maroc » : l’enclavement et l’absence d’infrastructures avaient rendu particulièrement difficile l’acheminement des vivres et de l’aide matérielle.
Au lendemain de son accession au trône à 35 ans, le 30 juillet 1999, le roi Mohammed VI avait visité des communes rurales très reculées, y compris dans le Rif, une région paria au nord-est, ce qui a été perçu, à l’époque, comme une volonté au plus haut niveau de l’État de prioriser un développement endogène ciblant, notamment, ce « Maroc inutile ».
Mais vingt-six ans jour pour jour après, les mêmes inégalités structurelles subsistent en l’absence d’une volonté politique visant à y mettre un terme ou, du moins, en limiter les conséquences.
Un TGV qui traverse des villages enclavés
À la marginalisation s’ajoute ce qui est considéré comme un véritable enjeu pour l’État marocain, et un défi non seulement pour le développement du pays, mais aussi par rapport à la stabilité même du régime : le chômage des jeunes. Les chiffres officiels sont effrayants.
Selon le rapport du dernier recensement national de la population, organisé en 2024, le taux de chômage au Maroc atteint 21,3 %, une hausse « préoccupante » comparée à 2014 (16,2 %). D’autres chiffres officiels, plus récents, confortent ce constat et pointent également de profondes inégalités hommes-femmes. Le Haut-Commissariat au plan (HCP) indique ainsi qu’en juillet 2025 le chômage chez les jeunes de 15 à 24 ans a atteint 36,7 %, avec de grandes disparités de genre dans l’accès au marché du travail et à l’éducation. Il avance un autre chiffre alarmant : 61 % des femmes rurales font partie des jeunes NEET (ni en emploi, ni en études, ni en formation).
« C’est l’échec d’un modèle de développement qui génère plus d’inégalités que de croissance ou d’emploi, souligne l’économiste et sociologue Najib Akesbi, joint par téléphone par Mediapart. On a pourtant un taux d’investissement important – à 30 %. Or, il n’a pas d’impact positif en termes de richesse et d’emploi. Pourquoi ? » Le chercheur y voit plusieurs explications.
« D’abord, la plus grande part de ces investissements va aux chantiers et travaux publics, des secteurs où les emplois ne durent qu’un temps et ne réduisent pas du tout les inégalités qui rongent le pays, explique-t-il. L’image la plus symbolique est celle du TGV qui traverse des villages enclavés. Sans parler des stades pharaoniques qu’on est en train de construire et qui seront très peu utilisés. »
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Autre paradoxe : à cause d’un système d’enseignement inadapté, le chômage touche surtout les jeunes diplômé·es. Avec la justice et la santé, l’éducation publique fait partie des chantiers les moins réussis de l’ère Mohammed VI. L’arabisation conduite à partir des années 1980 par le roi Hassan II (1929-1999), pour des motifs moins pédagogiques qu’idéologiques, a sapé l’école publique et favorisé un enseignement à deux vitesses : les établissements privés et les « missions étrangères » pour les familles aisées et moyennes (15 %) ; l’école publique, qui ne cesse de se dégrader, pour les 85 % restants.
Cette réalité avait déjà été constatée en 2015 par… Mohammed VI lui-même dans un discours tenu il y a dix ans jour pour jour : « Il faut faire preuve de sérieux et de réalisme et s’adresser aux Marocains en toute franchise en leur demandant : pourquoi sont-ils si nombreux à inscrire leurs enfants dans les établissements des missions étrangères et les écoles privées, malgré leurs coûts exorbitants ? La réponse est claire : c’est parce qu’ils cherchent un enseignement ouvert et de qualité, fondé sur l’esprit critique et l’apprentissage des langues, un enseignement qui permette à leurs enfants d’accéder au marché du travail et de s’inscrire dans la vie active. »
L’abandon et le décrochage scolaires sont également parmi les défis que le Maroc n’a pas su relever : près de 300 000
Ceux qui décident de « s’en sortir » socio-professionnellement en restant au Maroc sont contraints de faire face au népotisme et à un clientélisme quasiment institutionnalisé, un phénomène que les Marocain·es résument en deux mots : « Bac Sahbi » (« ton père est mon pote »).
Atmosphère de polar
Au Maroc, le roi ne se contente pas de régner et de gouverner. Il est également un homme d’affaires prospère et contrôle un mastodonte appelé Al Mada, qui comprend plusieurs groupes et entreprises investissant dans des secteurs stratégiques de l’économie marocaine : banque, télécommunications, BTP, exploitation des métaux précieux, grandes surfaces, énergie solaire, etc. Cette alliance de la politique et de l’argent avait été fortement dénoncée par les jeunes manifestant·es lors du « Printemps arabe » en 2011, de même que la place et le rôle tentaculaire de l’entourage royal.
Incarné par le puissant patron de la police et du contre-espionnage, Abdellatif Hammouchi, et deux anciens condisciples de Mohammed VI au Collège royal, Fouad Ali El Himma (conseiller royal) et Yassine Mansouri (patron de la Direction générale des études et de la documentation, DGED, l’équivalent de la DGSE française), l’entourage royal a un pouvoir d’influence considérable sur les décisions du palais, et depuis quelques années, il se renforce à mesure que les spéculations sur l’état de santé du monarque persistent. Pour ce « sérail », la proximité vis-à-vis de l’épicentre du pouvoir a toujours été une lutte de chaque instant.
En 2024, un ancien agent de la DGED, Mehdi Hijaouy, quitte discrètement le Maroc pour l’Espagne, puis la Suisse, avant de se volatiliser en Europe. Il détiendrait, dit-on, des informations ultrasensibles sur des personnalités influentes de l’entourage proche du roi. Il lui aurait même adressé, un an plutôt, un « Livre blanc sur le renseignement, la sécurité et la défense nationale » dans lequel il proposait la création d’une « direction de la stratégie et de la coopération internationale », dont l’une des missions serait « l’animation et l’évaluation de la production du renseignement ».
En d’autres termes, il suggérerait la mise en place d’un mécanisme de contrôle de la DGED. Il devient aussitôt l’ennemi juré du sérail : un mandat d’arrêt international est lancé contre l’ancien barbouze pour « escroquerie », afin qu’il soit localisé et éventuellement extradé vers le Maroc. À son tour, Hijaouy saisit deux avocats français, William Bourdon et Vincent Brengarth, des « ennemis du Maroc », selon la presse proche du pouvoir. Leur mission ? Annuler le mandat d’arrêt pour que leur client puisse circuler plus librement en Europe, notamment en France.
Cette affaire, qui ressemble à un polar aux ramifications politiques et sécuritaires, n’en est qu’à ses débuts et promet pas mal de rebondissements. Elle se déploie dans une atmosphère de positionnements et de luttes d’influence sans merci pour être, le jour J, « à la bonne place et au bon moment ».
Omar Brouksy
Europe Solidaire Sans Frontières


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