Deux semaines après le cessez-le-feu ayant interrompu la « guerre des douze jours » entre Israël et l’Iran, Donald Trump, qui reçoit Benyamin Nétanyahou lundi 7 juillet à Washington, espère obtenir l’accord qui suspendra la guerre à Gaza. Mais même en cas de succès, il ne s’agira que d’une pause dans un chaos régional que les deux hommes ont eux-mêmes nourri – le premier fantasmant les vertus d’une brève intervention militaire ; le second étant prêt à toutes les surenchères criminelles pour se maintenir au pouvoir.
De la destruction du peuple gazaoui à l’usage unilatéral de la force contre l’Iran (dont les dirigeants retournent désormais leur paranoïa contre leurs opposant·es et les minorités du pays), l’action du tandem Trump-Nétanyahou s’inscrit dans une phase nouvelle de l’histoire du Moyen-Orient. Celle-ci s’est ouverte à une date précise : le 7 octobre 2023, lorsque le Hamas et d’autres groupes armés palestiniens ont massacré près de 2 000 personnes et en ont pris en otage 251 autres, au sud d’Israël.
« Ces attaques ont créé un nouveau contexte, qui a mené à la refonte d’une grande partie des équilibres stratégiques régionaux, résume Barah Mikaïl, professeur de sécurité internationale à l’université Saint-Louis de Madrid (Espagne). La donne est devenue plus favorable à l’État hébreu et ses alliés. “L’axe de la résistance” anti-israélien et anti-américain a été ébranlé par l’affaiblissement des bras armés de l’Iran [dont le Hamas – ndlr], puis de l’Iran lui-même. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, quant à eux, n’ont pas vu cette évolution d’un mauvais œil. »
Lors d’une manifestation contre le gouvernement de Benyamin Nétanayhou devant le siège du ministère israélien de la défense, à Tel-Aviv, le 5 juillet 2025. © Photo Jack Guez / AFP
C’est le paradoxe de cet événement traumatique pour Israël. Les attaques terroristes du 7-Octobre n’ont pas seulement entaché, par leur cruauté, la cause légitime du peuple palestinien. Elles se sont aussi révélées être un fiasco stratégique pour le Hamas (militairement acculé), son principal sponsor iranien (en proie à un défi existentiel) et sa matrice organisationnelle des Frères musulmans (dont la marginalisation s’est accélérée). La normalisation des relations entre Israël et les pays arabes a certes été interrompue, mais elle n’a peut-être été que retardée.
La fin de la « pax irano-saoudienne »
Auparavant, la recomposition de l’ordre régional suivait d’autres lignes de force. Le sociologue Adel Bakawan, directeur de l’European Institute for Studies on the Middle East and North Africa (Eismena), les avait analysées dans un livre confié aux éditions Tallandier. Au moment du 7-Octobre, il en a interrompu la fabrication pour prendre en compte les conséquences de ce tournant. « Il s’agit d’un moment de rupture aussi important que le Printemps arabe ou le 11-Septembre, insiste-t-il auprès de Mediapart. Il y aura un “avant” et un “après”. »
Selon lui, le phénomène majeur en cours était le rapprochement de deux puissances historiquement rivales, l’Arabie saoudite et la République islamique d’Iran. « D’un côté, une monarchie sunnite, conservatrice, arabe et alliée de l’Occident, en pleine transformation. De l’autre, une république chiite, révolutionnaire, perse et hostile à l’Occident, cherchant à renverser les rapports de force dans toute la région », résume-t-il dans son ouvrage finalement publié sous le titre La Décomposition du Moyen-Orient.
Israël n’avait rien à perdre de cet équilibre, dont la question palestinienne était totalement évacuée.
Le 10 mars 2023, les deux États avaient signé un accord diplomatique à Pékin, sous les auspices du pouvoir chinois. Les dirigeants saoudiens venaient d’essuyer des déconvenues liées au désengagement des États-Unis de la région, et de redéfinir leur politique extérieure dans le sens d’un apaisement tous azimuts. Les dirigeants iraniens, eux, brisaient leur isolement et pouvaient espérer des retombées économiques salvatrices de ce rapprochement.
« À l’époque, raconte Adel Bakawan, de nombreux diplomates européens étaient très contents de cette nouvelle stabilité promise. Un modèle iranien, fondé sur l’ordre des milices, était acté en Irak, au Liban, en Syrie, au Yémen et dans la partie de la Palestine gérée par le Hamas et le Jihad islamique ; tandis qu’un modèle saoudien “à la chinoise”, conjuguant autoritarisme et développement, était acté dans les pays du Golfe, en Égypte, en Jordanie, en Tunisie et au Maroc. Israël n’avait rien à perdre de cet équilibre, d’autant plus que la question palestinienne était totalement évacuée ! »
Deux ans plus tard, cette tentative d’équilibre régional a été dynamitée. « La vengeance israélienne s’est exercée directement sur Gaza mais Nétanyahou en a profité, au nom de la sécurité, pour mettre en œuvre une entreprise de démolition plus large », confirme Philippe Droz-Vincent, professeur de relations internationales à Sciences-Po Grenoble. Avant la campagne de frappes sur l’Iran, le Hamas et le Hezbollah libanais ont été décapités et leurs arsenaux partiellement détruits, les houthis au Yémen et les milices irakiennes également frappés, tandis que le régime de Bachar al-Assad s’est effondré.
L’impossible hégémonie israélienne
Mi-juin, la crainte de voir Israël et les États-Unis s’engager dans un changement de régime en Iran a réveillé le spectre de 2003. La deuxième guerre en Irak, menée par l’administration de George W. Bush, s’était payée par des convulsions de violences dont le pays et la région paient encore le prix. Quoique délirante, la tentative de forger par les armes un « Grand Moyen-Orient démocratisé » s’appuyait sur une idéologie, néoconservatrice en l’occurrence, et comportait une dimension utopique.
C’est pour le coup une différence avec 2025, dans la mesure où plus aucun acteur ne prétend porter un tel agenda. « La logique d’Israël est avant tout martiale,estime Philippe Droz-Vincent. Ses dirigeants n’ont pas de projet pour la région. Ils créent un chaos qui leur donne une liberté d’action pour taper là où ils veulent quand ils veulent. Mais ça ne marchera pas sur la durée. » « Israël combine une puissance de feu et un culot considérables mais ne peut pas être une puissance hégémonique », abonde Barah Mikaïl.
L’idée d’une hégémonie est « plausible » sur le papier, admet le professeur en relations internationales Stephen Walt dans la revue Foreign Policy. La richesse d’Israël, sa maîtrise technologique, la sophistication de son armement, sa capacité de renseignement et les soutiens extérieurs dont le pays bénéficie lui confèrent un statut sans équivalent dans la région. Pour autant, développe Stephen Walt, l’hégémonie ne se confond pas avec la domination.
En premier lieu, écrit-il, « un hegemon régional est si puissant par rapport à ses voisins qu’il ne fait plus face à aucune menace sécuritaire significative et n’a pas même à s’inquiéter qu’un rival sérieux émerge dans un avenir proche ». Ce n’est pas le cas d’Israël, non seulement parce que d’autres États restent dotés de capacités militaires sérieuses, mais aussi parce que Tel-Aviv reste dépendant des fournitures d’armes et de la protection diplomatique états-uniennes.
En second lieu, poursuit Stephen Walt, l’acceptation, voire l’enthousiasme des pays voisins à l’égard de « la position dominante de l’hegemon » sont nécessaires. Autrement dit, ses pures capacités de coercition doivent s’adosser à une capacité d’attraction politique et culturelle, dont Israël est dépourvu dans la région, d’autant plus depuis l’enchaînement des crimes internationaux commis dans la bande de Gaza.
Une mère et sa fille se précipitent pour se mettre à l’abri lors d’une frappe israélienne dans le camp d’Al-Bureij, dans le centre de la bande de Gaza, le 4 juillet 2025. © Photo Eyad Baba / AFP
« Des succès guerriers n’apportent pas toujours la stabilité », prévient aussi le professeur de philosophie Assaf Sharon, selon qui des concessions sur la question palestinienne sont indispensables à l’émergence d’un « nouvel ordre ».
Une Arabie saoudite confortée mais circonspecte
Il est vrai qu’au fil des décennies, les États arabes ont de plus en plus délaissé la cause palestinienne au profit de leurs propres intérêts. Dès la fin des années 1970, le traité de paix entre Israël et l’Égypte fut à l’origine d’une dynamique de normalisation sur le long terme, récemment prolongée, à l’été 2020, par les accords d’Abraham entre l’État hébreu et les Émirats arabes unis puis Bahreïn.
La toile de fond est le déclin du nationalisme arabe, frustré d’un État unifié depuis le dépeçage de l’Empire ottoman par les vainqueurs occidentaux de la Première Guerre mondiale, il y a un siècle. « Autrefois perçu comme le principe régulateur des stratégies géopolitiques au Moyen-Orient », le nationalisme arabe a cédé la place « à des nationalismes étatiques plus affirmés, […] égyptien, saoudien, irakien et jordanien, entre autres », écrit Adel Bakawan dans son dernier ouvrage.
L’Arabie saoudite, tout à son objectif de pacification régionale et restée méfiante envers l’Iran, avait intérêt à cette normalisation, qui ferait d’ailleurs toujours sens aujourd’hui. « Dans les priorités stratégiques de Mohammed ben Salmane [principal dirigeant du pays – ndlr], Israël lui importe en raison de sa plus-value technologique, attractive pour d’autres pays comme le Maroc, mais aussi parce que les deux pays sont stratégiquement arrimés aux États-Unis », analyse Barah Mikaïl. Néanmoins, le 7-Octobre et ses répliques sont passés par là.
D’une part, l’affaiblissement de leur rival iranien a rendu la normalisation avec Israël moins urgente pour les dirigeants saoudiens. D’autre part, au regard du sort de Gaza et de l’ensemble des territoires occupés, les mêmes dirigeants doivent tenir compte un minimum de l’état des opinions publiques arabes. « Avant le 7 octobre 2023, écrit Adel Bakawan, une normalisation complète avec Israël était envisageable sans qu’une solution à deux États soit nécessairement exigée. Désormais, pour Riyad, cette normalisation semble conditionnée à la mise en œuvre de cette solution. »
Des aspirations démocratiques et redistributives du Printemps arabe, inauguré par le soulèvement populaire qui a fait chuter l’autocrate Ben Ali en Tunisie en 2011, il ne semble rester que des ruines. Partout, la logique répressive et les ingérences étrangères l’ont emporté. Même les deux États les plus prometteurs, en raison de la dynamique de leurs sociétés civiles, la Tunisie et le Soudan, ont sombré dans un régime liberticide pour le premier, et dans la guerre civile pour le second.
Philippe Droz-Vincent ne croit cependant pas que la fenêtre soit totalement refermée. « Les autoritarismes ont repris le dessus depuis 2013, admet-il, mais ils sont encore plus resserrés sur eux-mêmes, ce qui a de quoi nourrir la haine entre les régimes et les sociétés. La flamme du soulèvement ressort d’ailleurs régulièrement : en 2019 et 2020 en Irak, au Liban, en Algérie et au Soudan ; en 2022 en Iran avec le mouvement “Femme, vie, liberté”, et d’une certaine façon en Syrie en 2024. »
En tout état de cause, le non-traitement des problèmes de fond révélés par le Printemps arabe est une menace à long terme pour la stabilité de la région.
L’Arabie saoudite, avec les autres États du Golfe, a globalement vu sa position confortée dans la région ces deux dernières années. Pour autant, elle reste circonspecte face aux coups de force israéliens. « Cette logique martiale gêne ses dirigeants, car ce n’est pas comme ça qu’ils voyaient la gestion du Moyen-Orient,explique Philippe Droz-Vincent. Le projet de ben Salmane, c’était que les puissances régionales assurent l’ordre dans un contexte de retrait états-unien. Ce qui se passe, c’est plutôt une licence totale que s’accordent Israël et les États-Unis dans son sillage. »
Pas plus qu’Israël, l’Arabie saoudite n’a seule les clés de la stabilité régionale. Elle est certes parvenue à imposer sa logique contre-révolutionnaire dans les années 2010, contre les aspirations populaires et démocratiques qui bouleversaient alors le monde arabe. Elle sait que son rival iranien, avec lequel elle était en compétition pour être l’acteur islamique le plus légitime de la région, ne constitue plus une menace directe. Mais l’écheveau des crises et contradictions du Moyen-Orient dépasse ses capacités de résolution.
Outre les Palestinien·nes, les Kurdes sont un autre peuple privé d’État depuis la chute de l’Empire ottoman. S’ils cultivent l’espoir d’être enfin intégrés au champ politique turc, ils sont surtout devenus incontournables sur les scènes syrienne et irakienne. Dans ces deux pays, les Kurdes participent toutefois à la fragmentation d’États déjà fragilisés par la puissance et la prolifération des milices, ainsi que par les rivalités ethniques et confessionnelles. D’autres sont dans ce cas, comme la Libye, le Liban, le Yémen ou le Soudan. C’est dans cet espace qu’une dizaine de milliers de combattants de l’État islamique restent actifs, tandis que trois fois plus sont incarcérés en Irak et en Syrie.
« Bon courage aux Saoudiens pour mener leurs projets de développement dans ce chaos, ironise Adel Bakawan. Ce qu’ils peuvent faire, c’est stabiliser leur propre territoire, mais guère plus. » D’autant qu’à côté des États en guerre civile ou en décomposition, l’Arabie saoudite fait face à d’autres puissances : l’État hébreu, dont l’outrance est portée au paroxysme par Nétanyahou et ses alliés messianiques ; mais aussi la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan, en plein durcissement autocratique.
Ce dernier veut aussi faire de son pays un nouvel acteur clé du Moyen-Orient. « La Turquie a une empreinte incontestable en Libye et en Syrie », signale Barah Mikaïl. « Le pays n’a pas les mêmes capacités d’influence que l’Arabie saoudite, mais se fait volontiers médiateur dans de nombreuses crises, et joue de son “pluri-alignement” entre diverses puissances », complète Philippe Droz-Vincent.
La région, plus que jamais, est en proie à des conflits qui découlent de choix politiques et de chocs déstabilisateurs, sédimentés tout au long du siècle écoulé au détriment des aspirations des peuples à l’autodétermination et au bien-être. Nétanyahou et Trump, qui ont cru bon d’y ajouter une couche d’initiatives guerrières, crimes internationaux compris, feignent désormais d’en être les organisateurs.
Fabien Escalona
Europe Solidaire Sans Frontières


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