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L’ancien ministre de la Santé vient d’écrire un rapport pour Total qui lui a été payé 25 000 euros. Ce rapport dédouane totalement la multinationale Total de toute responsabilité en Birmanie. Total a fait l’objet de plusieurs plaintes pour violation des droits de l’homme dans ce pays soumis à l’une des dictatures les plus sanglantes de la planète contre laquelle la prix Nobel de la paix Augn San Susi Kyi a demandé un boycott. Récit d’un naufrage intellectuel.
Le site Total l’a bien mis en avant. Il s’agit d’un rapport écrit par Bernard Kouchner le french doctor, blanchissant les pratiques de la firme Total en Birmanie. On ne sait plus très bien d’ailleurs à la lecture de ce rapport que nous produisons in extenso si Kouchner est un observateur ou un conseiller en communication de la firme qui outre son soutien à la junte birmane a eu des attitudes scandaleuses au Nigeria quand ça n’était pas au cours de l’enquête relative à l’Erika ou encore après la catastrophe d’AZF à Toulouse.
Que Bernard Kouchner se vende pour 25 000 euros officiels est son problème. Toute vieillesse est un naufrage et plus encore celle des starlettes de la politique. Mais que Kouchner utilise une image de french doctor qui n’est pas la sienne, ne lui en déplaise, est une escroquerie morale. Et quand il prétend se substituer à Augn San Susi Kyi qui, elle a condamné les agissements de Total, nous frôlons la mégalomanie assortie d’un total manque de pudeur. Nous ne saurions hélas douter de la bonne foi de celui qui donna des leçons de morale à tous et à tout le monde.
Mais qu’avec ce style onctueux qui prétend défendre les droits de l’homme il devienne le tremplin d’une opération de vulgaire marketing est tout simplement une honte. Car Total voit son image affaiblie par les plaintes qui le visent au niveau international pour son acceptation du travail forcé et son aide conséquente à la junte birmane.
Or un mouvement s’amplifie aux États-Unis : celui du travail propre. Des firmes comme Levis ou encore Nike ont été obligés de revoir leurs relations avec des pays dictatoriaux concernant notamment le travail des enfants. Salie dans tous les sens du terme par les affaires Erika et AZF en France, nigériane et birmane à l’extérieur, Total se paye un lifting et fait appel au médecin qui est censé incarner la justice dans le monde : Bernard Kouchner.
Des précédents ont eu lieu mais moins hurlants : Claude Allègre défendant l’industrie de l’amiante, Georges Charpack insultant les anti-nucléaires. Mais au moins ces deux hommes avaient l’excuse de défendre leur gamelle : l’Institut de la physique du globe d’Allègre était en grande partie financé par Eternit, le géant de l’amiante et il occupait le poste prestigieux de président du conseil d’administration du Bureau de Recherches géologiques et minières. Que l’on se rappelle lors que le directeur de l’IPG, le futur ministre avait fait paraître dans Le Point (le 19 octobre 1996) un article très virulent, écrivant entre autres : « Quant au rapport demandé à l’Inserm, qu’il me soit permis de dire qu’il ne brille ni par la rigueur scientifique, ni par le courage, ni par l’esprit d’initiative scientifique ». Interrogé hier, lors d’une conférence de presse, Claude Allègre a réitéré ses critiques : « C’est nul. Ce rapport n’est pas bon scientifiquement ». Marcel Goldberg a repris point par point les études épidémiologiques citées par Claude Allègre et révélé plusieurs problèmes d’argumentation, notamment lorsque celui-ci affirme qu’on ne trouve rien de significatif chez les femmes vivant près des mines d’amiante de Thedford ou d’Asbestos, au Canada. « En fait, leur risque de mésothéliome est multiplié par dix », remarque Marcel Goldberg.
Quant à Georges Charpack il dépend en grande partie du financement d’EDF mais est aussi persuadé, en bon scientiste anciennement marxiste, de la prédominance de l’intelligence humaine sur les logiques de catastrophe.
Mais Kouchner… On le savait, celui-ci et à la recherche d’une utilité. Mais à ce point-là, il s’agit d’un Alzheimer intellectuel. Ou peut-être une dérive à la Régis Debray, lorsque celui-ci se fit le chantre de la dictature serbe.
Kouchner tourne ainsi le dos à ses propres conclusions tirées dans un précédent rapport écrit avec le Dalaï-lama sur la dictature birmane. Il foule aux pieds les terribles misères de ce peuple qui a élu la prix Nobel de la paix mais a été maintenu dans la dictature grâce à la complicité des Etats dominés par les intérêts des firmes pétrolières comme Total. Il passe sous silence le génocide du peuple Karen, oublié de tous et des dieux. Kouchner se vautre dans sa propre fange. Et c’est triste. Quant à Total, elle restera l’instrument d’une impitoyable loi du marché. Elle peut toujours se farder : elle est l’égale de l’Exxon Valdes ou des grandes compagnies texanes qui collaborèrent avec les nazis pendant la guerre jouant ainsi contre les Alliés. L’argent n’a pas d’odeur et encore moins de morale. Lorsqu’il s’en vêt c’est qu’il y a été obligé. En se faisant le complice d’une telle logique, Kouchner rejoint, toutes proportions gardées, le camp de ces médecins de la Croix Rouge qui, durant la seconde guerre mondiale, visitèrent les camps de concentration ne voulant bien voir que ce qu’ils voulaient voir. Croyant que les quelques comprimés d’aspirine valaient tous les compromis du monde, ils se firent les complices objectifs d’horreur. Car si l’horreur des camps fut unique dans son expression technique, elle ne l’est évidemment pas dans le vécu. La douleur d’un Birman soumis à la torture est la même que celle de tout être humain torturé. Et réduire le problème de Total à celui d’une médicalisation de la population est une fumisterie.
Quant au style de Kouchner, il est hélas celui des paragons staliniens. Remplacez Total par Staline et vous aurez une idée du simplisme du petit propagandiste Kouchner. Il sait tout mieux que les autres à commencer par les victimes. Il loue Total grand coryphée de l’humanité quand tout accable cette multinationale.
Parce que le Kouchner des droits de l’homme avait valeur de symbole, nous nous sentons le droit de repousser celui-ci dans les oubliettes de l’histoire au nom tout simplement des quelques mois de survie que son sale écrit va offrir à une junge birmane qui a besoin de l’argent de Total pour continuer son terrible travail.
Afin que nos lecteurs se fassent une idée de cette catastrophe humanitaire voici le dossier Total Birmanie.
L’ article du Canard enchaîné
Kouchner dénonce une injustice Total....
Certains internautes ont dû en rester bouche bée : la compagnie pétrolière Total vient de mettre en ligne sur son site un rapport signé Bernard Kouchner. Évoque brièvement par Le Nouvel Observateur, et plus en détail par Radio France internationale, ce document nous apprend que le « French Doctor » s’est rendu en Birmanie sur le chantier d’un gazoduc construit par le groupe pétrolier français.
L’ancien secrétaire d’État à l’Action humanitaire a passé quatre jours, fin mars 2003, dans cette zone contrôlée par les militaires birmans. Accompagné par les cadres de la boîte, Kouchner a notamment visité des dispensaires financés par Total pour améliorer le quotidien des autochtones. Conclusion du rapport de BK Conseil (BK pour Bernard Kouchner) « Des résultats médicaux très significatifs un vrai succès. » Un « trop grand succès », même, qui mérite un avertissement : « Prenez garde, ceux qui triomphent peuvent devenir des cibles. »
Mais qu’est donc allé faire Kouchner dans cette galère ? Sollicité par les avocats de Total, il est venu enquêter sur place. Officiellement, il fallait que ce ponte de l’aide humanitaire donne son avis sur les activités de la compagnie pétrolière en Birmanie. Laquelle s’est installée, voilà plus de dix ans, dans ce doux pays où règnent sans partage les généraux. Version moins reluisante : des accusations de travail forcé ont été formulées contre Total par plusieurs associations de défense des droits de l’homme qui s’appuient sur les témoignages d’anciens travailleurs birmans. Cela méritait bien une contre-enquête de BK Conseil.
Les villageois rencontrés ont en effet démenti ces allégations « farfelues ». Elles ont pourtant conduit une juge de Nanterre à ouvrir, en octobre 2002, une information judiciaire pour « crime de séquestration » (le crime de travail forcé n’existant pas en droit français) à l’encontre de Total. Et les avo-
cats de la compagnie ignoraient sans doute que la juge chargée de cette affaire n’est autre... qu’une ancienne collaboratrice du cabinet de Kouchner dans le gouvernement Jospin !
Joint par « Le Canard », l’ancien ministre maintient les termes de son rapport, tout en reconnaissant qu’il avait d’abord eu des doutes. Cela dit, si Total veut « changer [son] image », Kouchner suggère, à la fin de son rapport, que ses cadres « visitent plus souvent » Aung San Suu Kyi - Prix Nobel de la paix et opposante au régime militaire - dans sa prison. Et que, « par une démarche, d’abord discrète, et plus tard éventuellement publique, le groupe exige sa remise en liberté ».
Ce sont bien là les conclusions et conseils d’un rapport objectif, rédigé par un homme de terrain payé environ 25 000 euros par Total. Pas cher, cependant, pour un travail auquel personne ne l’avait forcé…
Laurione Gaud
L’article de Libération
Auteur d’un rapport payé par Total, l’ancien ministre blanchit le géant pétrolier.
Kouchner fait écran Total sur le travail forcé en Birmanie
Par Philippe GRANGEREAU
mercredi 10 décembre 2003
« Ce programme socio-économique est la meilleure publicité pour Total. Une sorte de bureau en ville, un show-room... » Bernard Kouchner
Total, qui depuis août 2002, fait l’objet en France d’une plainte pour travail forcé en Birmanie, a appelé Bernard Kouchner, l’ex-ministre de la Santé du gouvernement socialiste et « French Doctor » fondateur de MSF, à la rescousse. En mars, le géant pétrolier a commandé un rapport à sa société, BK Conseil. « ...Médecin humanitaire spécialiste des problèmes de santé publique et des situations d’urgence », écrit Total sur son site internet (http://birmanie.total.com/) où figure en bonne place ce rapport de 19 pages, « homme politique engagé connaissant personnellement Mme Aung San Suu Kyi (l’opposante birmane, prix Nobel de la paix en résidence surveillée, ndlr), Bernard Kouchner avait toute l’expérience requise pour être un observateur critique et impartial de l’action de Total en Birmanie ».
Bernard Kouchner s’est donc rendu sur place pendant quelques jours, afin de voir le site du gazoduc construit par Total et achevé en 1998. Il a visité sept « villages modèles » du projet Yadana installés par le pétrolier dans cette zone dotée d’hôpitaux et d’orphelinats. Il n’en dit que du bien. « Ce programme socio-économique, note-t-il, est la meilleure publicité pour Total. Une sorte de bureau en ville, un show-room... »
Sur l’essentiel, c’est-à-dire le travail forcé des populations locales dont Total est accusé d’avoir profité vers 1995, Kouchner reprend l’argumentaire bien rodé du pétrolier : « Le chantier a employé 2 500 personnes (...). Toutes bénéficièrent d’un contrat écrit, de salaires réguliers, d’une protection sociale et de normes reconnues. » Des travaux forcés ? Il ne s’agissait que d’une confusion avec le chantier voisin d’une voie ferrée où « il est probable que des travaux forcés aient malmené les populations ». « N’oublions pas, ajoute Kouchner pour ponctuer son paragraphe, que pour détestable qu’il soit, le recours au travail forcé est une coutume ancienne, qui fut même légalisée par les Anglais en 1907. » « Plus tard, au début du chantier, concède l’ancien ministre en se contredisant quelque peu, des villageois avaient été raflés par l’armée pour défricher la forêt et se livrer à d’autres besognes aux services des militaires (...). Ayant été prévenue de cette violation des droits de l’homme, la compagnie Total exigea que ces exactions cessent. Elle s’en ouvrit à Rangoon, aux dirigeants qui promirent d’intervenir et le firent. Deux décrets abolissant le travail forcé furent publiés en mai 1999 et octobre 2000. » L’auteur du rapport explique donc que Total, contrairement à ce que certains esprits « mal informés » ont pu supputer, a en réalité lutté contre le travail forcé. « Il oublie de dire, commente Farid Ghehioueche du collectif Info Birmanie, que ces décrets n’ont jamais été appliqués. » « En fait, ajoute le militant, Total a su que du travail forcé avait lieu sur son chantier, et lorsque l’entreprise s’est aperçu du danger que cela comportait en terme d’image, elle a changé de politique. »
Nombreux sont les témoignages accréditant le recours au travail forcé au profit de Total. Il y a le rapport confidentiel « L’action de Total en Birmanie », commandité par Total en juin 1996, dont Libération s’est procuré une copie. L’ancien responsable des questions de sécurité du pipe-line relate que « les unités affectées à la protection du projet Yadana ont déjà utilisé les services des local helpers (recrues locales) réquisitionnés pour le chemin de fer, pour certaines tâches à leur profit direct ou pour du défrichage au profit de Total, alors que la société ne cesse de leur expliquer qu’elle dispose de ses propres moyens pour effectuer des travaux ».
La compagnie française a opéré un certain nombre de glissements sémantiques. En novembre 2002, le PDG Thierry Desmarest, affirmait que Total n’avait « jamais recouru, directement ou indirectement, au travail forcé ». Mais en novembre 2003, Jean du Rusquec, chargé de mission de Total en Birmanie, déclarait à l’AFP : « Il y a eu des problèmes au démarrage du chantier. Strictement du travail forcé, vers décembre 1995, pour la construction de baraquements et pour du portage (...). Nous avons indemnisé les villageois, 400 environ. Il a fallu se bagarrer. » Malgré ce demi-aveu, la ligne de défense de Total demeure la même, précise l’avocat des plaignants birmans, William Bourdon, à savoir qu’« il n’y a jamais eu de travail forcé sur le chantier ».
Total, s’il n’a pas profité sciemment de ce travail forcé, pouvait-il penser qu’il échapperait à ces pratiques ? Une étude confidentielle, commandée dès 1992 par Unocal, le partenaire américain de Total, à Control Risks Information Services, dont Libération s’est procuré une copie, avertissait le pétrolier : « Dans toute la Birmanie, le gouvernement utilise habituellement des travailleurs forcés pour construire les routes (...). Dans de telles circonstances Unocal et ses partenaires n’auront qu’une marge de manœuvre très réduite. »
Dans son rapport, payé selon lui 25 000 euros par Total, Kouchner se prononce pour l’engagement constructif avec la dictature : « Fallait-il répondre aux appels d’offre et installer ce gazoduc en Birmanie ? Je le crois. » Et de conclure : « L’époque n’est plus à l’embargo et au boycott. » Position en totale contradiction avec ses convictions d’antan. Dans la préface de Dossier noir Birmanie (Ed. Dagorno, 1994), où il qualifiait la junte de « narcodictature », il reprenait à son compte l’idée selon laquelle « il faut imposer à la junte birmane des sanctions économiques ». Ajoutant que de telles sanctions « heurtent bien souvent l’intérêt des Etats, dont la France qui, comme beaucoup d’autres, commerce avec les généraux via ses industries pétrolières ». Pour justifier son revirement, Kouchner explique qu’à l’époque : « Je n’avais pas fait d’enquête. Mais un certain nombre de prix Nobel, dont mon ami Elie Wiesel, prétendaient l’avoir menée pour moi. »
L’article du Nouvel Obs
Payé par Total, Kouchner blanchit Total en Birmanie
Le fondateur de Médecins sans frontières a touché 25.000 euros pour rendre un rapport sur le travail forcé en Birmanie, qui conclut que celui-ci n’a pas jamais été utilisé par la compagnie. Le travail forcé est d’ailleurs, selon l’ancien ministre, « une coutume ancienne, qui fut même légalisée par les Anglais en 1907 ».
Le groupe pétrolier Total a payé 25.000 euros en mars dernier Bernard Kouchner, ancien ministre socialiste et fondateur de Médecins sans frontières, pour qu’il rende un rapport sur le travail forcé en Birmanie. Un rapport qui conclut… à l’absence de travail forcé sous l’égide de Total.
Pour rédiger son rapport, publié sur le site internet de Total, Bernard Kouchner s’est donc rendu pendant quelques jours en Birmanie. Il y a visité le site du gazoduc de Total, ainsi que les sept villages modèles installés par Total dans cette zone. Pour n’en dire que du bien. « Ce programme socio-économique, écrit Bernard Kouchner dans son rapport de 19 pages, est la meilleure publicité pour Total. Une sorte de bureau en ville, un show-room ».
Travail forcé ?
Sur la délicate question du travail forcé, qui a valu à Total une plainte déposée en août 2002 en France, le ministre conclut qu’il y a eu erreur sur la personne. En effet, il reprend l’argument du pétrolier : « Le chantier a employé 2500 personnes ». « Toutes bénéficièrent d’un contrat écrit, de salaires réguliers, d’une protection sociale et de normes reconnues ».
Concernant l’accusation de travail forcé, il y a eu méprise, affirme Bernard Kouchner, avec le chantier voisin d’une voie ferrée, « où il est probable qu’il y ait eu des travaux forcés ». Et le ministre de rappeler que le travail forcé est de toute façon « une coutume ancienne, qui fut même légalisée par les Anglais en 1907 ».
Birmans « trop heureux »
Le « french doctor » note cependant qu’au début du chantier du gazoduc, « des villageois avaient été raflés par l’armée pour défricher la forêt et se livrer à d’autres besognes au service des militaires ». Mais Total une fois au courant de ces dérapages, « exigea que ces exactions cessent ». « Deux décrets abolissant le travail forcé furent publiés en 1999 et 2000 », poursuit Bernard Kouchner.
Ce que ne dit pas cependant l’ancien ministre, c’est que ces deux décrets n’ont jamais été appliqués, selon un militant du collectif Info Birmanie interrogé par Libération.
Interrogé, par le quotidien, Bernard Kouchner s’explique : « Les Birmans que j’ai vu sont absolument heureux de la présence de Total, trop à mon avis par rapport au reste de la population. Personne ne connaît les ’victimes de Total’ à ma connaissance ».
Le rapport de Bernard Kouchner
Relation d’un voyage et de la découverte d’une industrie muette
. (Après l’arrestation de Aung San Suu Kyi)
29 septembre 2003
BK CONSEIL
1. Pourquoi ce rapport ?
Maîtres Daniel Soulez-Larivière et Jean Veil ont confié à BK Conseil une mission d’enquête en Myanmar (Birmanie) auprès de la société Total chargée de la construction, de la surveillance et de l’exploitation d’un gazoduc reliant le gisement sous marin de Yadana, en mer d’Andaman, à la frontière thaïlandaise, enquête pouvant déboucher, le cas échéant, sur des propositions. Notre expérience élémentaire du pays et notre connaissance réelle de l’envers du décor ; populations et camps de réfugiés Karen, Shan et Kachin, souvent de religions différentes du Bouddhisme majoritaire, établis de l’autre coté de la frontière Thaïlandaise, nous ont facilité la
tâche.
Au moment du voyage, la situation politique évoluait favorablement. La principale opposante, Aung San Suu Kyi, circulait à nouveau presque librement dans le pays et y rencontrait ses partisans, comme elle nous l’a, elle-même, raconté. L’envoyé spécial du Secrétaire Général des Nations Unies, Ahmed Razali, séjournait à Yangon afin de favoriser le dialogue entre le gouvernement militaire et l’opposition démocratique. Des changements étaient attendus, au moins avant la réunion de l’ASEAN qui devrait se tenir en Myanmar en 2006. Cette évolution constituait une raison supplémentaire de soutenir, sans provocation, l’aspiration à un régime démocratique, et de témoigner de son soutien à une opposition nationale qui avait gagné les élections de I990 facilement et qui devrait arriver, tôt ou tard, au
pouvoir.
La compagnie Total devrait, selon notre analyse et malgré ses traditions de neutralité, s’engager avec précaution dans cette voie, d’autant que, premier investisseur du pays, elle ne risquerait dans l’affaire qu’un très positif changement d’image.
Cette mission fut donc assurée du 25 au 29 mars 2003, avant les provocations au cours d’un meeting de la Ligue Nationale pour la Démocratie, les morts, l’arrestation et l’incarcération de Aung San Suu Kyi. Les dernières considérations porteront sur ce retour de bâton, cette sinistre affaire qui risque de rendre caduque toute velléité de démocratisation pacifique.
2. Les lectures de l’Histoire
Un court rappel historique est nécessaire si l’on veut comprendre la gravité des accusations qui pèsent sur ce régime dictatorial et, par ricochet, sur tous ceux qui travaillent ou même ceux qui sont liés par contrat avec lui.
A.
Ni l’histoire du pays, ni les méandres du fleuve Irrawaddy ne datent d’hier. Le pays a plus de mille ans d’existence. Il a résisté à toutes les invasions, depuis celle des Mongols à la venue des Britanniques et l’intrusion japonaise. Les mauvais plaisants affirment qu’ils ne céderont qu’à la prochaine poussée, plus insidieuse : la pénétration chinoise.
Le culte des nats, les « esprits », voisine avec un Bouddhisme omniprésent. Le Nord, presque inconnu et interdit aux visiteurs, ne ressemble pas aux Sud ; Mandalay devient une ville chinoise, le royaume de Bagang n’est plus qu’un souvenir. La fragile unité de la Birmanie s’est forgée lentement. Les voisins sont menaçants et les ethnies internes demeurent remuantes, avec des zones d’insécurité et des maquis résiduels. Yangon, ville active, se modernise. Les trafics de pierres précieuses et d’opium servent toujours les mêmes intérêts : les riches et les militaires. Les maladies endémiques frappent des populations identiques : les pauvres.
B.
Après la meurtrière colonisation britannique, l’invasion japonaise au cours de la seconde guerre mondiale fut souhaitée puis combattue en raison de ses exactions, par un homme de légende, le général progressiste Aung San, le père de la Nation et le fondateur de l’armée, qui fut assassiné en 1947 à l’âge de 32 ans. Le 4 janvier 1948 la Birmanie devint indépendante et quitta le Commonwealth. L’embellie démocratique du gouvernement indépendant de U Nu fut de courte durée. Comme dans toute la péninsule indochinoise le socialisme représentait l’espoir. Un militaire se montra d’abord efficace qui se transforma vite en dirigeant autoritaire. Le général Ne Win, alterna au pouvoir avec U Nu, un civil démocrate, qu’il finit par jeter en prison. Ne Win tenta de préciser une voie birmane pour le socialisme qui se manifesta surtout par des trafics et de la concussion. L’homme fut finalement remplacé au pouvoir par ses collègues de l’armée regroupés en un SLORC (State Law and Order Restoration Council), sous la direction du chef d’État-major des troupes birmanes, le général Saw Maung. qui promit des élections générales en 1989. Le SLORC abandonna officiellement le socialisme pour le capitalisme, ce qui ne changea rien aux tristes conditions de vie des Birmans.
C.
L’opposition forma un parti de coalition, la National League for Democracy (NLD), sous la direction de Aung San Suu Kyi, la très charismatique fille du héros national, le général Bogyoke Aung San. Plusieurs manifestations populaires, regroupant des étudiants, des ouvriers, des moines bouddhistes et de nombreux membres des forces militaires furent réprimées durement. Il y eut des milliers de morts. La loi martiale fut imposée. En juillet 1989 Aung San Suu Kyi fut assignée à résidence.
Les militaires déclarèrent vouloir rendre le pouvoir aux civils. Les élections organisées en Mai 1990 donnèrent une très large victoire à la NLD (396 sièges au Parlement sur 485) . La junte militaire n’accepta pas le verdict des urnes. En octobre 1990, l’armée envahit le siège de la National League for Democracy et des centaines de militants furent emprisonnés.
Aung San Suu Kyi , la « Dame », reçut successivement le Prix Sakharov, le prix Nobel de la paix en 1991, et le Prix Simon Bolivar. Elle devint et demeure une des héroïnes mondiales de la lutte contre l’oppression.
D.
Le monde commença alors seulement à s’intéresser au Myanmar et à condamner fermement le gouvernement militaire, accusé de violations massives des Droits de l’homme et en particulier d’utilisation du travail forcé. Cette réaction tardive jointe à l’ignorance due à une fermeture du pays laissant imaginer le pire, explique à la fois l’intransigeance dans le jugement et un désintérêt quasi général pour ce pays lointain. Ce régime militaire sans imagination ni intelligence devint le symbole de l’oppression de droite alors que tombaient une par une les citadelles du communisme asiatique.
Certaines dictatures ne méritent peut-être pas complètement l’aura négative qui les entoure, alors que d’autres, plus meurtrières, passent plus facilement inaperçues. Deux poids, deux mesures : c’est en la matière une règle difficile à accepter. L’intensité des indignations internationales, les protestations contre des oppressions réelles et diverses, l’échelle d’impopularité d’un gouvernement n’obéissent à aucun critère stable et raisonné.
Telle est la poétique des réactions activistes. Il faut souligner cependant le bien fondé des critiques portées sur la Birmanie par la communauté internationale. Les Américains, pour des raisons multiples et contradictoires, demeurent très fermes dans leurs critiques du régime des Généraux. Le Bureau International du Travail a mis en œuvre des procédures exceptionnelles (enquête, motion, chargé de liaison sur place) visant le Myanmar en raison du travail forcé. Et un boycott de fait a été institué contre le pays. En particulier les grandes instances internationales s’abstiennent de travailler au Myanmar et ne fournissent que très peu d’aide. Cela devait changer lentement avant la nouvelle arrestation de la « Dame » et le retour des violences.
E.
Pourquoi les militants s’acharnent-ils plus facilement contre le Myanmar que contre la Chine qui pratique à grande échelle le travail des enfants ? Par facilité. Les Généraux birmans apparaissent plus dérisoires que les autres, et leur capacité de communication est inexistante. La tâche est donc plus aisée, la pression entraîne peu de risques... S’en prendre à la Chine au Tibet, par exemple, au Parti Communiste résiduel au Viêt-Nam et même à l’odieux régime de Corée du Nord comporte plus d’aléas. De plus, l’opposition birmane occupe une place morale énorme. Affronter l’opinion de la belle, très courageuse, très digne et charismatique Aung San Suu Kyi, serait une rude tâche. Un groupe fait donc plus que les autres les frais des dénonciations et des attaques, qui mêlent de très bonnes raisons aux allégations les plus fantaisistes : TotalFinaElf, redevenu Total.
3. Une documentation nécessaire
A.
Un procès éclairant se déroule à New York, intenté par un groupe d’avocat américains agissant pour le compte de plaignants sud-africains. Trente-quatre groupes industriels sont accusés d’avoir soutenu le régime sud-africain d’apartheid jusqu’aux élections multiraciales de 1994. Il s’agit pour la plupart de firmes énergétiques, informatiques et chimiques, telles Shell, IBM, Nestlé, Daimler. Il conviendrait que les juristes examinent de près ce dossier. Le groupe pétrolier Shell est accusé « d’avoir tiré des profits de son activité pendant les années de l’apartheid et de l’embargo international », ainsi que Texaco et Exxon. Nestlé est accusé d’avoir investi en Afrique du Sud pendant les années de l’embargo, Daimler d’avoir fourni des véhicules à la police, etc... Notons que Nelson Mandela félicita récemment Total pour sa belle conduite pendant les années d’apartheid.
B.
Des livres et des rapports, quelques articles aussi.
Il me semble indispensable, avant d’aventurer le moindre jugement, de consulter quelques-unes des dernières publications concernant le Myanmar, de celles qui orientent l’opinion publique. D’abord les US Government Reports et particulièrement celui qui concerne notre affaire : « Report on labor Practices in Burma »(1). Une publication américaine particulièrement accusatrice à l’égard des pratiques de Total prend toute son importance dans un contexte de concurrence permanent et de dégradation conjoncturelle des rapports entre les deux pays. Je cite ici un extrait significatif :
« The Yadana Natural Gaz Pipe Line. »One of the most controversial infrastructure projects in Burma is the Yadana natural gas pipeline because of allegations that the GOB has committed abuses, including forced labor and forced relocations, on a project which includes several international companies as investors...
« Allegations of forced labor and other human rights abuses in the area emerged even before construction started. The oil companies have vigorously denied allegations of human rights abuses, and particularly the alleged association of forced labor with the pipeline... »It is difficult to assess the actual extent of any use of forced labor, as the GOB has denied requests by the US Government, the ILO and other groups to conduct independent visits to the pipeline corridor and adjacent areas. Officials of the US Embassy in Rangoon have visited the region. Since the pipeline is in remote and inaccessible region, in all cases the trips were facilitated by the oil companies which proceeded to the necessary transportation. The GOB has denied Embassy requests to visit the pipe line and adjacent areas independently, citing security reasons" Forced Relocations
The practice of forcibly relocating villages in Burma started before 1988, but appears to have escalated significantly since then. Estimates of the number of people moved since 6 1988 vary from 100.000 to I,5 million. The US Embassy in Rangoon has reported that tens of thousands of villagers have been displaced"
Le rapport insiste sur le travail des mineurs et sur le sort des enfants-soldats. Nul doute qu’en l’absence d’organisation syndicale, les violations du code du travail furent très fréquentes, très nocives aux populations et qu’elles se poursuivent.
Le rapport américain se conclut ainsi : " ...Forced labor has been used most notably in infrastructure development (including the development of infrastructure for the tourism industry and possibly the Yadana natural gas pipeline) and the support of military
operations...
Il faut aussi tenir compte de l’opinion de la Chargée de Liaison du Bureau International du Travail (BIT) à Yangon, Mme Perret-Nguyen qui, dans une dépêche récente, assurait qu’« il n’existait pas, à sa connaissance, de preuve de l’utilisation du travail forcé sur le chantier Yadana du pipeline et dans le corridor du gaz »(2)
À propos de l’Humanitaire et la Santé
L’essentiel, à mes yeux, est ailleurs, dans les deux derniers rapports de la sérieuse organisation internationale ICG (International Crisis Group).
La première brochure est consacrée au travail des ONG. Certes l’implication du travail
humanitaire ne ressemble pas à celle d’une firme pétrolière, mais les débats furent vifs chez les
volontaires lorsqu’il s’agit de s’installer en pays birman. N’était-ce pas une trahison de la ligne
morale ? La « Dame », Aung San Suu Kyi, était réticente, etc...
On se rend compte que 28 des principales ONG sont aujourd’hui présentes et que le travail reste immense (3). Depuis Médecins du monde installé en 1991 jusqu’à Swiss Aid en 2001 en passant par Médecins sans Frontières, Care, Save The Children et la Fédération Internationale de la Croix rouge, etc... Le Centre pour le Dialogue Humanitaire, pour sa part, se charge d’être l’intermédiaire entre le pouvoir et l’opposition. Nous l’avons longuement rencontré à plusieurs reprises.
Fallait-il s’installer au Myanmar ?
« Qui peut-on aider, qui doit-on punir ? L’embargo n’est-il pas nocif aux plus pauvres, ne conforte-t-il pas les puissants ? » Ce débat demeure présent dans toutes les organisations humanitaires, celles qui s’occupent de l’urgence l’ont tranché : il faut se trouver, en permanence, du coté des victimes. Si possible jusqu’au bout du chemin. J’ai moi-même longuement débattu avec des proches et avec mes collègues sur l’opportunité d’aider les populations des pays de dictature. J’insiste : il faut s’efforcer d’aider dans presque tous les cas et je ne me suis résigné que tardivement à la position des ONG qui quittèrent l’Ethiopie en pleine famine au motif que l’aide était détournée par les dirigeants qui, au fond, profitaient de la disette (4 et 5). J’ai été un de ces acteurs prêts à risquer leur vie pour que l’aide parvienne aux populations nécessiteuses. Mais j’ai également admis que, parfois, mieux valait se laisser détrousser de la moitié de ses biens par les bourreaux pour que le reste parvienne aux affamés ; ce qui est fréquent et que les belles âmes dénoncent d’autant plus facilement qu’elles se trouvent éloignées des dangers.
J’insiste sur l’utilité de rompre délibérément l’isolement du pays. Fallait-il, faut-il travailler au Myanmar ? Les ONG et les firmes industrielles se ressemblent parfois. Les entreprises font leur travail et en tirent bénéfice. Les associations humanitaires font le leur et elles aussi en tirent satisfaction et notoriété. La question essentielle est celle-ci : qui demandera jamais leur avis aux populations concernées ? Il ne faut pas rester coi. Le plus souvent, pas toujours, la parole protège les volontaires comme les victimes. Le mutisme peut constituer une protection temporaire et illusoire, mais il ne sera jamais une défense suffisante au tribunal de l’Histoire.
Pour reprendre des exemples fameux, ni le Comité international de la Croix Rouge, ni les chimistes allemands ne furent absous de leur silence ni de leur complicité pendant la Deuxième
Guerre Mondiale.
Je me souviens des quelques jours pendant lesquels, en plein siège de Sarajevo, le Président Iztbegovic avait interdit les vols humanitaires pour forcer les pays alliés à prendre clairement position. Moins d’une semaine après, il changeait d’attitude sous la pression des habitants, et la distribution d’aide reprenait.
Seules les victimes ont le droit de juger si l’aide doit se poursuivre ou cesser. Une victime ne sera jamais caractérisée seulement par la nature de la main qui se tend. Que l’on se souvienne du Cambodge libéré, du génocide Khmer rouge par l’ennemi vietnamien, de l’opération « Turquoise » au Rwanda ou, plus récemment, de l’Irak libéré - pas très bien - par les anglo-américains.
L’Histoire retient la libération davantage que l’invasion.
Seules les victimes ont le droit de juger si en Birmanie le tourisme doit poursuivre sa progression, si l’apport d’argent frais et les métiers qu’il engendre sont profitables. Est-ce un progrès que les touristes déferlent sur Cuba et que le nombre des prostituées augmente, alors que Castro réprime le mouvement démocratique et fait condamner à mort ? J’ai abordé ce problème avec Aung San Suu Kyi le 30 décembre dernier. Sa réponse fut ambiguë : « ne rien faire qui renforce le régime des généraux ».
Fallait-il répondre aux appels d’offre et installer ce gazoduc en Birmanie ? Je le crois. Sinon on fait un autre métier. Je connais mal le problème du gaz naturel et de son exploitation mais j’ai quelques notions de santé publique. La situation sanitaire et sociale du Myanmar est à ce point désastreuse, que, malgré certaines réticences de la « Dame », on ne cherche jamais querelle dans le monde occidental, aux Associations qui travaillent utilement en Birmanie. Et c’est normal : les indicateurs de mortalité et de morbidité généraux, les chiffres de la mortalité infantile et de la mortalité maternelle sont désastreux. Dès lors pourquoi séparer, arbitrairement, l’essor de l’industrie de la nécessaire mise en place de structures sanitaires indispensables, impossibles sans un développement économique minimum. On peut nous rétorquer que la santé publique n’intéresse pas les Généraux et que seul l’argent les fascine.
Certes, mais les généraux ne maintiendront pas leur dictature éternellement et la démocratie aura besoin de développement économique et industriel. Particulièrement pour construire un système de santé publique. On ne peut construire ni une prévention efficace ni un réseau
hospitalier sur la seule charité internationale.
ICG termine son rapport en demandant plus de moyens pour la santé et des infrastructures minimums. Ils recommandent également une coordination bien difficile à obtenir entre les ONG.
Si l’on veut aider le peuple birman, c’est dans le domaine de la santé que l’on doit non pas se substituer à eux mais apporter une aide pérenne et une formation efficace. Devant une épidémie comme celle de la pneumonie atypique, on frémit à ce qui se passerait en Birmanie. Et d’ailleurs sait-on si ce virus a ou n’a pas frappé dans ce pays dépourvu d’indicateurs de santé et de surveillance épidémiologique ?
Il faut, en Birmanie, intervenir dans le domaine de la santé publique. D’autant que des
apparitions de virus nouveaux sont prévisibles chaque année, dans un contexte d’échanges et
de voyages.
Cette nécessité se renforce à la lecture de la seconde brochure de ICG (6) consacrée au
Sida, fléau mondial dont les ravages sont énormes dans ce pays dénué de structure élémentaire de santé publique. En Birmanie, on estime qu’un adulte sur 50 est infecté par le Sida. Conclusion du groupe international de réflexion I.C.G : « Les ONG ne suffisent pas. Que vous l’aimiez ou non, travailler effectivement contre le Sida en Birmanie, signifie travailler de façon substantielle avec le gouvernement »., à condition de respecter les quelques règles indispensables, celles des Droits humains en particulier. Ils ne vont pas jusqu’à en dire autant des firmes industrielles. Et pourtant...
B.
Les rencontres à Rome et à Paris.
Je n’ai pas voulu visiter le corridor sans m’assurer de l’état d’esprit de quelques militants des ONG. J’ai donc rencontré, à Paris et à Rome, de nombreux dirigeants et militants des associations qui travaillent en Birmanie. Médecins du Monde et La Chaîne de l’Espoir, la Fondation François-Xavier Bagnoud, la Fondation Nano Peretti et les amis d’Emma Bonino furent mes interlocuteurs principaux. J’ai longuement pesé les avantages et les inconvénients, à leurs yeux, d’une collaboration éventuelle avec Total, sur des projets précis de santé publique, dans des secteurs exposés et sur des missions indispensables : toxicomanie et Sida en particulier dans le Nord où personne ne se rend ou presque.
Il me semble que l’évolution d’une communication ouverte sur des problèmes criants du pays et son nécessaire passage pacifique à la démocratie autoriseraient toutes les espérances. La loi du tapage commence par de timides paroles prononcées loin des murs du silence.
C.
Les rencontres à Harvard
J’ai souhaité également entendre les rédacteurs du rapport le plus important, celui de CDA (Collaborative for Developpement Action, Inc.), un organisme basé à Cambridge, Massachusetts. Je me suis d’abord entretenu au téléphone avec les personnes chargées du travail sur le projet Yadana. Puis j’ai eu une longue conversation en tête à tête avec Mary Anderson, la présidente, le 12 mars 2003. J’attends leur prochain rapport de suivi.
Je me suis assuré que les rapports financiers entre Total et le CDA étaient sains et n’avaient pas influencé les conclusions des envoyés spéciaux. Je ne peux rien garantir, mais la qualité de mes interlocuteurs m’a semblé excellente et le dialogue fut sincère.
Je me suis fait expliquer les circonstances du voyage et la manière dont les questions furent posées dans les villages. J’ai découvert en Mary Anderson une militante des droits humains, une personne de grande expérience que j’avais croisée sur de nombreux chemins du monde en développement et qui croit à l’importance des entreprises industrielles en ces temps de globalisation. Les conclusions du rapport sont connues et recoupent partiellement les miennes.
Il est donc inutile de les reproduire ici. Je les résume cependant : il faut déverrouiller la fenêtre des entreprises ; mieux intégrer les employés locaux au travail ; ouvrir les yeux sur le pays, sur les hommes et les femmes du Myanmar ; et pour cela les découvrir, les écouter ; décloisonner son cœur et son esprit ; se mêler à d’autres acteurs que les seuls dirigeants et fonctionnaires incontournables ; expliquer l’entreprise, se demander si le mutisme est la meilleure voie possible pour se faire comprendre.
4. Les accusations contre Total.
Depuis de nombreuses années, sans qu’une vraie enquête ait été, à notre connaissance, menée sur place, la réputation de l’entreprise pétrolière française, Total à l’époque, fut ternie par des rumeurs et une allégation précise : l’utilisation de main-d’œuvre forcée. Total - malgré l’existence au sein de l’entreprise d’un strict code de déontologie - se serait rendu coupable d’une sorte d’esclavage moderne et en particulier aurait utilisé des enfants pour accomplir diverses besognes. Si l’on connaît la dimension des travaux accomplis, la taille des tuyaux du pipe, la dimension des machines qui les manipulent, cette accusation aurait dû tomber d’elle-même. Il n’en a rien été.
Dans le monde des ONG (organisations non gouvernementales), ces allégations furent souvent reproduites. Il faut comprendre que de telles accusations trouvent toujours des oreilles favorables. Les firmes pétrolières nagent souvent en eaux troubles, leurs pratiques, dans l’esprit du public, sont fréquemment associées, on le sait, à des machinations, des manipulations d’argent et des trafics d’influence douteux. Même si une polémique s’élevait dans chacune des organisations de volontaires à l’occasion des missions projetées ou accomplies en Myanmar, on ne la comparait jamais à d’éventuels états d’âme des industriels qui avaient eu à trancher de semblables débats. Il en fut ainsi lorsque Médecins du Monde, la Chaîne de l’Espoir ou la Fondation François Xavier Bagnoud, par exemple, présentèrent des projets puis s’établirent en Birmanie. Ils y sont encore et y travaillent très bien.
J’ai moi-même, aux côtés du Dalaï-lama et Mgr Desmond Tutu, préfacé un livre intitulé « Le dossier noir de la Birmanie » (7). Je n’avais pas fait d’enquête, mais un certain nombre de Prix Nobel, dont mon ami Elie Wiesel, prétendaient l’avoir menée pour moi. Il s’agissait d’une évidence ! Et les résultats ne pouvaient faire de doute : des massacres répétés avaient été commis, la torture employée fréquemment, des disparitions et des exécutions avaient rythmé pendant de longues années la pratique quotidienne du SLROC, la Junte dirigeante birmane. En Myanmar environ 1200 prisonniers politiques croupissent encore derrière les barreaux, depuis parfois de très longues années. Les Généraux birmans sont également accusés par tous les spécialistes d’entretenir le trafic de l’opium venu du Triangle d’Or. Même si des changements politiques sont attendus, proches peut-être, la collaboration avec un tel régime impose donc une vision politique à propos de laquelle les firmes pétrolières, habituellement, refusent de s’exprimer. C’est, nous semble-t-il, une erreur.
Le chantier.
Reprenons le fil du récit. En vertu d’un contrat signé en 1992, après appel d’offres ( d’autres firmes pétrolières furent donc évincées, dont Shell qui participait à l’appel d’offres), en partenariat avec l’américain Unocal, la compagnie nationale birmane MOGE et PTT-EP de Thaïlande, la compagnie Total fut donc chargée d’être l’opérateur du développement et de l’exploitation du gisement marin de gaz. Un gazoduc de 412 km sous la mer devait joindre la côte, puis 63 km de conduit sur la terre ferme jusqu’à la frontière de Thaïlande, aux lieux-dits Ban-I-Tong.
Le tracé fut réfléchi et déterminé au mieux afin de respecter l’environnement et en particulier la forêt primaire. Le « pipe » est enterré sur toute sa longueur et la végétation, à l’exception des grands arbres fut replantée. Ce fut un exploit technique. Je ne suis pas un expert en écologie mais, après avoir observé le tracé sur toute sa longueur et les plantations qui furent faites, il me semble que le travail fut bien accompli et que l’environnement souffrit très peu. La forêt primitive n’a pas été abîmée et seule une zone de quelques mètres, de part et d’autre du gazoduc, sans arbre trop haut mais avec une végétation basse et dense, signale l’existence de cette installation. Les spécialistes de l’environnement devraient en être satisfaits s’ils veulent bien ne pas juger de loin mais se rendre sur place. Total devrait leur faciliter ce déplacement nécessaire.
Le tracé du pipe a respecté les villages et épargné la forêt vierge primaire, ce que le contrat ne spécifiait pas. Le chantier a employé 2.500 personnes dont 350 expatriés. Toutes bénéficièrent d’un contrat écrit, de salaires réguliers, d’une protection sociale et de normes reconnues HSE. Elles furent formées selon le code de conduite de l’entreprise qui leur fut enseigné. Ce code fut imposé dans tous les contrats de sous-traitance. Des pentes très fortes furent gravies, deux fleuves traversés et le pipe enfoui à plus de deux mètres sous terre : 5134 tubes de 12 mètres, pesant 5 tonnes chacun et soudés entre eux.
Des confusions s’établirent, dans une région presque inaccessible, entre les travaux du gazoduc et ceux de la ligne de chemin de fer gouvernemental Ye-Tavoy, intervenus à la même époque et pour laquelle il est probable que des travaux forcés aient malmené les populations. De même, à propos de la route de Kanbauk, les dénonciations apparurent très rapidement farfelues. Un autre malentendu a pu s’établir entre la pose du gazoduc de Total et celui de la compagnie Moge. C’est en 1992, alors que les études préliminaires étaient à peine commencées, que parut le premier article critiquant les pratiques de Total et évoquant le travail forcé qui aurait été utilisé par l’entreprise pour la construction et la mise en place du gazoduc. Ces critiques prématurées confondaient-ils les projets, les lieux et les époques ? N’oublions pas que, pour détestable qu’il soit, le recours au travail forcé est une coutume ancienne, qui fut même légalisée en 1907 par les anglais.
Plus tard, au début du chantier, et cet épisode m’a été confirmé par plusieurs personnes, des villageois avaient été raflés par l’armée pour défricher la forêt et se livrer à d’autres besognes aux services des militaires, comme la pratique en est hélas largement répandue sous ce régime militaire. Ayant été prévenue de cette violation des droits de l’Homme, la compagnie Total exigea que ces exactions cessent. Elle s’en ouvrit, à Rangoon, aux dirigeants qui promirent d’intervenir et le firent. Deux décrets abolissant le travail forcé furent publiés en mai 1999 et octobre 2000. Sur place, les responsables de la compagnie française allèrent jusqu’à payer le salaire habituel aux villageois qui avaient été raflés et forcés de travailler. On prétend que cet argent fut alors subtilisé par les militaires esclavagistes et qu’il n’en resta rien dans les mains des villageois. Au moins, dit-on, la pratique du travail forcé diminua dans la zone du pipe. Impossible d’affirmer qu’elle disparut complètement.
Le responsable du projet Yadana, en toute bonne foi je le crois, tenta de se justifier. Il avait la conscience tranquille : la Compagnie n’avait jamais utilisé la main-d’œuvre enfantine ni le travail forcé. Les règles de la firme sont strictes et cela semblait devoir suffire. Il n’en fut rien. Et la suspicion continue de peser.
Le programme socio-économique.
Treize villages étaient considérés comme faisant partie de la zone, qui comprenaient en 1996 environ 35.000 personnes. Aujourd’hui, cette population est estimée à 43.000 et depuis 2001 le programme socio-économique comprend 23 villages. Le dialogue avec les populations démarra très tôt, comme j’ai pu le vérifier auprès des villageois, et des études socio-économiques furent lancées. Des médecins, des agronomes, des vétérinaires rencontrèrent des représentants des villages et des projets furent présentés et discutés. Les villageois furent ainsi informés de la nature des travaux envisagés. Un programme socio-économique de 6 millions de dollars fut lancé ainsi en 1995 : santé, éducation, développement économique et renforcement des infrastructures. Dès janvier 1995, les villageois furent appelés à élire les membres de Comités de Communication de Village, représentatifs de la diversité sociale et chargés de discuter avec TOTAL sur le programme socio-économique et d’exprimer les attentes et les problèmes des villageois. C’est par le canal de ces Comités que TOTAL a pu avoir connaissance de pressions de l’armée sur les villageois et être ainsi à même de combattre efficacement le travail forcé.
Agenda du programme socio-économique.
En 1995, les comités de communications furent mis en place, comme nous l’avons vu, le programme sanitaire contre la malaria mis en œuvre et des projets d’élevage porcin s’établirent autour d’une ferme spécialisée.
En 1996, Total recruta des agents de communication (trop bien payés), les programmes sanitaires furent étendus, on construisit des bâtiments scolaires et une ferme avicole vit le jour à Thechaung et Eindayaza.
En 1997, on établit un système de micro-crédits et le programme de soutien à la culture du riz, du maïs, du manioc, des arachides, commença. J’ai constaté le succès de ces cultures. En 1998, l’équipe de Total procéda à l’installation d’une unité socio-économique dans le village de Kanbauk.
En 1999, les programmes d’aides scolaire prirent corps et des stocks de nourriture pour les animaux furent organisés ainsi qu’une pépinière de culture persistante (palmier à huile, noix de 12 cajou et hévéa) que j’ai visitée a Kanbauk et qui m’a impressionnée par la qualité du personnel local, en particulier.
2000 fut l’année des bibliothèques scolaires. En 2001, on étendit le programme socio-économique à 23 villages. En 2002, des classes d’initiation à l’informatique furent mises en place. Je les ai vues et l’impression de travail utile était nette. En 2003, le budget du programme socio-économique atteignait 9,98 millions de dollars en cumul depuis 1995.
Pendant ce temps les projets et les prises en charge médicales se mettaient en place. Avec des
résultats très significatifs.
Des résultats médicaux significatifs.
On note des progrès dans trois domaines : la santé publique et la construction des équipements ; les programmes de vaccinations d’hygiène et de planning familial et les recherches sur la malaria en liaison avec l’institut Pasteur.
Je peux témoigner des étonnants résultats obtenus. Un dispensaire par village, un médecin pour moins de 4000 habitants, des pathologies en recul, ces situations qui ne ressemblent plus à celles que l’on rencontre dans le Tiers Monde : un luxe inimaginable dans une grande moitié de la planète. Total peut être fier, mais il doit aussi comprendre le caractère contre-productif de son effort. Les médecins grassement payés et les populations cajolées sont ravis, mais les voisins immédiats qui ne bénéficient pas des mêmes avantages en conçoivent une jalousie et parfois de la haine. Il faut donc rationaliser les efforts et en étendre les bénéfices, tout prêt de la zone et aussi très loin. Ce sera une de mes propositions.
Quand aux résultats, je les résume et donc je tronque les succès et frustre les acteurs de ces progrès indéniables. 12 médecins qui enseignent la santé publique, des dispensaires construits partout ( 1 pour 5000 habitants), 80 assistants médicaux et 20 sages femmes formés, 77.858 consultations gratuites distribuées en 2002 et 366.356 consultations depuis le démarrage de Yadana.
56.487 enfants vaccinés depuis 1996 (BCG,DTP,OPV,MS, TT) . 5.265 enfants et femmes enceintes vaccinés en 2002. 1.487 enfants vaccinés contre l’hépatite B depuis 1998. 354 cas de tuberculose diagnostiqués depuis 1997. 299 guérisons depuis 1997. 33.074 cas de Malaria traités depuis 1997. Dans chaque dispensaire des microscopes et des tests ICT pour diagnostic rapide. Des moustiquaires pour chaque village. 3.037 hospitalisations depuis 1997. Mortalité par malaria divisée par 3,5 depuis 1997. Mortalité par affections respiratoires sévères divisée par 8 depuis 1997. Mortalité par maladies issues de l’eau et de l’alimentation divisée par 8 depuis 1997. Mortalité infantile divisée par 3 depuis 1997. Près de 1000 personnes suivent le planning familial.
Je ne m’étends pas sur les progrès de l’agriculture et les fermes animales. Mais le modèle d’autogestion doit être proposé à la population pour la santé. Oui, des micros-budgets de santé gérés par les communautés. Je suis prêt à m’y employer.
Bref, un vrai succès. Un trop grand succès. Attention aux jaloux. Prenez garde, ceux qui triomphent peuvent devenir des cibles.
5. Ce que j’ai vu. Ce que je crois avoir compris.
Pour ne pas allonger ce document, je m’en tiendrai au domaine sanitaire, que je connais un peu moins mal que les autres.
A.
Pendant trois jours pleins, j’ai arpenté la zone du pipe, examiné cet endroit mystérieux, de l’arrivée maritime du gros tuyau, au village de Daminseik jusqu’à la frontière thaïlandaise. J’ai discuté avec les rares expatriés qui logent sur place. J’ai visité sept villages et traversé les autres, je me suis entretenu avec les responsables des comités de village, avec ceux des projets vétérinaires et agricoles et, très longuement, avec les comités, le personnel des dispensaires et de l’hôpital de Kanbauk, les sages-femmes, les infirmières et médecins. J’ai parlé, seul, longuement, avec les sages femmes. J’ai eu des entretiens privés avec cinq praticiens et avec le responsable de toute l’entreprise médicale de Total dans la zone du pipe. Rien ne me laisse à penser que le groupe ait pu prêter la main à des activités contraires aux droits de l’Homme. Rien non plus ne me permet d’affirmer que ce genre d’activité a cessé d’être pratiquée au sein de l’armée birmane.
B.
J’ai retiré de cette découverte des impressions contradictoires. Le contraste est immense entre le niveau moyen de soins et de santé dans le pays et les très bons résultats sanitaires des villages du corridor. Avant même les conseils de l’enquête CDA, Total a ajouté plusieurs villages à sa liste primitive, ce qui porte à 23 le nombre des agglomérations dont le groupe s’occupe. Il ne faut pas en rester là. Et sans doute, s’étendre ailleurs, au nord du pays en particulier.
Au cours de la présentation et des discussions, tant à Rangoon que sur le site, les résultats de santé présentés apparaissent très spectaculaires, soulignés par des courbes démonstratives qu’il est bien inutile de reproduire ou de nuancer ici. La baisse de la mortalité des maladies contagieuses est particulièrement démonstrative.
C.
Il faut rappeler quelques données et fournir certains chiffres. Plus de 90% du personnel de Total est Birman. Environ 20% du gaz est destiné à la consommation birmane qui n’en utilise que 7 à 8%. Le reste est vendu à la Thaïlande. La population de la zone du Pipe élargie est de 43.000 personnes environ.
D.
Les salaires des médecins de Total, qui furent recrutés, pour la majorité d’entre eux, par le ministère birman mais dont les qualités professionnelles ne sont pas en cause, sont beaucoup trop élevés. Cela deviendra un scandale et se retournera contre la bonne foi de l’entreprise. C’est dans l’urgence extrême des besoins médicaux dans le reste du pays que réside la solution au problème d’image de Yadana. Lions donc ces deux exigences. Que Total s’investisse ouvertement dans la santé publique et dans la tradition d’excellence que représente en particulier un Institut Pasteur. Dans quelques années, Total devra rimer avec santé totale.
6. Les conclusions que j’en tire
Il faut ouvrir la fenêtre. Total respire un air trop confiné. Il faut changer de comportement, ouvrir les yeux au spectacle d’un monde qui change et les narines aux effluves de l’air du large. Il convient surtout d’ouvrir son esprit. Et cela s’appelle, qu’on le veuille ou non, une vision politique du monde. Le mot « politique » ne salit pas tout ce qu’il touche et même si on le croit, efforçons-nous de prouver le contraire. Ou bien trouvons un autre mot : une approche humaine suffirait. Le pétrole, le gaz constituent une matière infiniment politique et non pas seulement des ressources énergétiques. Les compagnies pétrolières ne trempent-elles pas en permanence dans le chaudron de la politique ? Comment prétendre le contraire ?
J’insiste : il faut traiter le problème de Yadana-Gaz-transportation-project comme ce qu’il est : un problème humain et politique. Au sens noble du terme. Ne pas considérer les activités politiques comme salissantes et le mot lui-même comme tabou.
Et si les témoins cachés, ceux dont on ne sait pas les noms et qui poussent au procès, avaient raison ? Si on ne savait pas tout des pratiques de l’armée birmane durant la période de construction du pipe ? Si les témoignages étaient sincères et fondés ? Il convient donc de rappeler quelques principes essentiels et que Total se prononce clairement sur la nécessité démocratique. Sans provocation, sans conférence de presse, sans tapage. La seule défense demeure la sincérité.
Le pétrole n’aurait-il pas d’odeur ? Une fois de plus, permettez-moi de le souligner : l’usage de l’adjectif démocratique ne saurait faire de tort à ceux qui se résigneraient à l’utiliser. Je ne crois pas que les Ingénieurs pétroliers soient dispensés de l’employer. Même, et surtout, si on extrait en général le pétrole dans des pays de régime douteux, la première firme qui affirmera son penchant pour plus de justice et moins de violences aura gagné beaucoup de temps et sans doute- à terme- de l’argent. Comme la première firme qui affirmera sa vocation à lutter contre le sous- développement médical en particulier dans ces temps de globalisation redoutée. Si Total le voulait, son nom pourrait signifier non seulement pétrole, mais santé publique.
7. Ce que je propose.
Prendre les devants, sans attendre des procès injustes aux yeux des cadres et des employés de Total, mais légitimes selon certains défenseurs des droits de l’Homme souvent peu informés. Plus Total tarde à préciser ses pensées et ses sentiments, plus il sera difficile d’agir avec crédibilité. On accusera l’entreprise de proposer des actions uniquement pour se laver des allégations.
Je le répète, car je sais que cette vérité est dure à entendre pour des dirigeants d’une entreprise de la taille, de la réputation et de la qualité de Total : le gouvernement du Myanmar n’est pas défendable, et tous ceux qui travaillent avec lui partagent l’opprobre !
Une seule solution : affirmer la préférence, au moins un penchant, de Total pour les régimes démocratiques. Si le terme paraît trop « politique », parler de « Droits humains » conviendrait parfaitement. Peut-être n’était-il pas possible de commercer avec le régime du Myanmar sans apparaître comme un soutien des Généraux. Un seul remède : la sincérité. De plus, je suis convaincu que dans l’état de leur pays face à l’opinion publique mondiale, il est absolument hors de question pour les généraux d’attaquer Total, le plus gros investisseur en Birmanie.
En résumé, en ce qui concerne les activités médicales, les plus sensibles dans ce pays déshérité :
A.
Il faut annoncer que l’accès du corridor du pipe est libre et que, sans organiser les voyages, Total recevra tous les journalistes, touristes et activistes, qui souhaitent se renseigner sur les activités du groupe dans la région. Tout au plus pourrait-on demander que les visiteurs s’annoncent à l’avance dans un premier temps.
Il faudra prendre des précautions, j’en conviens. Des groupes militants prônent encore des actions armées contre le régime. Une attaque meurtrière dans la zone a provoqué des morts et des blessés il y a quelques années.
B.
Le programme socio-économique est la meilleure publicité pour Total. Une sorte de bureau en ville, un show room, dont il conviendrait de discuter la localisation et la protection devrait permettre, à Yangon, dans la capitale, de présenter les activités techniques et sociales du groupe. Ainsi les ONG qui solliciteraient de l’aide pourraient prendre l’habitude de pousser la porte.
C.
Il conviendrait de ne pas renouveler les contrats des médecins arrivés à expiration. Il faudrait alors, les ayant prévenus et pour des nécessités de santé publique, diminuer par deux les salaires de ces médecins « choisis ». On pourrait alors étendre les zones protégées par des dispensaires, dans d’autres régions du pays, faisant ainsi bénéficier d’autres habitants de soins supplémentaires.
D.
Que les communautés participent à la gestion de la santé, à l’image, excellente, des projets d’élevages de poulet qui déjà fonctionnent ainsi dans la zone du pipe. L’avenir de la Birmanie passe par les femmes qui géreront ces dispensaires (8) avec efficacité, j’en suis sûr.
E.
Que dix autres dispensaires portent ainsi le drapeau de Total un peu plus au nord dans le pays, dans des régions populeuses, accessibles et dans des secteurs médicaux difficiles, comme la dépendance des drogues et le Sida.
F.
Afin de démontrer la nécessité de l’économie et non du luxe en santé publique, on pourrait s’efforcer de diminuer la consommation inutile de médicaments et employer des génériques contrôlés, en provenance du Bangladesh voisin, par exemple.
G.
Que très vite une usine de fabrication de médicaments génériques birmane, en liaison avec l’industrie pharmaceutique française, puisse voir le jour.
H.
Qu’en ces temps de mutations virales, de rupture de la barrière des espèces, et de péril mondial comme le SRAS le démontre, alors que presque chaque année un nouveau virus apparaîtra et nous menacera, un Institut Pasteur-Total soit, à minima, construit à Rangoon.
I.
Et surtout que la zone du corridor serve ni d’objet d’envie ni de repoussoir, mais de modèle exportable à tous le pays. Un modèle d’assurance maladie à minima peut en émerger. Nous serions heureux de pouvoir y participer.
8. Enfin
A.
Il convient de changer l’image, ouvrir les portes de l’entreprise sur les Birmans, qui constituent
95% du personnel. Il faut rattacher le nom de Total à un bénéfice permanent de santé
publique. Des dispensaires bon marchés et efficaces, un Institut Pasteur : tout changera alors.
B.
Les réformes nécessaires viendront-elles bientôt ? La situation évolue. On le devine au ton de 17 la presse. Témoin, le texte du groupe Total publié dans le Nouvel Observateur en réponse à l’article d’un journaliste qui n’avait pas enquêté et reproduisait les clichés rappelés ci-dessus. Témoin l’article de « The Economist » du 12 avril dernier (9) qui offrait un bilan mitigé et des opinions plus nuancées face aux compagnies qui avaient quitté le pays, sur les conseils des militants internationaux.« . Une quarantième firme américaine a quitté le territoire du Myanmar. Une fabrique de textile est partie, elle aussi semble le regretter puisque plus aucune garantie ni protection ne sont fournies aux travailleurs, pas plus qu’a l’environnement, la junte ayant pris le contrôle de l’entreprise ». L’auteur cite Sergio Pinheiro, qui est le Rapporteur Spécial pour les questions de Droits de l’Homme au Myanmar pour le système des Nations Unies et qui affirme que « la junte répond plus favorablement à des propositions et des engagements qu’au boycott ».
Témoin encore d’une certaine inflexion des idées, cette opinion parue dans le Herald Tribune de mercredi 21 mai 2003, intitulée « Burma sanctions could backfire », signée John Brandon (10) qui dirige le bureau des programmes internationaux à l’Asia Foundation de Washington et qui écrit :« ...if increased economic sanctions are passed by United States contrary to its international trade obligations, the WTO (World Trade Organisation) would probably rule in favor of Burma. Such a result would empower the Burmese generals rather than weaken them ». Notons que, longtemps après Texaco, l’entreprise Triumph-International ayant quitté le pays, 3000 Birmans ont perdu leur travail au profit des entrepreneurs chinois. Il n’existe pas de réponse internationale unie et claire à la lutte contre le régime. Surtout après l’arrestation de la « Dame » et le renforcement des sanctions par le Sénat américain.`
Une seule chose a compté, au fond. La collaboration. La signature d’un contrat avec les généraux Birmans constitue, en elle-même, aux yeux des militants des droits de l’Homme, un péché originel. Seul, le régime chinois semble approuver cette présence. A qui profite le crime ?
Cela peut sembler injuste à une entreprise industrielle qui travaille aussi bien dans les pays de gauche (Angola par exemple) que dans des pays de droite, mais c’est ainsi. C’est probablement injuste de la part des militants des O.N.G. qui eux-mêmes ont bravé l’embargo théorique pour apporter leur aide aux populations délaissées. Il faut raisonner à partir de cette réalité. Et réagir en fonction de ce péché originel. Et s’ouvrir sur le monde.
Il est donc nécessaire d’inverser la tendance. Il faut que Total souhaite clairement la démocratie, que Total visite plus souvent la « Dame » et qu’aujourd’hui, par une démarche d’abord discrète et plus tard éventuellement publique, le Groupe exige sa remise en liberté. Un jour, plus tard, par surprise, le Président Desmarest inaugurera peut-être un dispensaire contre le Sida, et visitera la « Dame », dans un pays démocratique.
La Dame qui écrivait au chapitre 48 de Letters from Burma (11) :
« There is nothing to compare with the courage of ordinary people whose names are unknown and whose sacrifices pass unnoticed. The courage that dares without recognition, without the protection of media attention, is a courage that humbles inspire and reaffirm our faith in humanity. Such courage I have seen week after week since my release from house arrests fifteen months ago. »
P.S.
Ce qui suit peut sembler n’avoir aucun rapport avec le travail que l’on m’a demandé. Ce serait, de mon point de vue, une erreur d’interprétation.
Certains pays n’ont pas de chance, certains peuples ne sont pas entendus, pas plus que leurs souffrances. La Birmanie est victime de la sombre loi de l’indifférence. Depuis le 30 mai, Aung San Suu Kyi, Prix Nobel de la Paix, est sous la « protection » de l’armée birmane. Une protection que la « Dame » n’a pas demandée ! On l’a interpellée après des provocations policières qui firent de nombreux morts chez ses partisans. Depuis son transfert il y a quelques jours de la détestable prison d’Insein à un camp militaire inconnu, personne n’a pu la voir ou lui parler. Seul l’envoyé spécial du Secrétaire Général des Nations Unies, Ahmed Razali, avait pu auparavant s’entretenir quelques minutes avec elle. Belle et forte, réduite une nouvelle fois à l’isolement et au silence, combien de temps cette militante exemplaire pourra-t-elle tenir ? D’évidence, les militaires birmans, à commencer par le général Than Shwe, effrayés par l’ampleur des manifestations de soutien à la Dame à chacun de ses déplacements en province, où vivent de nombreuses minorités ethniques (Karen, Shan, Kachin, Chin, Rohingyas…), ont décidé de mettre un terme aux timides tentatives de réconciliation nationale. Les militants de son parti, la Ligue Nationale pour la démocratie, continuent d’être pourchassés. Plusieurs dizaines d’entre eux ont été arrêtées sans que l’on sache ni les poursuites dont ils font l’objet, ni leur lieu de détention. Allons-nous l’accepter ? La chape de plomb semble de nouveau aussi lourde qu’aux pires moments d’une histoire déjà bien sombre. Laisserons-nous le silence retomber ?
De la France, de l’Union Européenne , des États-Unis, de nos diplomaties, nous devons exiger qu’enfin ils tiennent le langage de la vérité et du courage. Comment pourrions-nous continuer à nous prévaloir des idéaux des Droits de l’Homme, nous affirmer les chantres de la démocratie, comment les Américains pourraient-ils toujours prétendre faire de la liberté une valeur cardinale, quand une femme, prix Nobel de la Paix, victorieuse d’une consultation électorale nationale, est détenue sans raison et que son pays reste muselé ?
Les opinions publiques occidentales et asiatiques devraient faire preuve d’une mobilisation à la mesure du drame qui se joue pour cette militante admirable et pour son peuple.
Les dirigeants de la région qui, dans un accès d’audace remarquable, ont demandé collectivement aux autorités birmanes de revenir sur leur décision, sans condition, doivent poursuivre leurs efforts. Sans relâche, ils doivent mettre tout en œuvre pour persuader leur voisin – et continuer à se persuader eux-mêmes - que la stabilité et la prospérité de la région sont des biens collectifs menacés à chaque fois que l’arbitraire prévaut. L’époque n’est plus à l’embargo ou au boycott, à l’efficacité limitée, dont ne souffrent que les plus pauvres. Pourquoi les touristes qui partent admirer les splendeurs birmanes ne pourraient-ils adresser au prix Nobel de la Paix une carte de soutien ? Cette technique d’Amnesty a porté des fruits ailleurs. Aux O.N.G. qui travaillent sur place, aux investisseurs étrangers, à Total, firme française devenue le plus important partenaire économique du Myanmar, nous lançons un appel à rompre le silence. L’indifférence ou le silence seront, un jour, considérés comme coupables. Aung San Suu Kyi doit sortir de prison.
Bernard Kouchner
Notes
(1) US government reports. 2002-2003, School of industrial and labor Relations, Cornell University.
(2) Dépêche AFP datée du XXXX
(3) Myanmar : the politics of humanitarian aid. International Crisis Group. 2 April 2002
(4). JC Ruffin. Le piège. J-C. Lattès ed.
(5). Silence on tue. André Glucksmann et Thierry Wolton. Grasset.
(6) Myanmar briefing : The HIV/Aids crisis. Bangkok/Brussels, 2 April 2002. International Crisis Group
(7) Les dossiers noirs de la Birmanie. Enquête d’Alan Clements. Editions Dagorno.1994
(8) Birmanie côté femmes. Claude Delachet-Guillon. Ed. Olizanne 2003.
(9) The Economist. April 12th 2003 ; P.56
(10) International Herald tribune. Wednesday, may 21,2003.
(11) Aung San Suu Kyi. Letters from Burma. Penguin Books.1997
La propagande de Total
Le Code de Conduite de Total E&P Myanmar
Nombre de grandes entreprises ont mis par écrit dans les années 90 leurs principes d’action sous la forme de Codes de Conduite. Elles suivaient en cela un mouvement initié par l’OCDE en 1976 (Déclaration sur l’investissement international et les entreprises multinationales) et par l’Organisation Internationale du Travail en 1977 (Déclaration tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale). Ces textes fondateurs, et les nombreux compléments qui les ont suivis, ainsi que l’initiative du Secrétaire Général des Nations Unies de 1999, appelée Global Compact (« Pacte Mondial »), font partie des références essentielles du Code de Conduite de Total, aux côtés des déclarations internationales relatives aux Droits de l’Homme.
Au-delà de son adhésion aux principes énoncés par ces textes, Total tient, dans des contextes locaux parfois difficiles, à énoncer de manière claire les principes qui guident ses opérations. Cette démarche joue un rôle fédérateur interne, en faisant partager à des personnels d’origines et de cultures diverses un tronc commun de valeurs ; par ailleurs elle clarifie pour les partenaires extérieurs les normes sur la base desquelles le Groupe entend sans concession conduire ses relations avec eux.
Le Code de Conduite d’un groupe présent dans plus de 100 pays où il exerce des activités très variées repose sur l’énoncé de principes généraux, qui doivent être déclinés et précisés en fonction des réalités locales. Ainsi la filiale birmane de Total, Total E&P Myanmar, a mis en place dès 1995 un Code de Conduite pour guider ses opérations et celles de ses sous-traitants. Ce document est régulièrement mis à jour à la lumière de l’expérience de la filiale.
Ce texte est à la fois une déclaration de principe qui a servi de guide pour l’action de Total opérateur du projet Yadana, et un document de portée juridique puisqu’il est annexé à tous les contrats de sous-traitance conclus avec les entreprises associées à ce projet et fait donc partie de leurs engagements. Son application est contrôlée.
Les principes énoncés recouvrent trois domaines :
1. Respecter des règles éthiques élevées dans les pratiques de travail.
2. Établir un climat de compréhension mutuelle avec les communautés riveraines du projet
3. Contribuer au développement du bien-être de la population locale
Avec le temps, le Code de Conduite de Total E&P Myanmar a évolué, il s’est enrichi à la lumière de l’expérience acquise et ses formulations ont été précisées pour bien montrer la volonté de faire face aux problèmes rencontrés. Le texte du Code de Conduite en vigueur en 2003 (disponible en anglais et en birman) apporte les compléments suivants par rapport à la version de 1995 :
– Des engagements précis en matière d’environnement (en 1995 le Code de Conduite local renvoyait sur ce point à la Charte Sécurité - Environnement du Groupe),
– Une définition plus nuancée des rapports avec les communautés locales, associant le respect de leur identité culturelle, le souci de ne pas leur nuire et de compenser équitablement les effets négatifs que les opérations de la société pourraient avoir sur elles, et l’absence d’ingérence dans le domaine politique,
– L’incorporation des priorités du programme socio-économique (santé, éducation, développement économique, infrastructures) dans les principes du Code de Conduite,
– L’engagement explicite de faire respecter dans la zone d’opération de la société les principes universels relatifs aux Droits de l’Homme et d’interdire le travail forcé.
Total explique sa présence en Birmanie
La présence de Total au Myanmar soulève de nombreuses controverses. Voici un pays dont le Parlement Européen dénonce « la situation politique désastreuse »* et que l’Organisation Internationale du Travail critique régulièrement pour sa pratique du travail forcé. Un certain nombre d’entreprises occidentales ont quitté la Birmanie sous la pression d’organisations militantes. Que va donc y faire Total, comment cette Compagnie s’y est-elle comportée et pourquoi y reste-t-elle ?
La carte des gisements d’hydrocarbures dans le monde ne coïncide pas avec celle des régimes démocratiques. Aussi les groupes pétroliers sont-ils souvent interpellés par la société civile qui les interroge sur leurs méthodes de travail dans des pays difficiles, sur leurs rapports avec les pouvoirs en place, sur les mesures de sécurité visant à protéger leurs installations et sur l’emploi fait par les états hôtes de leurs recettes pétrolières.
Partout où le Groupe est présent, il a pour objectif de réaliser des projets économiques rentables dans le respect des lois locales et internationales applicables, et en conformité avec son propre Code de Conduite. Total n’a pas attendu d’être associé depuis 2002 à l’initiative lancée par le Secrétaire Général de l’ONU, le Global Compact (Pacte Mondial), pour se comporter en citoyen du monde, et l’entreprise souhaite contribuer au développement économique et social et à la protection de l’environnement dans tous les pays où elle se trouve.
Diverses accusations ont été portées contre Total, mettant en cause la légitimité de sa présence au Myanmar et ses manières d’agir. Le présent site offre un historique de cette présence et décrit les différentes actions menées sur place. Son ambition n’est pas tant de répondre à des critiques injustes que de replacer le débat sur son véritable terrain : une multinationale responsable peut-elle contribuer de manière positive à l’évolution économique et sociale d’un pays soumis à de fortes tensions internes ?
La charte éthique de Total
Total a la volonté d’appuyer son développement sur un ensemble de valeurs et de principes qui affirment clairement son engagement éthique et sa responsabilité dans tous ses domaines d’activité.
La responsabilité de Total s’exerce notamment vis-à-vis de :
– Ses actionnaires, avec pour objectif d’assurer la bonne rentabilité de leur investissement et la fourniture régulière d’une information transparente et complète
– Ses clients, auxquels il s’engage à fournir des produits et services de qualité, dans le strict respect des normes de sécurité et d’impact sur l’environnement
– Ses collaborateurs. Total est attentif au développement de leurs compétences ainsi qu’à leurs conditions de travail, notamment en ce qui concerne leur sécurité et la protection de leur santé
– Ses fournisseurs et associés, dans la clarté et le respect des termes contractuels souscrits.
Total attend d’eux qu’ils respectent les principes d’action et de comportement de son Code de conduite
– La société civile. Total participe au développement économique et social des pays dans lesquels il
travaille et dont il respecte les lois et règlements. Total est attentif à la préservation de
l’environnement et veille à ne pas porter atteinte aux cultures locales.
D’une manière générale, Total adhère :
– Aux principes de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948
– Aux principes de l’Organisation Internationale du Travail
– Aux principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales.
Il respecte les règles de la libre concurrence et rejette la corruption sous toutes ses formes.
Il n’intervient pas dans la vie politique des pays où il travaille.
Il inscrit sa démarche active de protection de l’environnement dans une politique transparente de développement durable.
Total attend de ses collaborateurs qu’ils contribuent positivement à sa démarche éthique, dont ils sont les vecteurs au quotidien. Il leur demande donc de respecter les valeurs et principes du Code de conduite et en particulier :
– De se conformer strictement aux lois et règlements applicables
– D’appliquer avec rigueur les règles édictées en matière de protection de la santé, de sécurité et de préservation de l’environnement
– D’établir des rapports clairs et honnêtes avec clients, fournisseurs et associés
– De respecter la confidentialité des informations professionnelles
– D’être loyaux et intègres à l’égard de Total en évitant les situations de conflits d’intérêts ou de délit d’initié
– De ne pas intervenir dans la vie politique des pays où ils n’ont pas de droits civiques
– D’être attentifs à la qualité des relations humaines au sein des équipes de travail.
La réalité en Birmanie et les actions de Total dans ce pays
LES VIOLATIONS DES DROITS DE L’HOMME LIEES AU GAZODUC
(extraits du rapport de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme 1996)
Les violations des droits de l’Homme se sont accrues de façon notable dans la région du gazoduc depuis la mise en œuvre du projet et l’aménagement de la zone, contrairement aux déclarations officielles des responsables de TOTAL et d’UNOCAL. De nombreuses enquêtes par des organisations nationales et internationales de droits de l’Homme établissent le lien entre la détérioration de la situation des droits de l’Homme dans la région et les activités liées au gisement gazier. En 1994, le représentant du HCR en Thaïlande, M. Von Arnim, indiquait qu’« il est vraisemblable que le travail forcé sera utilisé sur le pipe-line ». Le Rapporteur spécial de l’ONU sur la Birmanie, Yozo Yokota, a, dans son rapport de 1995, mis l’accent sur le lien entre violations de droits de l’Homme et les investissements étrangers : « Les travaux forcés, les déplacements forcés, les exécutions sommaires, les coups, les viols et les expropriations sans indemnités perpétrés par le SLORC sont plus fréquents dans les zones frontalières où son armée est engagée dans des opérations militaires ou dans des projets de développement régional » [1] . De même, en mars 1995, le chargé de mission sur la Birmanie au sein du Département d’État américain, John Lyle, a reconnu que « des témoignages récurrents, et indiscutablement exacts, sur les violations des droits de l’Homme » proviennent de la région du gazoduc [2]. Il devient donc difficile d’argumenter, comme le fait TOTAL, que les allégations de violations des droits de l’Homme causées par le chantier sont le fait d’opposants (étudiants, groupes ethniques rebelles...) qui ont un intérêt politique à attaquer TOTAL et la junte, et qui se servent donc de la propagande pour « continuer la lutte contre le SLORC par d’autres moyens » [3] .
Plus précisément, outre les sources locales d’information, des représentants de plusieurs organisations de défense des droits de l’Homme, tout comme des journalistes, ont pu interviewer les réfugiés arrivés dans les camps en Thaïlande depuis le début des opérations liées au projet Yadana ; les interviews confirment que les violences et exactions à l’encontre de la population civile ont atteint de nouveaux sommets depuis le début de ces opérations, et que ces exactions sont le plus souvent la cause de leur départ [4].
Rappelons que, étant donnée la loi martiale en vigueur en Birmanie, il n’y a pas de recours légal pour les victimes de violations, et que les observateurs indépendants ne sont pas autorisés à entrer en Birmanie ou sur les sites du chantier.
Les violations massives des droits de l’Homme liées au chantier de TOTAL et qui ont pu être vérifiées dans le cadre du présent rapport peuvent être classées en deux catégories :
* L’accord passé avec le SLORC oblige celui-ci à garantir la sécurité des zones traversées par le gazoduc, mais qui sont ethniquement diverses et en proie à des mouvements de rébellion. La sécurité de la région passe donc par une militarisation à outrance, qui se traduit par : - des déplacements de population
– du travail forcé (construction de camps militaires, de routes pour y accéder...)
– d’autres violations des droits de l’Homme (violations du droit à la vie, tortures, etc...),
– une pacification ethnique (donc des offensives contre les rebelles, des représailles contre les populations civiles, etc...).
Cette clause de sécurité est la cause majeure des violations des droits de l’Homme contre la population civile locale.
* Le projet de gazoduc lui-même a nécessité un aménagement de la zone. S’il est vrai que la construction du gros des infrastructures (installations portuaires, héliports, routes, etc...) relève de la responsabilité de TOTAL, l’aménagement préliminaire de la zone de construction a été effectué par les troupes du SLORC, tout comme ont été construites sous sa responsabilité des infrastructures nécessaires à l’armée, et qui ont entraîné
– des déplacements de population
– du travail forcé
– des violences diverses (tortures, viols, extorsions de fonds...)
Les violations sont massives et systématiques. L’impunité absolue dont bénéficient les auteurs des exactions, notée par Y. Yokota [5] , renforce encore davantage le climat de violence systématique. Le fait que les troupes du SLORC soient les premières mises en cause dans ces violations n’exonère pas pour autant les responsables de TOTAL et d’UNOCAL. Le chantier du gazoduc est à tout le moins l’occasion de violations massives des droits de l’Homme, perpétrées par le SLORC, et qui sont connues, vérifiées, commises sur le site du chantier et ses alentours, et de son fait.
A. Militarisation
Durant le règne du BSPP, le territoire de la Birmanie fut découpé en trois grandes catégories, selon le degré de contrôle par l’armée - classification reprise par le SLORC :
– zones noires, ou free fire zones : zones sous contrôle de l’opposition.
– zones brunes : zones qui ne sont sous contrôle ni du SLORC ni de l’opposition.
– zones blanches : zones sous contrôle du SLORC.
Le gazoduc traversera des zones des trois catégories, et il est rapidement apparu aux partenaires du projet que celui-ci ne pouvait progresser de façon satisfaisante qu’à condition que la région sur tout le tracé du gazoduc soit parfaitement contrôlée par le SLORC et devienne zone blanche. Sans cela, le gazoduc risquait de subir non seulement des dommages collatéraux aux combats entre les troupes du SLORC et les groupes armés, mais encore des attaques directes - ce qui a effectivement eu lieu. En confiant au SLORC la responsabilité de garantir la sécurité du projet, le contrat autorise donc une consolidation de la présence militaire dans la région, tout en la légitimant. De fait, l’armée a progressivement augmenté sa présence dans la région. En 1990, il y avait environ 5 bataillons situés dans la région du gazoduc [6] ; en mai 1996, au moins 12 bataillons (peut-être même 15) y avaient été déployés. Quatre Bataillons d’Infanterie Légère (BIL 273, 408, 409, 410) sont affectés exclusivement à la protection du gazoduc, soit près de 3000 hommes. Au total, environ 10.000 hommes sont chargés de la sécurité du gazoduc, selon les estimations. Ce chiffre n’inclut pas les unités de renseignements, les forces de police ou forces spéciales que le SLORC a dispersées dans toute la région.
En décembre 1994, le SLORC a lancé une vaste opération militaire, l’Opération
Natmin, qui avait deux objectifs principaux :
– garantir la sécurité du gazoduc
– éliminer les forces de résistance
Lorsque l’Opération Natmin prit fin en juillet 1995, des milliers de civils avaient été déplacés de force et de multiples offensives armées avaient été menées contre des groupes armés ethniques. Des milliers de personnes avaient également fui la région du Tenasserim vers la frontière thaïe.
Une autre offensive militaire a été lancée par le Tatmadaw dans la région de Nat Ein Taung, point de jonction du gazoduc avec la Thaïlande, en février 1995. C’est à l’occasion de cette offensive que TOTAL aurait prêté un hélicoptère au colonel Zaw Tun (cf. supra., p. 20).
Rappelons que si le NMSP a signé un accord de cessez-le-feu avec le Tatmadaw en juin 1995, le KNU poursuit ses offensives contre l’armée birmane dans la division du Tenasserim. Les pourparlers de paix engagés entre le SLORC et le KNU se sont jusqu’à présent soldés par des échecs. De façon plus insidieuse, le SLORC soutient militairement une faction dissidente du KNU, la DKBA, qui, depuis quelques mois intensifie sa campagne contre les réfugiés karens installés à la frontière thaïe, le long de la Moei, afin de les contraindre à regagner les zones tenues par le SLORC [7].
Le gazoduc sert donc directement :
i) à la perpétuation et à l’amplification des affrontements entre l’armée et les groupes rebelles armés. L’argument, plusieurs fois répété, de TOTAL et d’UNOCAL consiste à dire que les affrontements avaient déjà commencé avant le gazoduc d’une part, et qu’il n’y aurait nul besoin d’armée si les groupes rebelles armés n’attaquaient pas le gazoduc. John Imle, président d’UNOCAL, reconnaît par exemple directement que « si le gazoduc est menacé, la présence de l’armée va être renforcée (...). A chaque menace sur le gazoduc il y a aura une réaction » [8]. M. Valot, de TOTAL, précise : « Que Messieurs les Karens commencent ! », s’ils ne veulent plus de militaires dans la région [9]. Or, c’est là une explication insuffisante, dans la mesure où le pipe-line traverse des régions qui étaient jusque-là sous contrôle des groupes rebelles, et qui ont toujours été habitées par ces populations indigènes ; ces dernières n’ont jamais été consultées sur le bien-fondé du pipe-line, et TOTAL et UNOCAL ont toujours refusé tout contact avec eux. Dans les termes du Australian Council for Overseas Aid, « la question des droits des peuples indigènes est clairement d’actualité dans les allégations au sujet du pipe-line. Des compagnies qui opèrent à proximité d’un vaste projet utilisant le travail forcé, tel que le chemin de fer Ye-Tavoy, qui mettent en œuvre un projet d’une grande ampleur sans la permission des communautés indigènes locales, prêtent le flanc à (...) de graves critiques » [10].
ii) tout comme il sert à la perpétuation et la recrudescence des violations contre la population par l’armée. Cette militarisation intensive de la région du gazoduc a en effet eu un impact négatif sur la population de la région, car outre le déséquilibre qu’elle entraîne, elle a signifié toutes sortes d’abus à l’égard de la population, notamment par des déplacements forcés de villages et l’utilisation systématique de travail forcé pour la construction de casernes militaires et de projets liés au pipe-line (cf. infra., p. 33 sq.). John Imle, président d’UNOCAL, a reconnu que la présence militaire signifiait un accroissement des violations des droits de l’Homme, et notamment du travail forcé : « Si travail forcé et armée vont de pair, alors oui, il y aura plus de travail forcé » [11]. Un représentant d’UNOCAL a de même condamné l’usage de la violence contre des civils par les troupes chargées de la sécurité du gazoduc - reconnaissant par là même implicitement l’existence d’une telle violence [12].
Dans la mesure où les dirigeants des entreprises concernées reconnaissent non seulement que le chantier nécessite un accroissement de la présence militaire dans la région, mais encore, que cet accroissement a des implications directes quant aux violations des droits de l’Homme dont se rend coupable le Tatmadaw, et quant au conflit avec les groupes rebelles, il en découle :
– d’une part, que les dirigeants reconnaissent que le chantier est la cause d’une présence militaire accrue dont l’impact sur la population est clairement négatif.
– d’autre part, que le chantier a des implications politiques, dans la mesure où il intensifie et légitime le combat avec les rebelles. Une fois encore, l’affirmation des dirigeants de TOTAL - « nous ne sommes pas un acteur politique » [13] - et de ceux d’UNOCAL - « nous sommes apolitiques » [14] - n’est pas tenable.
1. Attaques contre le projet
C’est bien aussi comme un projet à dimension politique que le perçoivent les opposants rebelles : trois attaques au moins ont eu lieu contre le gazoduc.
La FIDH tient à signaler ici qu’elle condamne le recours à la force armée, de quelque côté qu’elle provienne.
Mars 1995
Le 8 mars 1995, trois camions quittent la base de TOTAL à Kanbauk en direction d’Ohnbinkwin. Le premier camion, qui transporte des civils, n’est pas visé. Les deux camions suivants transportent des soldats du SLORC, armés, ainsi que des civils. Un soldat du KNLA envoie un tir de lance-roquette de 62 mm sur le second camion, et un tir de mortier de 79 mm sur le troisième, ce qui est suivi de tirs de fusils d’assaut M16 et AK-47. Cinq personnes sont tuées et 11 personnes au moins blessées lors de cette attaque [15]. Depuis, le KNU a déclaré que l’attaque du 8 mars 1995 n’était pas une offensive préparée mais plutôt une procédure militaire classique lorsque les troupes du SLORC débordent sur le territoire contrôlé par le KNU - les camions de TOTAL furent donc considérés comme des objectifs militaires légitimes, et non un convoi civil. À la suite de cette attaque, les troupes du BIL 408 auraient exigé une somme de 100.000 kyats aux villages alentour, soi-disant pour compenser les pertes subies par l’armée lors de l’attaque [16].
TOTAL a reconnu cette attaque, mais a toutefois gardé un silence remarqué autour de cette affaire, à la suite de laquelle l’entreprise a engagé les consultants en sécurité.
Décembre 1995
La seconde attaque aurait eu lieu à Ohnbinkwin à la mi-décembre 1995. Des villageois armés auraient tenté d’atteindre le camp de TOTAL avec un tir de mortier de 107 mm, qui aurait manqué le camp ; son explosion n’est pas confirmée. À la suite de l’attaque, le SLORC aurait prévenu les chefs des villages alentour qu’il y aurait des représailles si des coups de feu étaient entendus dans leur village ou à proximité : « Votre village sera réduit en poussières » [17], menace qui, au vu des pratiques communes du SLORC dans la région, n’est certainement pas à prendre à la légère.
Février 1996
Le 2 février 1996, un groupe armé non identifié lance une attaque contre le camp de TOTAL à Ohnbinkwin. Trois tirs de roquette de 107 mm sont lancés depuis Kyauk Than Ma Ni Pagoda Hill, entre Kanbauk et Pyin Gyi. L’un des tirs touche l’héliport de TOTAL, sans toutefois exploser ; l’autre atteint le bâtiment qui loge les employés de TOTAL, et explose ; le troisième atteint la rivière de Lan Bar, et explose. Il y aurait eu six blessés parmi les employés - des informations non confirmées font état de quatre morts.
TOTAL a toujours nié que ces deux dernières attaques aient eu lieu. J. Daniel insiste en effet sur le fait qu’il est « absolument sûr qu’aucune attaque n’a eu lieu dans la région depuis le 8 mars [1995] » [18] - remarquons toutefois que dans sa lettre du 19 juillet 1996 à A. Johannsen, directeur du Danish Burma Committee, J. Daniel ne conteste pas la réalité des attaques elles-mêmes, mais nie uniquement qu’elles aient occasionné des victimes.
2. Représailles
Elles ne se sont pas fait attendre. Trois jours après l’attaque de février 1996, les BIL 273 et 403 sont entrés dans le village de Shin Byn, à proximité de Kyauk Than Ma Ni Pagoda Hill. Les soldats saisirent Saw Kyi Lwin, le chef de village, qui fut accusé de collaboration avec la KNLA, interrogé et torturé. Il fut ensuite exécuté par les troupes du SLORC. À la suite de la mort de Saw Kyi Lwin, les troupes du SLORC se sont dirigées vers le village de Ein Da Ya Za et y arrêtèrent 12 villageois pour les emmener à Migyaunglaung, où quatre d’entre eux furent ensuite exécutés. Le Major Ko, du BIL 403, est tenu responsable de ces exécutions. Six autres hommes furent amenés au camp du BIL 403 et abattus. Les deux autres hommes furent arrêtés et emprisonnés, et l’on ne connaît pas leur sort.
Il a été confirmé par des sources indépendantes que ces 12 personnes n’étaient pas liées à la KNLA, ni à l’attaque du 7 février, et qu’il s’agit par conséquent de représailles visant arbitrairement la population civile.
B. Déplacements de population
Que ce soit pour assurer la sécurité de la région, ou pour déblayer la zone en vue de la construction des infrastructures nécessaires au gazoduc, les troupes du SLORC ont procédé à des déplacements massifs de population dans toute la région du Tenasserim. Ces déplacements ont lieu sous deux formes :
– directement, par l’expulsion forcée de villages, afin de dégager la voie du gazoduc et de réduire la menace des groupes armés et de leurs soutiens dans les zones insoumises ; ces évictions forcées s’accompagnent généralement de violences contre la population civile (tortures, viols...), ainsi que du pillage et de l’incendie des maisons vidées.
– indirectement, par l’exode de villageois fuyant par peur pour leur sécurité ou par crainte du travail forcé, ainsi que des « taxes » exorbitantes imposées illégalement par les troupes du SLORC. Ce fut notamment le cas en mars 1995 de Me Daw et Wah Gyun, deux villages Môns, harcelés par le BIL 408 [19]. Des milliers de réfugiés sont ainsi arrivés en Thaïlande en provenance de la région. Dans un cas au moins, un village a été repeuplé par des « habitants » plus favorables aux politiques du SLORC.
1. Déplacements de villages
* Au total, près de 30.000 personnes (Môns, Karens, ou Tavoyannes) de plus de 50 villages dans les districts de Ye Byu, Thayet Chaung et Tavoy (division du Tenasserim) ont ainsi été déplacées de force depuis le début de 1991 [20].
* Plusieurs sources fiables indiquent que les habitants du village de Migyaunglaung, situé à proximité immédiate du gazoduc, ont été expulsés dès 1992 [21] ; rappelons que c’est là l’un des 13 villages dans lesquels TOTAL a mis en place un comité de communication, et qui, selon ses dires, sont demeurés inchangés depuis la signature du contrat [22].
* En 1991, le BIL 407 a déplacé de force des villages Karens dans le district de Ye Byu, notamment les villages de Laukthaing, Ateh Ya Pu, Pawlaw Gone. Les habitants ont été dispersés ou se sont réfugiés en Thaïlande.
* En 1992, le village de Shin Ta Pi (district du Ye Byu) a été déplacé de force. Environ deux mois avant la signature du contrat, le commandant du BIL 408 a ordonné au chef du village de vider celui-ci de tous ses habitants pour aller dans le village de Nam Gaeh, à environ 8 km de là. Le délai imparti était d’un mois, et au moins 56 familles (environ 250 à 300 personnes) ont dû quitter leur foyer [23].
* Durant la saison sèche de 1992/93, le BIL 403 et d’autres unités locales ont déplacé 10 villages dans le district de Tavoy, soit un total de 732 foyers et environ 4000 personnes ; en avril 1992, au cours d’une opération militaire, les bataillons locaux de l’armée ont déplacé 19 villages dans le district de Thayet Chaubg, soit un total de plus de 2400 foyers, et plus de 13.000 personnes [24].
* En 1993-94, alors que démarrait la construction du chemin de fer de Ye-Tavoy, le village Karen de Nwelein a été déplacé de force par le BIL 408, officiellement parce que le village se situait sur la ligne du chemin de fer.
* Les déplacements de populations se poursuivent dans l’État Môn et la division du Tenasserim [25]. Des travailleurs dans les camps de réfugiés à la frontière thaïe rapportent qu’il continuait en 1995 à arriver deux à trois familles par semaine en provenance de la région [ [Human Rights Watch, Entrenchment or Reform ?, juillet 1995, p. 15 et ACFOA, Slave Labour in Burma, mai 1996, p. 24.]]. Depuis février 1996, des centaines de personnes ont fui les exactions commises en permanence par l’armée et ont trouvé refuge dans les zones de l’État Môn sous contrôle du NMSP [26].
De plus, les contradictions publiques des partenaires du projet Yadana au sujet des déplacements de population incitent pour le moins au doute sur les affirmations de TOTAL. Ainsi, le Electricity Generating Authority of Thailand (EGAT), opératrice de la centrale électrique chargée de convertir le gaz de Yadana en électricité, a reconnu publiquement que la construction du gazoduc nécessitait le déplacement de villages. Une page de publicité publiée dans le Bangkok Post du 17 avril 1995, payée par l’EGAT, confirme ainsi :
« Le gouvernement de Myanmar prévoit de compléter sa partie du gazoduc en 1996. Le gazoduc traversera des villages Karens dans le district du Laydoozoo, la province du Mergui-Tavoy, et dans des villages Môns de la province Ye-Tavoy. La Birmanie a récemment dégagé la voie en déplaçant 11 villages Karens qui faisaient obstruction au passage du projet de développement de ressources en gaz » [27].
Cette affirmation s’explique selon TOTAL par une « sottise du journaliste » [28]. Explication qui laisse pantois, car il est somme toute difficile de croire que la chaîne des « sottises » ou négligences ait été telle que le journaliste lui-même se soit trompé et n’ait procédé à aucune vérification des sources, et surtout, que les responsables de l’EGAT aient laissé passer une telle négligence dans la relecture et l’approbation de l’article, en particulier au vu de la sensibilité extrême du dossier.
TOTAL nie donc que des déplacements de population aient eu lieu, et affirme que « la zone est très peu peuplée (...). Aucun déplacement de population ne devrait avoir lieu sur le tracé du gazoduc » [ Joseph Daniel, lettre au président de l’IRRC, 25.03.1994. De même, UNOCAL déclare que « depuis la signature du contrat (...) en 1992, aucun village n’a été déplacé dans la région du gazoduc (...), et qui plus est, nous nous opposerions à tout déplacement entrepris pour le bénéfice du projet ». [The Yadana Project, nov. 1995.]]. TOTAL affirme de même à propos des déplacements de villages antérieurs à la signature du contrat, mais en vue de celui-ci, qu’ils n’ont rien à voir avec le chantier, car « en 1992 personne ne savait où le gazoduc allait finalement être posé, et jusqu’en mars 1993 le tracé le plus probable passait par le Passage des trois Pagodes, très au nord par rapport au tracé actuel. Si des déplacements forcés ont eu lieu dans la région avant 1992, cela ne peut être lié à notre projet » [29]. Or, c’est là une explication insuffisante car :
– Le tracé retenu traverse les vallées des rivières Tavoy et Zin Ba, et était en fait le plus vraisemblable, au vu de la géographie et de la topographie de la région. Plusieurs observateurs avaient prévu le tracé plus d’un an et demi avant la signature du contrat [30], et TOTAL reconnaît d’ailleurs que « parmi plusieurs tracés envisageables, les experts se sont prononcés de manière unanime » [31].
– C’est un fait avéré que les autorités thaïes ont déplacé plusieurs fois les camps de réfugiés birmans à la frontière, en fonction du point de jonction prévu du gazoduc avec la Thaïlande [32]. Il apparaît que les autorités birmanes ont procédé de même à l’intérieur du pays, déplaçant par anticipation des villages en fonction du tracé prévisible : plusieurs sources indiquent que les villages dans la zone occidentale du gazoduc ont été déplacés dès la fin de 1991 (cf. supra., p. 30). Les déplacements de population sont donc bien liés au projet du gazoduc, contrairement aux affirmations de TOTAL.
– Selon la loi birmane, toutes les terres appartiennent à l’État ; TOTAL n’a donc pas autorité pour procéder à l’expropriation des terres, et doit donc passer par le SLORC, sur lequel il n’a aucun moyen de contrôle, pour récupérer les terres concernées.
– Enfin, si le souci de TOTAL d’infliger le moins de dommages possibles à la population était véridique, la question se pose de savoir pourquoi le tracé choisi ne fut pas celui qui passe au Sud, par Point Victoria, avant de remonter au Nord en Thaïlande, et qui aurait permis d’éviter le passage on-shore en Birmanie. La Banque Mondiale avait d’ailleurs dès 1991 conseillé au PTT-EP, qui s’intéressait alors au projet de Yadana, de détourner le tracé du gazoduc hors de la zone de conflit entre les forces du SLORC et les Karens [33]. L’augmentation des coûts qu’une telle déviation aurait entraînée a vraisemblablement joué un rôle décisif dans le choix de TOTAL [34].
– TOTAL affirmant que les images satellite de 1991/1992 et 1996 montrent que les villages directement concernés n’ont pas été déplacés [35], on ne peut dès lors que regretter que l’entreprise n’ait pas rendu ces documents publics, s’il est vrai qu’ils démentent de façon nette des allégations formulées depuis plusieurs années.
En tout état de cause, il convient donc de noter d’une part que ces déplacements de population ont commencé durant la période de négociation du contrat (quoiqu’en prévision de celui-ci), ce qui permet aux responsables de TOTAL de s’exempter de toute responsabilité en prétendant qu’il n’y avait pas eu de déplacements depuis juillet 1992, date de la signature de l’accord, d’autre part que cette affirmation elle-même est fausse, puisque des témoignages fiables font état de déplacements après cette date ; enfin, que si TOTAL peut affirmer que les 13 villages situés à proximité immédiate du pipe-line n’ont pas été déplacés, les villages affectés se situent dans une zone plus large aux alentours (environ 50 km), perçus par les troupes du SLORC comme une menace au pipe-line car pouvant abriter des groupes d’opposition.
2. Expropriations
Ajoutons à ces pratiques celle d’expropriations et de confiscation de terres cultivables, qui entraînent souvent à leur suite l’exode des villageois.
Parmi les villages dans lesquels ont eu lieu des expropriations, et de façon non exhaustive : Hpaungdaw, Kaugma, Ohnbinkwin (site du camp de base de TOTAL), Heinze, Kanbauk, Thingan Nyinaung, Kaunghmu, Tchechaung, Tchebutchaung, Thingandaw, Kyonkani.
Ces expropriations ont lieu - soit parce que les terres se trouvaient sur le tracé du gazoduc,
– soit parce que les terres gênaient la construction de camps militaires (cas d’Ohnbinkwin, où les confiscations ont été nécessitées par la construction du QG du BIL 273, chargé de la sécurité du camp de TOTAL).
Il apparaît que l’indemnisation financière promise est dans de très nombreux cas confisquée par les troupes locales du SLORC. TOTAL explique que « quant aux expropriations, les paysans concernés ont tous été largement indemnisés, touchant un pactole comme ils n’en avaient jamais vu avant. Beaucoup vont ensuite tout reverser à la pagode, mais que voulez-vous, chacun est libre de faire ce qu’il veut avec son argent » [36] - explication qui là encore n’est pas entièrement satisfaisante au vu des pratiques avérées du SLORC en matière d’extorsion financière, et que TOTAL ne peut ignorer.
C. Travail forcé
« Le travail volontaire est une tradition profondément enracinée dans la culture du Myanmar (...). Dans mon pays le travail volontaire pour le bien de tous n’est pas considéré comme du travail forcé, ce n’est pas une violation des droits de l’Homme » [37].
Sous la férule du SLORC, deux formes de travail forcé coexistent en Birmanie :
– Construction d’infrastructures : l’argument utilisé par le SLORC consiste à dire que les infrastructures - telles que routes et voies ferrées - ainsi mises en place auront à terme pour conséquence l’amélioration du niveau de vie de l’ensemble de la population. Le SLORC va jusqu’à publier dans la presse officielle le nombre de travailleurs qui « contribuent volontairement » à l’aménagement d’infrastructures. Les seuls chiffres cumulés publiés depuis 1992 par le journal New Light of Myanmar, organe de presse officiel, établissent le nombre de « travailleurs volontaires » à plus de 4 millions. Citons pour exemple la construction de la ligne de chemin de fer Aungban-Loikaw, à laquelle auraient contribué 799.447 personnes [38]. Le travail forcé est également employé par la junte militaire pour préparer l’année du tourisme, notamment par l’aménagement d’hôtels et la réfection des monuments, ou les tristement célèbres fossés de Mandalay. Le slogan « Visitez Myanmar 1996 » masque en réalité travail forcé, villages détruits et populations déplacées. Selon les déclarations du ministre des transports ferroviaires, Win Sein, à compter du 31 mai 1996 la main-d’œuvre civile ne sera plus employée à la construction des lignes de chemins de fer, tâche qui sera désormais confiée à l’armée ; de même, le SLORC a produit deux directives « secrètes » en juin 1995, remises au Rapporteur spécial de l’ONU, interdisant désormais le travail forcé aux fins de développement [39]. A l’heure où le présent rapport est rédigé, il paraît évident que cette déclaration ou ces directives n’ont pas été suivies d’effets.
– Recrutement forcé de porteurs par l’armée. L’utilisation systématique de porteurs (recrutés pour porter les armes, munitions ou vivres des soldats) par l’armée birmane est un fait avéré et reconnu par les autorités birmanes elles-mêmes [40]. C’est là une pratique commune près des frontières, le long desquelles le Tatmadaw mène souvent des offensives contre les groupes ethniques. Des centaines de civils des villages avoisinants sont alors réquisitionnés pendant des semaines ou des mois [41].
Ces deux pratiques se retrouvent dans la région du chantier TOTAL-UNOCAL. M. Thein Tun, représentant du SLORC, indiquait en 1992 que « nous sommes parfaitement conscients que l’infrastructure dans certaines régions n’est pas adéquate et qu’elles [les compagnies pétrolières] ont des problèmes logistiques » [42]. Il apparaît que le SLORC s’est rapidement attelé à la tâche pour pallier cette inadéquation et ces problèmes logistiques.
TOTAL semble certes soucieux de s’assurer la collaboration de travailleurs volontaires et rémunérés, comme en témoigne sa brochure : TOTAL et ses sociétés sous-traitantes « feront appel dans la mesure du possible à de la main-d’œuvre locale, évidemment volontaire et rémunérée, apportant ainsi des ressources aux populations des zones intéressées. Elles opèrent bien évidemment dans des conditions de respect des droits de l’Homme et du travail en tous points équivalentes à celles que cette compagnie applique partout dans le monde ». TOTAL s’est doté en février 1995 d’un code de conduite relatif au projet Yadana, dans lequel sont consignés les principes éthiques que l’entreprise s’attache à respecter [ UNOCAL a produit un document similaire.] . TOTAL a toujours nié l’existence de travail forcé sur le chantier [43].
Or, en dépit de cette bonne volonté affichée, plusieurs sources dignes de foi indiquent que les villageois des alentours ont été ou sont recrutés de force par le Tatmadaw pour exécuter des tâches qui concernent directement le chantier du gazoduc, et qui sont liées soit à un aménagement (passé ou présent) de la zone par des infrastructures annexes, soit aux constructions rendues nécessaires par la présence massive de l’armée.
1. Travail forcé et infrastructures générales
Il s’agit essentiellement du défrichage de la bande de terrain où sera posé le gazoduc ainsi que des travaux préliminaires à la construction de la piste de service, le pipeline road, qui longera le futur gazoduc [44], ainsi que de routes attenantes.
– Le travail forcé pour le gazoduc a débuté dès avant les gros travaux entrepris par TOTAL : en avril 1994, une partie de la piste devant longer le gazoduc aurait déjà été achevée (au moins dans son déblaiement grossier), et ce grâce au travail forcé, alors que TOTAL affirmait n’en être encore qu’à la phase de repérages [45]. Le SLORC n’a pas attendu l’arrivée de TOTAL et d’UNOCAL pour se mettre à l’œuvre.
– De même, des témoignages de réfugiés indiquent que les villageois de Hpaungdaw (village côtier, proche du point de jonction des parties off- et on-shore du gazoduc) auraient été réquisitionnés pour dégager la voie du pipe-line et de la piste de service dès le 3 février 1995, c’est-à-dire le lendemain de la signature du contrat final entre TOTAL, UNOCAL, la MOGE et la PTT-EP [46].
– Selon une source fiable, 50.000 personnes seraient à l’heure actuelle réquisitionnées pour concasser des cailloux en vue du nivellement de la piste de service.
– De plus, des sources concordantes et dignes de foi indiquent que des villageois de Kywe Thone Nyi Ma auraient été recrutés de force en mars ou avril 1996 pour construire une « route du gazoduc » de Hpaungdaw à Kanbauk et de Ka Daik à Hpaungdaw. Ils seraient en outre soumis à une taxe de 150 kyats par famille et par mois. Les membres du SLORC leur auraient promis un salaire de 200 kyats par jour pour ce travail, mais aucun des travailleurs n’aurait été payé. Selon certains de ces travailleurs maintenant réfugiés à la frontière, des « étrangers », accompagnés de leur escorte du SLORC, passeraient régulièrement sur ce site.
– ERI et le Southeast Asian Information Network (SAIN) ont rassemblé plusieurs témoignages de personnes qui auraient été recrutées par des bataillons d’infanterie de l’armée pour défricher et niveller le terrain à l’emplacement de la piste de service. Citons parmi eux une jeune fille aujourd’hui réfugiée dans un camp en Thaïlande. Selon ses dires, elle aurait été recrutée par le Tatmadaw et aurait travaillé trois jours sur la piste de service. Les deux premiers jours les travailleurs auraient été surveillés par les soldats et supervisés par deux employés de TOTAL, et ils auraient perçu un salaire journalier de 200 kyats. Le troisième jour cependant, en l’absence des représentants de TOTAL, les travailleurs n’auraient rien touché, ce qui ne laisse pas de faire peser des doutes sur le mode de rémunération et les garanties établis par TOTAL [47].
– Le SAIN ajoute que, contrairement aux déclarations de TOTAL qui affirme contrôler parfaitement la construction de la piste de service, les travaux de défrichage et de nivellement auraient été confiés à la MOGE par TOTAL pour un tronçon de piste traversant un secteur échappant au contrôle du SLORC. La MOGE se serait alors servi de l’armée (BIL 273) pour recruter 70 travailleurs dans la région de Migyaunglaung et celle de Taungcheyin. En dépit des consignes données par TOTAL à la MOGE en vue de la rémunération des personnes embauchées, nul n’aurait touché de salaire. Nonobstant la question de la rémunération, il n’en demeure pas moins que des civils ont été recrutés sous la contrainte par le Tatmadaw.
2. Travail forcé et sécurité
Les intérêts militaires et économiques se rejoignent parfois ; le gazoduc aide de fait l’armée à se maintenir ou à étendre son contrôle sur certaines régions. Ainsi la construction de routes et de voies ferrées permet-elle au Tatmadaw de pénétrer plus profondément dans les zones de combat et les territoires jusqu’alors aux mains des rebelles. Le travail forcé est également utilisé pour la construction de postes et casernes militaires.
– À la suite de l’attaque de février 1996, l’armée aurait déployé jusqu’à 8 bataillons autour de Kanbauk pour assurer la protection des « étrangers », et ferait appel au travail forcé pour construire les barraques militaires, expliquant aux villageois qu’il leur fallait « protéger le gazoduc ».
– De même, en raison de la forte présence militaire le long de la ligne Ye-Tavoy, il a fallu bâtir de nouvelles installations pour l’armée. Deux des personnes interrogées par Human Rights Watch/Asia ont ainsi rapporté avoir contribué à la construction de barraquements et d’un héliport pour une base militaire établie à proximité du chantier.
– L’envoi de troupes supplémentaires a également requis la construction de casernes à Ka Daik et Pyin Gyi, Ohnbinkwin, et sur l’île de Heinze, ainsi que de camps et de postes de contrôle le long du gazoduc. La construction et l’entretien de ces installations militaires sont réalisés par les villageois des alentours recrutés de force par le Tatmadaw. Le SAIN publie ainsi dans son rapport le témoignage d’un homme contraint de travailler à la construction de barraques militaires en bambou sur l’île de Heinze. Dans sa description des conditions de travail, cet homme, qui par la suite a réussi à s’enfuir, rapporte que chaque recrue a dû payer une « taxe de carburant » pour le bateau qui la transportait jusqu’à l’île et apporter nourriture et outils. Après le débarquement, les soldats ont confisqué une partie du riz emporté par les recrues, logées dans des barraques de fortune. L’homme déclare également avoir vu « environ 300 prisonniers en uniforme et enchaînés qui travaillaient sur l’île. Ils étaient tenus à l’écart de nous. Nous les voyions tous les matins et le soir, quand ils rentraient. Ils avaient l’air mal nourris, bien pire que nous. Il leur était interdit de nous parler ».
UNOCAL reconnaît explicitement par la voix de son président le lien entre le Tatmadaw et le travail forcé, ainsi que l’ampleur grandissante de cette pratique dans le secteur du gazoduc : « Si le gazoduc est menacé, la présence de l’armée va être renforcée. Si travail forcé et armée vont de pair alors, oui, il y aura plus de travail forcé » [48]. Le coordinateur de TOTAL en Birmanie/Thaïlande, M. Hervé Chagnoux, se montre moins direct quant au lien entre le Tatmadaw et le travail forcé, sans toutefois le nier : « Je ne puis garantir que l’armée n’a pas recours au travail forcé. Tout ce que nous sommes en mesure de garantir, c’est ce que nous faisons nous-mêmes, les contrats que nous passons, les gens que nous employons. Ce qui se passe à côté, nous n’en savons rien » [49]. Le même Hervé Chagnoux déclarait lors d’une rencontre avec la FIDH : « Il n’y a pas de travail forcé sur le chantier. Et de façon générale, il faut bien voir que s’il y a du travail forcé en Birmanie, ce n’est pas par vice ou par méchanceté que les dirigeants sont obligés d’y faire appel » [50]. En dépit des contradictions apparentes et de la feinte cécité de certains d’entre eux, les dirigeants de TOTAL reconnaissent que le SLORC recourt au travail forcé par l’intermédiaire de son armée. En réalité, le travail forcé est utilisé par le SLORC pour honorer sa part du contrat - garantir la sécurité dans la région traversée par le gazoduc ; sécurité qui bénéficie à TOTAL.
3. Le cas de la ligne Ye-Tavoy
Le cas de la ligne de chemin de fer Ye-Tavoy, surnommée par la population The New Death Railway - chantier sur lequel il est estimé que sont utilisés jusqu’à 2000 travailleurs forcés par jour - est significatif.
Les compagnies pétrolières ne contestent pas l’utilisation massive du travail forcé dans le cadre de la construction de la ligne de chemin de fer perpendiculaire au tracé du gazoduc. Elles ajoutent toutefois que cette ligne n’a aucun lien avec leur chantier (tracé N-S, dimensions inadaptées), et ont répété à plusieurs reprises qu’elles ne l’utiliseraient pas. Néanmoins, s’il est possible, ainsi que l’affirment les dirigeants de TOTAL et d’UNOCAL, qu’elle ne soit pas directement utile au chantier du gazoduc, il apparaît néanmoins que les parties déjà achevées du chemin de fer servent au transport des troupes, ainsi que de carburant, des vivres et de l’équipement nécessaires aux bases militaires créées dans la région du fait du chantier. À défaut de servir directement à la construction du chantier, la ligne sert donc aux troupes chargées de la sécurité, et participe du développement général de la région. Il est donc difficile d’affirmer avec TOTAL que « le chemin de fer n’a rien à voir avec le projet gazier » [51]. Il est au contraire à l’évidence lié à celui-ci.
Longue de 160 km, la ligne relie deux villes de garnison, Ye, située dans l’État Môn, et Tavoy, division du Tenasserim. Tous les rapports d’enquête examinés par la FIDH, y compris le rapport présenté par le Rapporteur spécial de l’ONU, le rapport du Département d’État américain, ainsi que les travaux de l’OIT, indiquent que le chantier, commencé voici trois ans, progresse quasi exclusivement grâce au travail forcé de civils (y compris femmes enceintes, personnes âgées et enfants) et de prisonniers [52]. Pêcheurs et paysans, de nationalité Môn, Karen, et Tavoyanne, y compris une minorité de Birmans, composent la population de la région. Selon les témoignages de personnes embauchées de force, il y aurait eu entre 20.000 et 30.000 « recrues » dans les quatre communes traversées par la voie ferrée - 10.000 pour la seule construction d’un tronçon à la fin 1993 [53]. D’après de nombreux témoignages, il semblerait que la cadence de travail ait été accélérée dans les derniers mois, ce qui suppose un recours accru au travail forcé [54]. En mai 1996, les travailleurs recrutés de force par l’armée furent affectés au tronçon Kyaun Sone - Kaleinaung, au sud du tracé prévu par le gazoduc. Selon le KHRG, pour hâter la construction, des travailleurs seraient recrutés jusqu’à 80 km de Ye [55]. Plusieurs camps de travail (entourés de rangées de barbelés et de tours de contrôle) auraient été établis le long de la ligne, que l’armée nommerait « conscription control centres » : Thlaing Ya, Hein Zeh, Nan Kyeh, Ye Bone, Kyauk Shat, Zin Ba (à l’intersection de la ligne et du pipe-line, et qui serait le camp le plus vaste), Ya Pu et Kyauk Ka Din, nommés d’après les villages environnants. Travail forcé et déplacements de population vont ici de pair [56]. Les travailleurs rattachés à ces camps auraient été en octobre 1995 au nombre de 23.300, dont 500 prisonniers [57]. Le travail exigé consiste à abattre des arbres, concasser des cailloux, creuser des fossés, édifier des remblais, niveler et défricher le terrain sur une quinzaine de mètres de chaque côté de la voie. Les terres situées sur le parcours de la ligne ont été confisquées par le SLORC sans compensation [58]. Précisons également que grâce au travail forcé, le SLORC construit dans le voisinage du futur gazoduc et du chemin de fer des routes qui, si elles ne dépendent pas directement de TOTAL, n’auraient pas été aménagées sans le projet TOTAL-UNOCAL [59].
C’est l’armée qui est chargée de fournir cette main-d’œuvre corvéable à merci en « embauchant » hommes et femmes dans les villages. Les chefs de village, menacés et soumis aux pressions des chefs militaires locaux, ne peuvent qu’obtempérer. Chaque famille doit « fournir » une personne pour une certaine durée de temps, deux semaines par mois dans le cas de la construction de la voie ferrée Ye-Tavoy. Selon les témoignages cependant, il arrive que des villages entiers soient réquisitionnés [60]. Sur ces chantiers les normes de sécurité sont minimales et les conditions de travail et d’hygiène déplorables. Contrairement à ce que prétend le SLORC, non seulement ces travailleurs malgré eux ne perçoivent aucun salaire mais ils doivent en outre apporter leur nourriture, des ustensiles de cuisine et des outils [61]. Des villageois astreints à la corvée sur le chantier Ye-Tavoy et aujourd’hui réfugiés en Thaïlande relatent que les travailleurs sont placés sous la surveillance constante des représentants civils du SLORC. En outre, selon le KNU, les soldats du Tatmadaw patrouilleraient en permanence le long de la voie ferrée.
Aux corvées il n’y a d’autre échappatoire que la fuite [62] ou le versement au SLORC, par l’intermédiaire du chef de village, d’une taxe arbitraire, d’un montant variant entre plusieurs centaines et plusieurs millliers de kyats. Le remplacement par une autre personne coûte la somme d’une centaine de kyats, versée directement au remplaçant ou au chef du village. Les remplaçants sont souvent des journaliers qui vont de village en village à la recherche d’un emploi. Ces journaliers sont donc payés, mais l’argent provient des villageois, non du SLORC qui les emploie [63]. En dépit du prix élevé d’un tel « service », les villageois qui en ont les moyens sont prêts à acquitter la taxe, à plusieurs reprises parfois, non seulement pour échapper à la condition de travailleur forcé ou de porteur, mais aussi pour effectuer à temps les travaux des champs et nourrir leur famille.
Le témoignage qui suit est celui d’un homme de 28 ans, originaire du village de Paukbinkwin, district de Ye Byu. Seul homme de sa famille, il a été contraint de travailler sur le chantier de la ligne Ye-Tavoy durant plus de deux mois :
« Lorsque la construction de la voie ferrée a commencé, chaque quartier du village [30 foyers env.] fut requis de fournir cinq travailleurs. Par la suite, l’armée a ordonné qu’il y ait une personne par famille en permanence sur le chantier jusqu’à la fin des travaux. Nous ne savons pas quand la voie ferrée sera terminée. C’était très difficile pour des familles comme la mienne, où il n’y a qu’un seul homme. Pendant que j’étais sur le chantier, c’était dur pour ma famille de travailler dans les champs et de récolter de quoi manger. Quand l’homme revient, les femmes doivent normalement le remplacer sur le chantier (...). Sur le chantier j’ai vu des vieillards, et quelques enfants d’environ douze ans. J’ai vu aussi des femmes enceintes. Le 3 mars 1993, il y a eu un glissement de terrain sur le chantier, à l’endroit où il coupe une colline, et trois personnes ont été tuées tout près de moi. Elles venaient du village Nat Karen, dans l’État Môn. Une jeune fille du village de Moe Gyi, enceinte de quatre mois et demi, est morte des suites de la malnutrition et de la diarrhée à la mi-mars 1994. Elle n’a reçu aucun soin médical. Ceux qui tentaient de s’évader ou qui ne travaillaient pas assez étaient battus par les soldats. Quelques-unes ont essayé de s’enfuir mais ils ont été rattrapés. Ils ont été battus et torturés devant tout le monde » [64].
4. Les porteurs de l’armée birmane
La pratique de l’armée de recruter de force des « porteurs » se retrouve dans la région du gazoduc. Au cours de l’année 1995, plusieurs offensives ont été menées pour « pacifier » la région orientale du tracé, en particulier autour de Nat Ein Taung, situé sur la frontière thaïe. À chaque fois des centaines de porteurs auraient été recrutés [65]. L’arrivée massive de nouveaux bataillons d’infanterie dans la région du Tenasserim n’a certes pas mis un terme à cette pratique. Les patrouilles chargées de garantir la sécurité autour du tracé du futur gazoduc recrutent des porteurs pour transporter leur nourriture, comme en témoigne cet homme dont le village fut déplacé en 1992 :
« L’un des soldats m’a dit »Ne t’inquiète pas. On s’occupe de la sécurité pour les Anglais. Tu portes notre bardas et les Anglais [sic] te donneront 200 kyats par jour ». Pendant deux semaines on a dû porter le riz des soldats et patrouiller dans la jungle entre Kaleinaung et Kanbauk. Quelquefois on passait par la route du gazoduc, comme les gens l’appelaient. Je ne l’avais jamais vue avant. J’en avais juste entendu parler. À chaque fois, les sodats reprenaient leur chargement et le portaient eux-mêmes. L’un d’eux nous guidait et nous contournions la route par la jungle. Cinq minutes plus tard il fallait reprendre le chargement (...). Les soldats étaient assez jeunes et patrouillaient pour assurer la sécurité du gazoduc, comme ils disaient. Les soldats n’avaient pas l’air très heureux d’être soldats. Ils se plaignaient tout le temps. Mais c’est nous qui portions leurs 20 viss [35 kg environ], eux, ils n’avaient qu’un petit sac à dos. On ne m’a jamais donné d’argent, pas même une pièce, alors au bout de deux semaines je me suis enfui." [66]
Les porteurs sont réquisitionnés pour des périodes allant de quelques jours à un mois ou davantage. Ils ne savent pas à l’avance combien de temps l’armée les gardera. Selon des sources concordantes, il apparaît en outre que des enfants sont également soumis au portage. Selon des entretiens réalisés par Amnesty International auprès de victimes de cette pratique, quiconque s’avère incapable de porter son chargement de vivres et de munitions est soumis à la torture et à de mauvais traitements [67] qui, en mai 1995, « [n]ous pri[ait] de croire que TOTAL se refuserait à entrer dans un projet avec une mauvaise conscience sur le plan de l’exploitation des individus » [68].
Dans la mesure où le travail forcé est utilisé par ceux qui ont à charge d’assurer la protection du chantier, et qui œuvrent donc dans l’intérêt de la compagnie pétrolière française, les dénégations de TOTAL relatives au travail forcé sont imparfaites, insatisfaisantes et peu crédibles.
Dans ces conditions, la FIDH estime qu’une mission internationale d’enquête indépendante s’avère indispensable et qu’il serait de l’intérêt du groupe TOTAL, s’il entend prouver le bien-fondé de ses déclarations sur l’absence de travail forcé autour de ses chantiers, non seulement de l’autoriser, mais encore de convaincre les autorités birmanes de l’autoriser également.
D. Autres violations
1. Exécutions sommaires
Les violations du droit à la vie et à l’intégrité de la personne prennent la forme d’exécutions sommaires par l’armée (que ce soient les commandants locaux ou de simples soldats - tous les niveaux hiérarchiques sont impliqués), comme dans le cas des représailles menées à la suite de l’attaque sur le QG de TOTAL en février 1996, durant lesquelles les troupes du SLORC exécutèrent plusieurs Karens du village Ein Da Ya Za situé sur le trajet du gazoduc ; aucune de ces personnes n’avait été formellement accusée d’un crime, fait l’objet d’un procès ou d’une audition, ni disposé d’un droit de défense, avant d’être exécutée.
C’est affaire de routine que de torturer et de tuer les villageois soupçonnés d’appartenir aux mouvements rebelles, tels que le KNLA ou le MNLA. Un homme Karen de 66 ans, habitant le village de Migyaunglaung, situé à proximité du gazoduc, explique ainsi comment les soldats du SLORC ont abattu deux hommes du village en novembre 1992, après les avoir accusés de soutenir le KNLA : « C’est effrayant, je connaissais ces deux hommes très bien. Je sais qu’il n’y avait rien de vrai [dans ces accusations]. Ils n’avaient rien fait, c’était de simples paysans. Le SLORC les a arrêtés et les a tués dans leurs fermes » [69].
Le SLORC exécute également de nombreux travailleurs forcés et porteurs dans la région du gazoduc lorsqu’ils ne peuvent porter le fardeau qui leur est attribué, ou s’ils tentent de s’échapper. Ces exécutions sont le plus souvent précédées de tortures, de viols et autres violences. De nombreuses morts de travailleurs forcés et de porteurs sont en outre imputables aux conditions désastreuses de travail, au manque de nourriture et de soins médicaux.
Une jeune femme de la région de Ye Byu raconte, à propos du chemin de fer Ye-Tavoy :
« Ils [les soldats du SLORC] marchaient et battaient les gens qui se reposaient (...). Ils ne laissaient jamais quiconque se reposer (...). Surtout les prisonniers, ce sont eux les plus mal traités. Ils sont battus à mort. Ils ont dit qu’un prisonnier était mort de diarrhée, mais c’était manifestement un passage à tabac. J’ai vu deux corps couverts de sang. Lorsque je les ai vus, l’un d’entre eux n’était pas encore mort. On a vu le sang couler de sa tête et dans ce qu’il avait vomi. Le commandant du bataillon, Aung Min, a battu un prisonnier à mort (...). Certains prisonniers sont battus à mort. Le total doit être autour de 30, et ils n’ont pas été enterrés très profondément, de sorte que lorsque la marée est arrivée, l’eau a ramené les corps à terre. On a vu tellement de crânes, et des enfants jouaient avec les crânes et les ossements » [ Idem .] .
2. Torture et autres traitements cruels, inhumains et dégradants
La pratique du passage à tabac de civils par le SLORC, surtout au cours du travail forcé, est commune. La torture et la brutalité font partie intégrante du modus operandi du SLORC. Les porteurs et travailleurs sont battus, giflés et frappés lorsqu’ils tombent de fatigue ou se reposent du travail. Les villageois sont traités de même s’ils sont soupçonnés d’entretenir des liens avec les groupes rebelles. Souvent, lorsque les villages sont dans l’incapacité de fournir le nombre requis de porteurs ou le montant exigé de la taxe de portage, les soldats punissent souvent le chef du village. Un villageois explique ainsi : « De temps en temps le chef de village ne peut leur founir les travailleurs requis. Dans ce cas ils battent le chef de village. Et un de mes amis a été battu parce qu’il est arrivé en retard au travail, et il a été battu férocement par le SLORC, sur le dos, huit fois » [70]. De même, les prisonniers forcés au travail subissent régulièrement des violences et brutalités sévères de la part de leurs geôliers du SLORC :
« Si un habitant du village a commis un crime, ou si des villageois sont considérés comme sympathisants de groupes armés, ils [le SLORC] arrêtent ces personnes les font des prisonniers et les font travailler sur le chantier du chemin de fer. Les autres prisonniers viennent d’ailleurs, comme de Tavoy ou Moulmein. Ils traitent les prisonniers tellement mal. Le SLORC les torture. Les prisonniers doivent travailler avec des chaînes aux pieds, et ne sont pas autorisés à manger les feuilles comestibles dans la jungle. Ils ont dû se cacher et manger le cheroot [cigare birman]. Ils essaient de manger les restes des autres. Et ils ne peuvent fumer, ils mangent le tabac. Un des prisonniers m’a raconté qu’ils n’ont jamais assez à manger. Deux ou quatre fois, j’ai vu des soldats du SLORC donner des coups de pied aux prisonniers. J’avais de la peine pour les prisonniers, ils étaient tellement maigres. Pendant tout le temps où j’y étais, je crois que plus de 15 prisonniers sont morts. J’ai vu les cadavres » [71].
3. Viols et violences contre les femmes
Le viol est une forme commune de torture perpétrée par le SLORC contre les femmes. Les femmes (de tous âges) des groupes ethniques sont des cibles particulières des troupes du SLORC. Elles sont souvent abattues après le viol, ou forcées au silence par intimidation. Outre le traumatisme physique et psychologique, ces viols rendent le mariage quasiment impossible pour ces femmes de cultures traditionnelles ; de plus, le risque d’infection par le virus HIV n’est pas négligeable, puisque près de 3% des soldats du SLORC sont porteurs du virus [72].
Une femme Karen de 54 ans raconte ainsi avoir été violée avec sa petite-fille par des officiers du BIL 407 [73]. Après avoir fui le village de Laut Theit (province du Ye Byu) en 1992, sa famille a décidé d’y retourner en 1993. Le 3 décembre 1993, elle-même, sa petite-fille et son neveu ont été arrêtés par 30 soldats du BIL 407 :
« Thein Soe a dit »vieille femme (...), va dire à ta petite-fille de venir ici« . Je lui ai amené ma petite-fille ; dès qu’il m’a vue, il s’est mis à hurler : »pourquoi es-tu venue avec elle ? Je vais te tuer (...)« . Alors je suis sortie (...). Environ dix minutes plus tard, j’ai entendu ma petite-fille hurler : »grand-mère, grand-mère !« . Mais je n’ai pas osé y aller, j’avais trop peur. Au bout d’un quart d’heure, ils ont libéré ma petite-fille. Elle m’a dit qu’il lui avait dit de coucher avec elle. Elle a refusé. Alors il l’a violée. Il était à peu près 11 heures du soir. Le lendemain matin un des soldats est venu me dire que l’un des officiers voulait me voir (...). Je devais y aller. Alors, pendant que le lieutenant me posait des questions, il a commencé à me violer. (...). Puis ils nous ont relâchées. Mais avant de nous relâcher, ils nous ont dit de ne dire à personne ce qui s’était passé. Et le commandant a dit : »vieille femme, si tu parles à quiconque de ça [les viols], je te tuerai ainsi que toute ta famille" [74].
4. Violations des droits économiques, sociaux et culturels
Outre les violences physiques que subit la population civile et le recours au travail forcé, les troupes du SLORC ont pour habitude de confisquer les propriétés, l’argent et la nourriture de nombreux villageois. La pratique d’extorsion de fonds par les troupes du SLORC est courante, sous la forme d’imposition illégale de taxes, qui se sont multipliées : taxe de portage, taxe de chemin de fer, taxe de pagode... Les pots-de-vin sont communs en Birmanie, mais une nouvelle forme d’extorsion a vu le jour avec le projet Yadana, qui est spécifique à cette région, et que les villageois appellent « la taxe du gazoduc » (pipeline tax), qui peut atteindre 1000 à 1500 kyats/mois par famille, collectée en toute illégalité, puisque nulle loi ne la sanctionne. La vaste majorité des villageois habitant la région du gazoduc y est astreinte. Les bataillons nouvellement arrivés dans la région imposent en règle générale des taxes aux villages des alentours, afin de subvenir à leurs besoins, en moyenne 20.000 à 30.000 kyats/mois pour un village de 100 maisons [75]. Ceci, ajouté au fait que le travail forcé leur laisse très peu de temps pour cultiver leurs propres champs, rend la vie impossible aux villageois de la région, et a détruit toute l’économie locale par un appauvrissement massif. Les villageois interrogés confirment l’augmentation de ces taxes depuis le début des opérations de TOTAL : de 100 kyats/mois par famille avant l’arrivée de TOTAL à une moyenne de 400 à 500 kyats/mois par famille depuis [76].
À la suite de l’attaque du 8 mars 1995, les troupes du SLORC auraient exigé des habitants de 6 villages dans le district du Ye Byu de payer la somme de 100.000 kyats pour compenser les pertes subies par le BIL 408 lors de l’attaque [77]. Selon la Human Rights Foundation of Monland, le Tatmadaw procède régulièrement à des extorsions de fonds et des réquisitions de nourriture, notamment de poulets, d’œufs, de riz, de pâte de poisson. Il est devenu pratique courante de la part des forces de sécurité d’intimider et de menacer les villageois pour que ceux-ci leur cèdent leur bétail, leur récolte, et leurs biens personnels.
Les interviews avec nombre de réfugiés arrivés en Thaïlande indiquent que la plupart d’entre eux se sont enfuis pour échapper au travail forcé, à la confiscation de propriété, et l’extorsion d’argent.
Un villageois de Nat Gyi Sin (province du Ye Byu) explique ainsi :
"De temps en temps on devait payer 500, 1000, 1500 ou 2000 kyats, en fonction du type de portage. De temps en temps ils venaient exiger l’argent deux ou trois fois par mois. Dès qu’ils veulent des gens, ils viennent exiger de l’argent du chef de village. À propos de la construction du gazoduc - on ne sait rien de précis, sauf qu’ils nous demandent de payer de l’argent pour le construire. Les soldats sont venus au village (...) et ont demandé l’argent. Dans notre maison, nous avons dû payer 500 kyats.
Les villages deviennent de plus en plus pauvres. Il y en a qui vendent leurs propres affaires comme le bétail pour payer les taxes de portage, de travail forcé, et d’autres taxes forcées (...). Les villageois économisent tout ce qu’ils possèdent pour le donner au SLORC. Alors ils sont devenus pauvres. Il y a tellement de villageois qui deviennent malades (...), et beaucoup qui souffrent (...). Je devrais m’arrêter ici. Si je devais parler de toutes les atrocités que commet le SLORC, deux jours ne me suffiraient pas" [78].
La présence de TOTAL a contribué directement à des violations de droits économiques, sociaux et culturels, en forçant des villageois à abandonner leur activité traditionnelle ou à s’enfuir en Thaïlande. Par exemple, les pêcheurs et mariniers de la région du gazoduc ont dû cesser de travailler du fait des décrets de sécurité du SLORC. Depuis le début du projet de Yadana, SLORC a interdit l’usage de certains espaces maritimes et fluviaux, afin que l’exploration, le transport et la construction ne soient pas gênés par l’industrie de pêche locale.
– Ainsi, l’île de Heinze est stratégique pour le SLORC afin de s’assurer le contrôle militaire de la mer aux alentours de la section off-shore du gazoduc. Le SLORC y a construit une base militaire, un héliport, de nouvelles barraques et installé de nouveaux bataillons, toujours en vue d’assurer la sécurité du projet. Auparavant, l’île de Heinze était inhabitée, et ses eaux étaient utilisées par la communauté locale de pêcheurs. Selon un villageois employé de force sur l’île de Heinze, le SLORC a déclaré que toute personne naviguant autour de l’île serait abattue.
– De même, les compagnies utilisent les installations portuaires à Pyin Gyi et Ka Daik pour le transport d’équipement, alors que ces ports étaient auparavant utilisés par des bateaux de pêche et pour le transport de passagers. En vertu des ordres du SLORC, le déplacement des bateaux est formellement interdit lorsque les barges de l’entreprise traversent le bassin de la Heinze avec leur cargaison, de sorte qu’il arrive souvent que ces bateaux restent à quai pendant plusieurs jours.
Enfin, et plus globalement, les déplacements de population, les exactions commises dans les villages, les extorsions de fonds, l’abandon forcé d’activités traditionnelles, la fuite de villageois vers les camps de réfugiés disloquent peu à peu le tissu culturel et social de la communauté vivant dans la région.
5. Droit à l’environnement
Il y a tout lieu d’être préoccupé par le risque que le gazoduc pose pour l’environnement, et ce pour plusieurs raisons :
– Le type de construction constitué par un gazoduc et des plates-formes est traditionnellement reconnu comme étant porteur de risques graves pour l’environnement (production de déchets toxiques, émissions de gaz...). De même, la partie on-shore du gazoduc pose des risques pour les forêts et rivières traversées et menace la biodiversité de la région. Aucun EIA (Environmental Impact Assessment) indépendant n’a été mené. UNOCAL affirme avoir conduit sa propre investigation sur l’impact écologique, mais n’a pas rendu publics les résultats de son enquête.
– Les investisseurs étrangers ne sont soumis à aucune législation spécifique sur l’environnement, et peuvent donc opérer sans aucun contrôle extérieur sur l’impact écologique produit par l’exploration du gisement et les plates-formes off-shore.
– Les partenaires du projet - TOTAL, UNOCAL et le SLORC - ont tous trois un bilan inquiétant en matière de respect de l’environnement, ce qui laisse sombrement présager de leur conduite en Birmanie :
* le SLORC a manifesté à plusieurs reprises son indifférence quant à l’environnement, ainsi qu’en témoigne son attitude face au projet de barrage sur la rivière Salween, ou sa pratique connue de campagnes de « défoliation stratégique » contre les groupes rebelles ;
* UNOCAL est responsable de la plus grave catastrophe écologique californienne, pour avoir déversé plus de 40 millions de litres de pétrole léger en mer pendant près de 15 ans [ Cf. « La France et TOTAL complices de la tragédie birmane », Maintenant, 17.051995.] ; une étude de l’université de Chulalangkorn en Thaïlande a montré le niveau inhabituel de mercure dans les eaux autour des plates-formes d’UNOCAL en Thaïlande [ « UNOCAL to study contamination around its rigs », Bangkok Post, 20.06.1996.] ;
* Enfin, TOTAL a reconnu avoir déchargé 35 kg de mercure dans le Golfe de Thaïlande depuis le début de la production de gaz naturel dans la région [ « TOTAL admits dumping mercury », The Nation, 10.09.1996.] . Le responsable de TOTAL Exploration-Production pour la Thaïlande, M. Azalbert, a admis que le projet de Yadana en Birmanie pouvait potentiellement poser les mêmes problèmes.
CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS
Il apparaît donc que le projet de gazoduc en Birmanie est néfaste et malvenu à maints égards, moralement et politiquement en particulier, et qu’il constitue en outre l’occasion de violations graves, répétées et avérées des droits de l’Homme contre des populations parmi les plus vulnérables et qui n’ont pas de moyens (légaux, financiers,...) de s’y opposer. Que la plupart de ces violations soient commises essentiellement par le partenaire birman de TOTAL, le SLORC, ne saurait en aucune façon constituer une réponse acceptable et suffisante de la part du groupe français, et en aucun cas l’exonérer de toute responsabilité dans les exactions qui ont lieu. Les faits montrent que sans le gazoduc, tout ou partie de ces violations n’auraient pas lieu ; le déni de responsabilité de la part de TOTAL et d’UNOCAL est donc manifestement insuffisant.
Ce d’autant que le soutien à la junte n’est pas uniquement moral et politique ; le chantier de Yadana constitue en outre un puissant support financier et économique au SLORC, et a donc pour effet, de fait, de perpétuer un régime illégal, illégitime et condamné internationalement. Enfin, TOTAL pourrait d’autant moins esquiver sa responsabilité dans la perpétuation de ce régime qu’il lui fournirait une aide d’ordre militaire, ce qui entrerait par ailleurs directement en contradiction avec les propres affirmations de ses dirigeants : « TOTAL n’est pas un acteur politique » [79].
En conclusion, la FIDH :
1. condamne avec la plus grande vigueur les pratiques répressives du régime militaire en place en Birmanie et les violations flagrantes et systématiques dont il se rend coupable ; dénonce en particulier l’institution par les autorités birmanes du travail forcé dans des conditions autorisant la qualification de cette pratique en tant que crime contre l’humanité.
2. appelle TOTAL et ses partenaires à geler leurs investissements en Birmanie jusqu’à formation d’un gouvernement civil, dans la mesure où : des violations massives de droits de l’Homme ont lieu du fait du chantier ; le projet Yadana constitue un soutien manifeste et multiforme à un régime illégal et illégitime ; ni les représentants démocratiquement élus, ni les représentants des populations indigènes concernées n’ont été consultés sur le bien-fondé du projet.
3. demande à tous les gouvernements concernés, et au premier chef la Thaïlande, de subordonner leurs relations économiques avec la Birmanie à la condition d’une amélioration effective de la situation des droits de l’Homme dans ce pays.
4. prend acte de la réponse verbale positive de TOTAL quant au principe de l’organisation d’une mission d’enquête indépendante sur place et appelle TOTAL à mettre tous les moyens en œuvre pour que cette requête soit satisfaite dans les plus brefs délais, en particulier pour que le SLORC y donne son accord.
5. demande que soient rendus publics tous les documents pouvant être utiles à une évaluation complète de la situation sur le site du chantier, et en particulier les images satellite dont disposent TOTAL et ses partenaires.
Paris, le 16.10.1996.
LDH Total en Birmanie : dix ans de compromissions
par Farid Ghehioueche
L’action de Total en Birmanie est vivement critiquée par les défenseurs des droits de l’homme qui soutiennent la lutte des démocrates birmans. Ils dénoncent la recherche du profit au mépris des droits humains et du respect de l’environnement, et l’irresponsabilité morale d’une entreprise retranchée derrière l’indifférence pour les populations sous le joug des dictateurs de Rangoon.
Depuis le coup d’État de 1962, les militaires gouvernent la Birmanie. En 1988, ils répriment dans le sang les manifestants pro démocratiques (5 000 morts environ), forment un nouveau régime le SLORC (Comité d’État pour la restauration de la loi et de l’ordre) et imposent la loi martiale. Malgré la répression institutionnalisée, la NLD, National League for Democracy, principal parti d’opposition, remporte les élections législatives de mai 1990, victoire reconnue par la communauté internationale. Les militaires refusent de céder le pouvoir et intensifient la terreur dans tout le pays. En résidence surveillée depuis juillet 1989, Aung San Suu Kyi, leader de la NLD, reçoit le prix Nobel de la Paix en octobre 1991 isolant encore plus la dictature birmane sur la scène internationale. Le régime birman, condamné par la Commission des droits de l’homme de l’ONU et par les grandes organisations internationales est mis à l’index par la quasi-totalité des pays démocratiques. « La junte birmane est l’une des dictatures les plus brutales du monde,(…) les droits de l’homme sont quotidiennement violés,(…) la pratique du travail forcé notamment des femmes et des enfants continuent à être légalement utilisés dans tout le pays » dénoncent les députés de la mission d’information parlementaire française sur les compagnies pétrolières (14 octobre 1999).
Parallèlement, le SLORC se voit décerner le label peu honorable de « narco-dictature ». L’OGD, l’Observatoire géopolitique des drogues, démontre que « les capitaux tirés du trafic de l’héroïne constituent de loin la première source de devises du régime » par le déficit considérable entre ressources connues et dépenses effectuées. Derrière la façade d’une ouverture au libéralisme économique, la Birmanie devient alors un sanctuaire et une base opérationnelle pour diverses organisations de type mafieux liées au trafic international d’héroïne. Les bénéfices de la drogue servent entre autres à accroître l’armée en hommes et en matériels. Sans ennemis extérieurs, ce renforcement de l’armée permet une intensification de la répression intérieure contre les minorités ethniques rebelles et les opposants au régime.
Véritable soutien de la dictature
En 1992, Total signe le contrat pour l’exploitation du gisement de gaz. À cette époque, la zone du chantier est encore contrôlée par les guérillas des minorités ethniques Mons et Karens. La réussite du projet dépend de leur écrasement par l’armée birmane. En 1996, Aung San Suu Kyi déclare que « la firme française Total est le plus fort soutien du système militaire birman. Ce n’est pas le moment d’investir ici ». Les organisations de défense de droits de l’homme accusent Total d’avoir bénéficié du travail forcé sur le chantier.
Thierry Desmarest, le PDG de TotalFinaElf, se déclare « heureux et fier de ce que nous faisons en Birmanie » et affirme « favoriser des sources licites de revenu, le développement local ». Las, les fruits de l’investissement ne profitent qu’à la junte. La construction de ce gazoduc a des conséquences catastrophiques pour les populations comme le prouve le flot ininterrompu de réfugiés en provenance de cette région. La population ne profite pas des retombés du projet mais en souffre. Le Parlement européen, en 1998 et 1999, estime « que tout investissement direct en Birmanie représente une contribution financière notable en faveur du régime, mais n’apporte aucun bénéfice indirect au peuple birman ». Il invite « les compagnies étrangères qui ont investi en Birmanie comme Total ou Premier Oil à geler sans délai les investissements ».
Total est entré dans une véritable spirale de collaboration avec la junte. Elle a apporté un soutien logistique à l’armée en lui fournissant des hélicoptères pour le transfert de ses troupes, et l’aurait même financé… Toutes les accusations contre Total en Birmanie sont confirmées dans le rapport de la mission parlementaire française (Pierre Brana - PS, Marie-Hélène Aubert - les Verts, et Roland Blum - DL) sur le rôle des compagnies pétrolières dans la politique internationale et leur impact social et environnemental. Elle estime « qu’il apparaît factice de séparer la construction du gazoduc qui nécessitait l’embauche d’une main-d’œuvre qualifiée (…), des mesures prises par le régime birman pour assurer sa sécurité. Or, ce sont ces mesures de sécurité qui ont généré du travail forcé et des déplacements de population dans la zone ».
Entre laisser-faire et soutien actif
Les gouvernements successifs ont soutenu l’implantation de Total en Birmanie. Depuis 1997, un procès devant la cour fédérale de Los Angeles oppose des victimes birmanes du chantier aux compagnies pétrolières opératrices Total et Unocal (son partenaire américain) accusés de complicité de travail forcé, torture, racket… Le gouvernement français a fait parvenir une lettre aux avocats de Total stipulant que « le maintien de cette action contre Total devant une cour des États-Unis disconviendrait aux intérêts de la politique étrangère de la France ». Difficile d’être plus clair ! En l’absence de loi internationale ou française coercitive, Total ne voit pas de raisons de ne pas être présent en Birmanie. « La présence du quatrième pétrolier mondial en Birmanie est actuellement dommageable pour l’image de la France comme celle de ce groupe dans le monde (…). Il serait opportun qu’un tel investissement soit figé… » conclut la mission parlementaire. Dont acte !
Farid GHEHIOUECHE, Info Birmanie
La FIDH et son affiliée française la LDH soutiennent la plainte déposée en France contre les dirigeants de TOTAL
Paris, le 29 août 2002
Une plainte avec constitution de partie civile vient d’être déposée en France par deux ressortissants birmans contre des responsables des sociétés TOTALFINAELF SA et sa filiale birmane TEPM, pour séquestration dans le cadre du chantier de gazoduc de Yadana.
Les dirigeants de TOTALFINAELF, y compris Messieurs Thierry Desmaret et Hervé Madeo, dirigeants à l’époque des faits, sont notamment accusés par les victimes d’avoir, dès l’ouverture du chantier, en pleine connaissance du travail forcé en Birmanie, eu recours à des travailleurs forcés par letruchement de l’armée birmane, et ce au bénéfice du projet de TOTAL. Il est en outre démontré que, dans la commission de l’infraction, le rôle des personnes visées a été déterminant et que, entre les acteurs français et birmans du projet, il y a eu simultanéité d’action et assistance réciproque.
La FIDH souligne que les violations systématiques des droits de l’Homme, en particulier le travail forcé, se sont poursuivies dans le contexte du chantier en dépit de la multiplication à l’échelle internationale des dénonciations et des mises en garde par de nombreuses instances gouvernementales,intergouvernementales et non-gouvernementales : rapport de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) paru en 1996, rapport de la Mission d’information de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée Nationale de 1999, sanction de la Commission européenne contre le régime birman par un règlement du Conseil de mars 1997 et saisine de l’Organisation internationale du travail (OIT).
la FIDH et la Ligue française des droits de l’Homme et du citoyen (LDH) appuient les actions consistant à demander des comptes aux dirigeants des entreprises multinationales qui, au nom d’intérêts économiques, se rendent responsables, complices ou, en tout état de cause, bénéficient de la perpétration de violations des droits de l’homme. La FIDH et la LDH soutiennent donc la plainte déposée en France contre des dirigeants du Groupe TOTAL, comme la FIDH et son affiliée belge l’avaient déjà fait concernant la plainte déposée en Belgique en avril dernier contre ce même Groupe pour complicité de crimes contre l’humanité ; ou encore s’agissant des plaintes déposées par des victimes birmanes aux États-Unis devant les juridictions civiles.
La FIDH et la LDH réitèrent une nouvelle fois avec force leur condamnation du projet TOTALFINAELF en Birmanie, qui ne bénéficie en aucune façon aux populations locales, et qui revient à accorder un soutien moral, politique, financier et militaire à un régime illégal, illégitime et condamnéinternationalement pour l’ampleur des violations des droits de l’Homme dont il se rend coupable.
Htoo Chit, militant birman des droits de l’homme : « J’apporte 14 témoignages contre Total »
Le nouvel Obs - L’Hebdo en Ligne
Semaine du jeudi 22 mai 2003 - n°2011 - Monde
Le Nouvel Observateur. – La date de votre audition par le magistrat du tribunal de Nanterre qui instruit la plainte pour « séquestration » déposée contre Total par deux de vos compatriotes a-t-elle été fixée ?
Htoo Chit. – Oui. Je serai entendu le 12 juin par le juge. Je lui indiquerai ce que je sais de la pratique du travail forcé dans la zone du chantier du gazoduc de Yadana, construit par Total dans le sud de la Birmanie. Et je lui remettrai les témoignages des quatorze Birmans qui ont décidé de parler. Certains sont d’anciens soldats de l’armée birmane dont les unités ont utilisé – ou surveillé – des travailleurs forcés. D’autres ont été salariés de Total ou d’autres entreprises lors de la construction du gazoduc et sont des témoins directs de l’usage du travail forcé...
N. O. – Les responsables de Total en Birmanie pouvaient-ils ignorer le recours au travail forcé dans la zone du gazoduc ?
Htoo Chit. – Sauf exception, ce n’est pas à la pose des tubes qu’étaient affectés les paysans raflés par l’armée. C’était surtout à des travaux de construction et de terrassement. Ce sont eux, par exemple, qui ont construit les casernements pour les 10000 soldats chargés d’assurer la sécurité du chantier. Ce sont eux aussi qui ont aménagé cinq des six plates-formes d’hélicoptères qui jalonnent le couloir de sécurité, autour du gazoduc. Il est arrivé que les soldats cachent la présence des travailleurs forcés aux gens de Total en les conduisant dans la jungle lorsqu’ils entendaient un hélicoptère. Mais en général les responsables de Total étaient parfaitement au courant de ce qui se passait sur le terrain. La preuve, c’est qu’ils versaient de l’argent aux unités de l’armée birmane pour rémunérer leurs services...
N. O. – Total affirme que sa présence dans la région a apporté un réel progrès économique...
Htoo Chit. – Ce n’est pas l’avis des organisations de défense des droits de l’homme. Les Birmans qui ont été, au moins pendant un temps, recrutés par Total ont obtenu à l’échelle locale de bons salaires. Mais ils constituent une minorité. Le problème, c’est que ces bons salaires ont fait monter les prix. Un kilo de riz vaut dix fois plus cher aujourd’hui qu’en 1992. Le résultat, c’est que la majorité des habitants vivent beaucoup plus mal qu’avant. Et les pêcheurs, très nombreux dans la région, ont perdu leur travail à cause des mesures de sécurité. Aucune embarcation n’est autorisée dans une zone de 15 kilomètres qui longe la côte et leurs bateaux sont beaucoup trop petits pour aller au-delà... C’est pourquoi beaucoup de gens tentent de franchir la frontière pour aller travailler en Thaïlande...
Propos recueillis par René Backmann
Après avoir participé aux manifestations de 1988 en faveur de la démocratie, Htoo Chit, 38 ans, a d’abord rejoint un mouvement d’opposition armé, avant de militer pour la défense des droits de l’homme et d’enquêter sur les conséquences de l’arrivée de Total. Clandestin depuis quinze ans, il a demandé à la France le statut de réfugié politique.
René Backmann
Courrier International d’après Asia Times
Le scandale du « bataillon Total »
(novembre 2002)
Dans l’Hexagone, l’affaire est traitée fort discrètement, mais « Asia Times » ne veut pas la laisser passer. « La compagnie pétrolière TotalFinaElf est aujourd’hui poursuivie en France pour des actes contraires à l’éthique, en particulier pour des violations des droits de l’homme en Birmanie. »
Le quotidien thaïlandais retrace le contexte des exactions présumées du groupe français. « Les plaignants affirment qu’en 1995 - alors qu’elle n’était encore que TotalFina - l’entreprise a loué les services de l’armée birmane pour protéger la construction d’un oléoduc. En réalité, les soldats envahissaient des villages, s’emparaient des habitants et les transformaient en ouvriers corvéables à merci. »
La plainte provient de deux des ouvriers en question, qui ont pu s’enfuir et vivent aujourd’hui quelque part en Asie du Sud-Est. « En outre, les allégations de ces deux personnes sont corroborées par plusieurs témoignages de déserteurs de l’armée birmane », précise « Asia Times ».
Des violations des droits de l’homme reconnues
Le journal poursuit son réquisitoire. « L’Organisation internationale du travail et la commission onusienne des droits de l’homme ont régulièrement condamné les pratiques de Rangoon sur le travail forcé. »
Autre argument très fort, TotalFinaElf n’a pris en charge que 400 des 700 kilomètres de cet oléoduc qui relie aujourd’hui la mer d’Andaman à une centrale thaïlandaise ; le reste a été construit par deux compagnies du Sud-Est asiatique et par la société américaine Unocal. Or « un tribunal des États-Unis a estimé récemment que les deux anciens ouvriers avaient ’largement prouvé qu’Unocal était complice de violations des droits de l’homme’ et qu’à ce titre la société américaine pouvait être poursuivie », remarque « Asia Times ».
En France, Thierry Desmarest peut bien nier tout abus devant une commission d’enquête parlementaire - reconnaissant du bout des lèvres avoir demandé la protection de l’armée birmane -, « Asia Times » rappelle que ces troupes étaient connues dans toute la région sous le nom de « Bataillon Total ».
Et le quotidien thaïlandais de noter qu’en France la compagnie pétrolière est déjà accusée de négligence dans deux affaires : l’explosion de l’usine AZF à Toulouse et le naufrage du pétrolier ’Erika’, à proximité des côtes bretonnes ». Conclusion implicite du journal : les dénégations de TotalFinaElf ne trompent que ceux qui veulent vraiment y croire.
EG
La défense de Total Fina
Situation des Droits de l’Homme au Myanmar selon Total
Des organisations internationales ou des ONG portent des jugements fort critiques sur la situation des Droits de l’Homme au Myanmar. Les États-Unis et l’Union Européenne ont adopté des sanctions qui visent à faire pression sur le régime. Des militants des Droits de l’Homme et de nombreux médias rapportent des témoignages préoccupants.
Les critiques s’organisent autour de trois axes :
La question des libertés publiques et du dialogue politique
Le pouvoir est détenu sans interruption depuis 1962 par un régime qui s’appuie sur l’armée. Un « renouvellement de génération » entre militaires se produit en 1988 à l’occasion de manifestations étudiantes, très sévèrement réprimées, qui protestaient contre l’absence de liberté et la mauvaise gestion économique du pays. La nouvelle équipe s’investit de la mission de gérer la transition du Myanmar vers la démocratie et organise en 1990 des élections qu’elle perd au profit de la National League for Democracy (NLD), une coalition réunie autour de Madame Aung San Suu Kyi. Mais le pouvoir n’est pas transmis aux forces politiques qui ont gagné les élections.
Malgré les promesses faites, les démocrates sont pourchassés et emprisonnés, aucun dialogue politique véritable ne se noue entre l’armée au pouvoir et les responsables des formations politiques dont l’activité est strictement bridée. Amnesty International estime encore à plus d’un millier le nombre des prisonniers d’opinion au début de 2003.
À la fin de mai 2003, de graves événements se produisent. Lors d’une tournée politique en province, des membres de la NLD sont attaqués et emprisonnés. On compte un nombre indéterminé de victimes. Madame Aung San Suu Kyi est mise au secret (« protective custody » selon les autorités) jusqu’au mois d’octobre où elle est placée en résidence surveillée. Total a exprimé sa préoccupation face à ces événements qui constituent un recul sérieux sur la voie de la réconciliation nationale attendue.
Les moyens utilisés contre la résistance des minorités ethniques
Le Myanmar compte 135 groupes ethniques, le plus important étant celui des Birmans (environ 55 % de la population) mais d’autres groupes, notamment les Shan, les Kachin, les Mon et les Karen, ont une identité forte et un poids numérique important. Le pacte social entre les habitants du Myanmar est fragile et les tendances centrifuges très marquées ont entraîné l’entrée en rébellion de diverses minorités, comme celle des Karen depuis plus de 50 ans. L’armée birmane se considère comme garante de l’unité nationale et son combat contre les minorités en révolte s’est intensifié depuis 1988. Les défenseurs des Droits de l’Homme dénoncent parmi les actes qui accompagneraient cette répression des déplacements forcés de population, des recrutements forcés dans l’armée, y compris d’enfants, des viols, des tortures, des exécutions sommaires, des destructions de villages.
Le travail forcé
La réquisition de villageois par les autorités publiques et par l’armée en vue de leur imposer par la contrainte et sans rémunération d’apporter leur concours à la réalisation d’ouvrages publics ou de travaux divers est une pratique ancienne au Myanmar. Cette méthode traditionnelle de la « corvée » avait été légalisée au début du siècle par la tutelle britannique (Town Act de 1907 et Village Act de 1908). Elle a été dénoncée à plusieurs reprises par l’Organisation Internationale du Travail.
Celle-ci a engagé au titre de l’article 26 de ses statuts une procédure d’enquête sur cette question qui a abouti en 1998 à la publication d’un rapport très détaillé, reposant sur l’audition de nombreux témoins birmans et d’ONG ; ce rapport dénonce en particulier les conditions dans lesquelles l’armée recruterait des villageois comme porteurs ou pour d’autres tâches (construction de campements, culture pour nourrir les soldats, entretien des routes...), et les exactions qui pourraient les accompagner (extorsion de fonds, traitements cruels...).
Ce constat a servi de point de départ à un dialogue critique entre l’OIT et les autorités du Myanmar qui a porté quelques fruits :
* L’abrogation en 1999 du Village Act et du Town Act, rendant donc désormais illicite le travail forcé au Myanmar,
* La nomination d’un représentant de l’OIT à Yangon, ayant pour vocation d’assurer la liaison avec les autorités, d’observer la situation et de mettre en œuvre des programmes d’aide afin de la faire évoluer.
La mise en conformité récente de la législation locale avec les principes de l’OIT ne signifie pas que le travail forcé ait disparu au Myanmar. L’éradication de cette pratique historiquement très enracinée demandera un engagement plus soutenu des autorités. Grâce à la vigilance de Total qui s’y est clairement opposée, elle a été éliminée de la région par où passe le gazoduc de Yadana.
Liens utiles
http://web.amnesty.org/report2003/mmr-summary-eng
http://www.ibiblio.org/obl/docs/SRM2003.htm
http://www.birmanie.int.ch/Nouvelles/news262002.htm