Des dizaines de milliers de personnes dans la rue à Paris et dans d’autres villes de France, un début d’occupation de la place de la République, des créations visuelles à la pelle dont une projection pirate sur le Parlement européen, et bientôt une marche des mères pour les enfants de Palestine organisée devant l’Élysée et une autre vers Bruxelles… Depuis lundi 9 juin, les mobilisations de la société française pour que cesse le blocus de l’aide humanitaire à Gaza et plus largement le génocide en cours ont pris un tournant plus aigu.
L’interpellation, dans la nuit du dimanche 8 au lundi 9 juin, de la Flottille de la liberté par l’armée israélienne et la détention de son équipage, dont l’eurodéputée La France insoumise (LFI) Rima Hassan et le journaliste de Blast Yanis Mhamdi, sont à l’origine de cette amplification. « C’était un moment fondateur, il y avait vraiment du monde », commente le militant anticapitaliste Olivier Besancenot à propos de la manifestation parisienne, alors qu’un nouvel appel à rassemblement est lancé pour mardi soir.
« À nouveau, notre pays doit marquer l’histoire par la réaction de son peuple, et la flottille était l’un des aiguillons qu’il fallait », salue aussi le député du parti communiste (PCF) Jean-Paul Lecoq. « Comme à chaque fois, ce qui réveille l’espoir et fait relever la tête, c’est que des gens font quelque chose de concret et obligent tout le monde à regarder où ils vont : Gaza. Ça redonne une bouffée d’oxygène : s’ils peuvent traverser la mer, nous, on va aller manifester », abonde Thomas Sommer-Houdeville, qui avait organisé la première Flottille de la liberté en 2010.
Rassemblement place de la République à Paris le 9 juin 2025 à la suite de l’interception par l’armée israélienne du navire « Madleen » de la Flottille de la liberté. © Photo Luc Auffret / Anadolu via AFP
Parti le 1er juin du port sicilien de Catane, en Italie, pour briser symboliquement le blocus israélien en apportant de l’aide humanitaire, le Madleen naviguait avec à son bord douze personnes engagées dans la cause palestinienne, dont la militante suédoise Greta Thunberg.
Celle-ci comme l’Espagnol Sergio Toribio et deux Français, Baptiste André et Omar Faiad, ont été contraints, pour être expulsés dans les plus brefs délais, de signer un document les invitant à reconnaître l’entrée « illégale » du bateau sur le territoire israélien. Ces deux derniers devaient atterrir à Paris dans la soirée du mardi 10 juin.
Les États mis au pied du mur
Les huit autres membres de la flottille, dont Rima Hassan, ont refusé de signer ce document et dénoncent une « arrestation puis une détention illégales », a fait savoir l’équipe de la parlementaire européenne. Le groupe attend désormais une audition par un juge israélien qui devrait prononcer leur expulsion dans les prochains jours.
« Cela montre qu’une fois de plus, le gouvernement israélien n’en a rien à faire des lois internationales », constate la militante altermondialiste Annick Coupé, qui avait participé à la deuxième flottille en 2011, en tant que porte-parole de Solidaires. « Ne serait-ce qu’hier, l’État israélien s’est livré à un acte de piraterie dans les eaux internationales, mais l’Europe ne fait rien, alors à sa place des gens courageux font comme ils peuvent. C’est toujours plus que ce que font nos États », abonde Thomas Sommer-Houdeville.
Mais leur action a déjà des répercussions concrètes, au sommet comme à la base de la société. La gauche européenne s’est unie – écologistes, sociaux-démocrates et gauche radicale – pour demander la libération de l’équipage et une action des États européens à la hauteur de la catastrophe humanitaire.
Depuis Nice (Alpes-Maritimes), Emmanuel Macron a dénoncé lundi soir le « scandale » et la « honte » du blocus humanitaire à Gaza, quand le ministre des affaires étrangères appelait, selon son porte-parole lors d’un point presse le 10 juin, « le gouvernement israélien à permettre l’accès immédiat, massif et sans entrave de l’aide humanitaire à Gaza ».
C’est un acte concret qui montre qu’il est possible de ne pas plier face à la politique israélienne.
Pourquoi, alors, la France n’arrête-t-elle pas de livrer des armes à Israël, comme l’ont illustré les dockers de Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), qui ont refusé la semaine dernière de charger trois conteneurs remplis de composants militaires destinés à Israël ? Pourquoi, aussi, a-t-elle accepté d’accueillir, lors d’un salon d’armement, plusieurs entreprises qui revendiquent de produire des armes utilisées par Israël à Gaza ?
« Le président de la République manque de courage pour leur verrouiller la porte, de la même manière qu’il semble reculer sur la reconnaissance de l’État palestinien, dénonce le communiste Jean-Paul Lecoq. Il entre dans l’espace de la complicité par l’inaction. Il faut donc que le peuple français se lève et lui donne le courage qu’il n’a pas : on ne veut pas être complices de ces crimes. »
« L’action de la flottille met les États au pied du mur, c’est elle qui oblige Emmanuel Macron à parler de “scandale”. Sans elle, il n’aurait pas été amené à se prononcer sur ce sujet-là, de cette manière-là », analyse encore Olivier Besancenot.
L’ancien candidat à la présidentielle du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), comme le député PCF, connaissent bien ce puissant mécano politique qui relève de l’internationalisme le plus concret : en 2011, ils avaient aussi fait partie de l’équipage de la deuxième Flottille de la liberté.
Celle-ci, composée de plusieurs bateaux, souhaitait déjà mettre en lumière, par la force de l’exemplarité, le blocus imposé par Israël à Gaza depuis 2007. Leur bateau, le Dignité Al-Karama, avait, lui aussi, été arraisonné par l’armée israélienne.
« La flottille n’est pas une fin en soi, mais un moyen pour ramener au sujet fondamental : une population est en train d’être affamée dans le cadre du génocide, de manière pensée et réfléchie. Le contexte n’était pas aussi violent à l’époque », témoigne Olivier Besancenot.
C’est l’une des raisons du retentissement de cette mission aux yeux de l’opinion publique. Alors que les massacres se prolongent à Gaza sans qu’aucune action politique ne semble être enclenchée pour y mettre un terme, l’action concrète, aussi symbolique soit-elle, force le respect et invite à dépasser le sentiment d’impuissance.
« Tout le monde avait conscience du peu de chances que le bateau avait d’arriver à Gaza, mais c’est un acte concret qui montre qu’il est possible de ne pas plier face à la politique israélienne. Ça explique l’élan de mobilisation depuis deux jours », explique Annick Coupé, dont le bateau avait été arrêté en Grèce en 2011.
De l’oxygène sous la chape de plomb
Les railleries de la droite et de l’extrême droite, à l’instar d’un Laurent Wauquiez moquant « une mise en scène digne d’Hollywood » ou du Figaro Magazine prétendant que Rima Hassan « rejoue La Croisière s’amuse », ont d’autant plus couvert de honte leurs auteurs que l’opinion publique était informée, à l’inverse, du danger réel encouru par l’équipage.
« Face à un gouvernement israélien prêt aux pires choses, il y a toujours un risque », observe Annick Coupé. En 2010, la première flottille s’était soldée par dix morts abattus par les commandos de l’armée israélienne.
Thomas Sommer-Houdeville y était et a consigné ce récit dans un livre, La Flottille. Solidarité internationale et piraterie d’État au large de Gaza (La Découverte, 2011). Il se souvient : « Les dix morts assassinés par les Israéliens avaient fait trembler l’État d’Israël : Nétanyahou [qui était déjà premier ministre – ndlr] avait dû s’excuser auprès d’Obama, ça avait mis beaucoup de monde dans la rue et redonné un coup de fouet au mouvement propalestinien de manière générale. C’est à partir de là que la répression s’est accélérée, car les gouvernements craignent ces démonstrations de leurs mensonges, de leur impuissance et de leur cynisme. »
Depuis, les flottilles se sont succédé avec plus ou moins de visibilité, mais la stratégie est restée la même. Elle prouve aujourd’hui de manière éclatante toute son efficacité. « Face à une telle asymétrie militaire, l’action non violente est toujours la meilleure des armes, souligne l’écologiste Jérôme Gleizes, engagé sur la flottille de 2011. Elle démontre qu’il y a un blocus, que Gaza n’est pas libre, que Tsahal [l’armée israélienne – ndlr] ne respecte pas le droit de la mer et elle casse l’histoire écrite par le gouvernement israélien. »
Bien sûr, rien ne garantit que la mobilisation se poursuive et s’élargisse encore, tant il est vrai que le niveau de répression vis-à-vis du soutien à la Palestine en France – des universités à la rue, en passant par les enceintes politiques – fait peser une chape de plomb sur le mouvement.
La tentative persistante du maire de Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire) Gilles Platret d’interdire le drapeau palestinien en est la dernière démonstration. Mais, au minimum, un début de réveil s’esquisse. « Les mobilisations par le bas arrivent progressivement à faire basculer le regard qu’on porte sur ce qui se passe à Gaza, une génération se politise, il faudra désormais compter dessus », conclut Olivier Besancenot.
Mathieu Dejean