Figure de proue du mouvement pour la décroissance : Kohei Saito Photo : Basso Cannarsa/opale.photo/laif
À la mi-mars, des scientifiques se réunissent au sein du groupe de travail « Zukünfte der Nachhaltigkeit » (les futurs de la durabilité) de la Société allemande pour la recherche à Hambourg pour discuter des politiques publiques de planification et de la sortie de la croissance. Pendant l’intervention du philosophe japonais Kohei Saito, l’ambiance de la réunion devient plus sombre. Saito se demande comment l’économie et l’émancipation pourraient être envisagées en cas d’effondrement climatique. Il poursuit ainsi les réflexions de son livre à succès « Moins ! La décroissance est une philosophie" (Le Seuil 2024)
taz : Monsieur Saito, il y a cinq ans, vous voyiez poindre à l’horizon le marxisme de la décroissance : un virage vers une société qui fonctionnerait en harmonie avec les ressources naturelles limitées de la Terre - et dans laquelle tout le monde aurait pourtant assez. Dans la conférence que vous venez de donner, vous avez émis l’hypothèse que l’avenir se résumera au mieux à une économie de guerre. Qu’est-ce qui a changé ?
Saito : Mon livre est paru au Japon en 2020. À l’époque, il y avait un mouvement mondial pour la justice climatique. J’étais enthousiaste à l’idée que nous, les humains, pourrions peut-être apprendre et construire ensemble un nouveau monde. Avec la pandémie, les conflits se sont alors intensifiés.
Le monde est beaucoup plus divisé, les pays riches monopolisent les vaccins et continuent d’épuiser les ressources naturelles. Aujourd’hui, le fossé entre le Nord et le Sud s’est creusé et nous devons constater que nous avons en fait raté notre dernière chance. Nous nous dirigeons vers une crise mondiale qui ne cesse de s’aggraver.
« Né en 1987, Saito travaille comme professeur associé de philosophie à l’université de Tokyo sur les thèmes de l’écologie, de la critique de la croissance et de l’économie politique. Son livre Moins ! La décroissance est une philosophie » s’est vendu à plus de 500 000 exemplaires au Japon. Il a obtenu son doctorat en 2016 à l’université Humboldt de Berlin."
taz : Et maintenant ?
Saito : Je continue de penser que la décroissance est nécessaire. C’est un fait biophysique que nos ressources sont limitées et que notre monde a des limites. La voie capitaliste de la croissance et de l’accumulation continues n’est pas compatible avec cela. Nous ne pouvons plus continuer à accepter davantage de croissance.
Cependant, les réactions à ce livre m’ont fait comprendre que je n’avais pas suffisamment pris en compte le rôle de l’État. J’y travaille maintenant. Il est nécessaire de relancer le concept de communisme de guerre, que le marxiste suédois Andreas Malm continue de développer.
Il ne s’agit pas là de prendre exemple sur l’Union soviétique, mais de souligner l’importance de l’État en tant qu’instrument de planification de la transformation. Le terme « économie de guerre » a une connotation martiale, mais dans le fond, il s’agit d’une forme d’organisation.
taz : L’État doit se convertir à une économie de guerre ?
Saito : L’effondrement climatique nous oblige à abandonner ce qui est considéré comme « business as usual ». Si nous continuons comme ça, cela se traduira par moins de liberté et plus de chaos. La croissance n’est pas un scénario viable.
taz : Quel serait le rôle de l’État dans ce cas ?
Saito : Il serait complémentaire des mouvements populaires que j’ai décrits dans ce livre. Une transformation qui se ferait du haut vers le bas : planification, organisation, coopération avec les entreprises, mise en place de quotas et concentration sur les biens essentiels. Il y aura toujours des entreprises privées, l’État devra donc se concentrer sur les biens et les services indispensables.
Nous parlons là de services de base universels et d’infrastructures. Pour développer certains biens et services, l’État peut mettre en place une planification indicative : il peut par exemple encourager les entreprises à produire davantage de véhicules électriques et de panneaux solaires, ou leur donner des instructions en ce sens.
taz : Cela sonne comme une restriction de la liberté.
Saito : Il s’agit plutôt d’une redéfinition de la liberté. Nous devons partir en effet de l’hypothèse d’un effondrement climatique. Nous perdrons alors le type de liberté que nous considérons aujourd’hui comme allant de soi dans le capitalisme. L’un des concepts centraux de la décroissance pointe vers une autre liberté : il ne s’agit pas de consommer et de produire davantage. Cela n’est pas un modèle de liberté et encore moins d’émancipation.
Il me semble qu’une nouvelle conception radicale de la liberté est la première condition d’une transformation. Et nous en avons besoin pour passer de la maximisation de l’accumulation du capital à un système qui fait le choix de quelque chose qui, autrement, est mis de côté dans le capitalisme. Cela pourrait être le temps libre, la protection sociale, la nature ou la communauté.
Nous devons nous diriger vers une forme d’autosuffisance qui crée une plus grande marge de manœuvre en respectant les limites de la planète. Et cela ne signifie pas que nous devons renoncer à notre capacité de décision. Pour moi, le moment de liberté se situe dans le choix entre le nécessaire et l’inutile.
taz : Au sens de Friedrich Engels, selon qui « la liberté est la compréhension de la nécessité » ?
Saito : Aujourd’hui, se contenter de se laisser guider par ses penchants subjectifs revient tout simplement à légitimer une consommation accrue. Nous pouvons acheter de nouvelles choses. Cela fait plaisir. C’est bien sûr une forme de liberté. Mais elle n’a pas d’avenir. Ou peut-être un avenir qui finira dans la barbarie. Donc, si on doit planifier, restreindre et réglementer, cela a tout l’air d’une négation autoritaire de la liberté.
Mais l’histoire regorge d’exemples d’époques dont nous pouvons tirer des leçons, et dont il ressort que la régulation et la limitation étaient considérées comme des formes de liberté. Et pas le fait de suivre son instinct animal. Si l’on replace cette définition plutôt philosophique de la liberté dans la tradition des Lumières, il n’y a pas lieu d’avoir si peur des limites et de la régulation.
Face à l’état d’urgence climatique toujours plus pressant, il faudra trouver une toute autre façon d’organiserl’économie.
taz : De nos jours, beaucoup de gens craignent pour leur niveau de vie, ont peur de perdre leur travail, leur logement. Cela pousse beaucoup d’entre eux à voter pour des partis de droite autoritaires.
Saito : Pour la majorité des gens, la perpétuation du capitalisme tel qu’il existe aujourd’hui signifie la perte de logements et d’emplois - il y aura moins de toutes les bonnes choses dont les gens profitent. Or, beaucoup de gens se méprennent sur le problème et sur ses causes. Ils croient que c’est à cause du ralentissement de la croissance que nous avons plus d’insécurité et de pauvreté.
Mais en réalité, c’est à cause du capitalisme contemporain que nous avons plus d’insécurité, plus de pertes et plus d’instabilité. Parce qu’il met le parc immobilier à porté de la spéculation financière, qu’il menace les emplois et qu’il crée des goulets d’étranglement.
taz : Comment cela pourrait-il changer ?
Saito : La prochaine pandémie pourrait être plus durable. Nous allons connaître davantage de catastrophes naturelles et nous aurons moins d’eau. Les prix des denrées alimentaires et de l’énergie vont augmenter, tout comme l’inflation. Cela signifie que nous pourrons moins consommer. Cela ouvrira des perspectives. Les gens vont se rendre compte que nous devons renoncer au consumérisme. Cela pourrait changer nos vies et avoir un effet positif sur notre santé. Par exemple, parce qu’en ce moment, nous mangeons tout simplement trop de viande et de malbouffe.
Cependant, sans régulation, ce sont surtout les super-riches qui continueront à faire comme si de rien n’était. Cela susciterait chez les gens l’impression d’être traités injustement et le sentiment que les coûts des ravages provoqués par le changement climatique sont inéquitablement répartis, ce qui alimenterait encore plus la frustration. Les partis d’extrême droite en profiteraient. Une perspective préoccupante.
taz : Le scénario d’une économie de guerre ne permet pas vraiment de se sentir soulagé...
Saito : Je suis conscient que la terminologie que j’utilise pose problème. Je travaille actuellement à en déterminer les fondements. Ce qui m’importe fondamentalement, c’est de montrer que le capitalisme crée la pénurie et que la décélération crée plus de sécurité. Mais la transformation ne peut se faire qu’avec des collectifs et des communautés locales de base. Il importe que l’État intervienne pour assurer la régulation des biens communs essentiels soustraits à la logique marchande, tels que le logement, l’alimentation ou la mobilité.
Il ne pourra le faire que s’il y est poussé par une pression politique. Nous devons être bien conscients que les intérêts du capital ne coïncident pas nécessairement avec ceux de la majorité des gens. Ce que je voudrais faire comprendre dans un premier temps, c’est quelque chose de très simple : c’est le capitalisme qui est un problème fondamental, pas la décroissance.
taz : Pourquoi la décroissance n’a-t-elle pas encore réussi à s’imposer ?
Saito : Dans une société qui a besoin d’une croissance continue pour fonctionner, il est presque impossible de diffuser avec succès les idées de décroissance. Je pense que 10 % des gens se rendent compte que la croissance continue ne peut plus fonctionner. Mais ils seraient bien plus nombreux à dire que le problème n’est pas la croissance, mais la répartition. Ils pensent donc que si l’on avait une croissance avec une meilleure répartition, tout irait bien.
taz : Les questions de répartition renvoient à des problèmes sociaux concrets auxquels il semble possible de s’atteler directement...
Saito : Si l’on prend en compte l’écologie, les choses se compliquent considérablement. J’ai soutenu le Green New Deal dans le passé, car je pensais qu’il était possible qu’une sorte d’État providence puisse mettre en œuvre une meilleure politique verte et ainsi permettre plus d’emplois, plus de sécurité et une décarbonisation globale.
Mais les questions écologiques sont bien plus compliquées. Nous savons qu’un capitalisme vert ne parviendra pas assez rapidement à découpler les niveaux d’émissions polluantes de la croissance du produit intérieur brut. Et chacun doit se rendre compte que le problème, c’est la consommation excessive dans les pays du Nord. Ce qui fait manifestement la difficulté du capitalisme vert, c’est qu’il n’est tout simplement pas attrayant de dire aux gens : « Ne mangez pas trop de viande, ne prenez pas trop l’avion. »
taz : Comment faire pour que les gens adoptent un nouveau comportement, se tournent vers la nature, les loisirs et l’esprit communautaire ?
Saito : Cela ne peut se faire que de manière collective. Nous devons d’abord construire des communautés, une société civile, nous mettre en réseau au niveau local. C’est là que l’on peut ressentir et constater que les marchandises et l’argent ne font pas tout. C’est là que l’on peut trouver des moyens de vivre différemment, en créant un sentiment de stabilité et de solidarité avec des personnes que l’on apprécie et qui partagent les mêmes valeurs. Et développer de nouvelles valeurs.
Sans ce mouvement ascendant, un mouvement descendant est tout simplement impossible. Mais il en faut aussi un. Face à l’urgence climatique croissante, il faudra rapidement trouver une toute autre forme d’organisation économique. C’est là que l’État entre en jeu.
Entretien avec Lennart Laberenz