La vie d’une femme au Cameroun coûterait-elle 52 000 francs CFA, soit 79 euros ? C’est la question que les féministes camerounaises posent depuis qu’un tribunal de Douala a condamné un homme à seulement cinq ans de prison avec sursis et une amende dérisoire de 52 000 francs CFA, pour avoir porté des « coups mortels » à son épouse. La victime, Diane Yangwo, était enseignante dans un lycée et mère de trois enfants. Tuée le 18 novembre 2023, elle avait 31 ans.
Juste après le prononcé du jugement, le 1er avril, la famille de Diane Yangwo a crié sa colère devant les grilles du tribunal. Son avocate a rapidement interjeté appel, tout comme le ministère public, ce qui a bloqué la libération du mari, Éric Bekobe, en détention provisoire. « Nous sommes dépassés », a expliqué aux médias un frère de Diane Yangwo, d’autant plus choqué que c’est une juge qui a rendu la décision.

Diane Yangwo est morte sous les coups de son mari le 18 novembre 2023, elle avait 31 ans. © Photo DR
Depuis, des organisations de défense des droits des femmes qui suivaient le procès et l’ont médiatisé, des journalistes, des avocat·es, des artistes, des personnalités politiques multiplient les réactions sur les réseaux sociaux, dans les médias, par des communiqués, et expriment à leur tour leur stupeur face à une telle clémence. Certain·es dénoncent un « permis de tuer » délivré par la juge, tandis que d’autres fustigent une justice « au service des bourreaux et des maris tueurs de femmes », comme l’a écrit la militante féministe Caroline Mveng.
Le gouvernement, lui, reste silencieux.
Des coups portés en public
« Dans ce pays, on peut donc s’en sortir aussi facilement après avoir ôté la vie de quelqu’un ? », réagit Viviane Tathi Yende auprès de Mediapart. Cette juriste, elle-même « survivante » de violences, a cofondé et coordonne l’association Sourires de femmes, qui apporte un appui aux femmes victimes de violences et mène des actions de plaidoyer auprès des pouvoirs publics. Elle confie avoir aujourd’hui une « impression de fatigue immense ».
Si l’affaire suscite autant d’intérêt et d’indignation, c’est grâce à la mobilisation des militantes féministes, mais aussi parce que les faits pour lesquels Éric Bekobe a été jugé se sont déroulés devant témoins, dans un lieu public, et avaient été aussitôt rapportés par les médias.
Alors qu’ils se trouvaient tous les deux dans un établissement sanitaire où l’un de leurs enfants était hospitalisé, Éric Bekobe avait tabassé son épouse, à coups de poing et de pied. Puis il l’avait traînée sur le sol pour la mettre dans le coffre de sa voiture. Un homme assistant à la scène était alors intervenu. Diane Yangwo était décédée quatre jours plus tard de ses blessures. Une autopsie a conclu à une mort « des suites de violences physiques compliquées d’hémorragie interne abdominale ».
L’enquête a montré que Diane Yangwo était régulièrement victime de violences conjugales, qu’elle avait déposé plusieurs plaintes. Selon des témoignages, le mari proférait couramment des menaces de mort. Lors du procès, ce dernier a plaidé coupable, mais a nié avoir eu l’intention de tuer, ce que le tribunal a visiblement pris en compte.
« Si des violences connues de tous et commises devant témoins sont traitées de la sorte par la justice, cela veut dire que celui qui en commettra sans témoin sera systématiquement déclaré non coupable et carrément acquitté », enrage Viviane Tathi Yende. S’il la scandalise, le verdict ne la surprend cependant pas : plusieurs autres affaires de féminicide se sont conclues de manière similaire ces dernières années. « Il y a une inégalité au détriment des femmes et des filles. Non seulement les lois ne sont pas parfaites, mais celles qui existent peinent à être appliquées comme il faut. Et les premières personnes qui payent pour ça, c’est nous. »
Le déni des violences
Le problème dépasse la seule sphère judiciaire. Les associations féministes sont régulièrement confrontées à des réactions de déni quand elles parlent des risques de féminicide. « On nous dit qu’il ne faut pas demander à l’épouse victime de violences de quitter son foyer, qu’il ne faut pas détruire la famille, que le mari va finir par se calmer… », explique Viviane Tathi Yende. Ce discours est tenu aussi bien par les hommes que par les femmes : « Quand vous confiez à votre mère que vous êtes battue dans votre foyer, elle vous répond : “Le mariage, c’est comme ça : ton père m’a tapée et il continue même à le faire, mais je ne suis pas partie pour autant.” »
Une enquête du réseau Afrobaromètre publiée fin 2024 a montré qu’une « nette majorité de Camerounais approuvent le recours à la force physique par les hommes à l’encontre de leurs épouses ». Pour ce qui concerne les féminicides, le Cameroun ne fait pas figure d’exception : selon les Nations unies, l’Afrique a enregistré en 2023 le plus grand nombre absolu et relatif de meurtres de femmes et de filles commis par un partenaire intime ou un membre de la famille de la victime.
La tolérance vis-à-vis de ce type de violences se traduit aussi pour les femmes, souvent déjà en situation de précarité, par une difficulté d’accès à la justice, tient à préciser Viviane Tathi Yende : « On vit dans une société dans laquelle les hommes ont généralement plus de moyens financiers que les femmes. Ils ont donc plus de facilités à échapper à la justice » – et ce, d’autant plus que l’institution judiciaire est connue pour être l’une des plus corrompues du pays. « Diane Yangwo, par exemple, venait d’un milieu défavorisé par rapport à son mari et sa belle-famille. Elle subissait à la fois un ascendant financier et psychologique », rapporte la militante.

© Collectif Stop féminicides 237
Pour alerter leurs concitoyens de la gravité de la situation, Sourires de femmes et plusieurs autres associations ont créé en 2023 un collectif, « Stop féminicides 237 ». Objectif : comptabiliser et médiatiser les cas de féminicides afin de montrer l’ampleur du phénomène et pousser l’opinion publique et les autorités à réagir. Fin mars, Stop féminicides 237 avait déjà recensé dix-sept « femmes et filles tuées » pour 2025, soixante-dix en 2024, soixante-huit en 2023.
La mobilisation paie
La mobilisation autour de « l’affaire Diane Yangwo » peut laisser penser que ce travail de sensibilisation commence à porter ses fruits. Jamais n’a-t-on autant parlé de féminicide au Cameroun qu’en ce début avril. Les voix appelant à faire évoluer la législation n’ont jamais été aussi nombreuses. « Il est temps que nous prenions des mesures sévères pour prévenir les féminicides et toutes les formes de violence à l’égard des femmes au Cameroun », clame une pétition lancée le 2 avril.
En 2023, un collectif d’associations, déplorant le silence et l’inaction du gouvernement, avait déjà demandé qu’une loi spécifique contre les féminicides soit adoptée. « Il ne se passe plus une semaine sans qu’on évoque un fait tragique de crime rituel, de féminicide, de viol ou autre maltraitance ayant entraîné la mort d’une femme ou d’une jeune fille. […] Les conjoints, compagnons ou parents sont devenus les bourreaux pour leurs propres épouses, compagnes ou filles », avait reconnu à cette occasion la ministre de la promotion de la femme et de la famille, Marie-Thérèse Abena Ondoa.
Depuis, les associations n’ont rien vu de concret. La ministre est silencieuse. Une conférence de presse que la délégation régionale de son ministère devait donner à Douala le 8 avril a même été annulée, sans explication. Sans doute les autorités veulent-elles éviter d’encourager la mobilisation dans le contexte politique actuel : une élection présidentielle doit se tenir en octobre, à laquelle le président Paul Biya, 92 ans et au pouvoir depuis 1982, sera vraisemblablement candidat.
Fanny Pigeaud