C’est l’une des rares organisations de ce type qui sont toujours en vie après 20 ans de naissances et de disparitions à gauche de la social-démocratie en Europe. En fait, elle a également failli succomber, après avoir touché le fond avec 2,7 % de soutien électoral aux élections européennes de la mi-2024, suite à l’éclatement d’une scission à sa droite, au cours de laquelle Sahra Wagenknecht a quitté le parti avec neuf autres député.e.s, entraînant la dissolution de son groupe parlementaire au Bundestag (chambre basse) en décembre 2023.
Les résultats des élections fédérales de février 2025 marquent donc un tournant inattendu dans l’histoire du parti. C’est aussi le seul rayon de lumière dans cette obscurité provoquée par la victoire de la droite et la progression impressionnante des fascistes de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD). Les quelque 8,8 % de voix obtenues par Die Linke, soit plus de 4 millions de voix, soit près du double des résultats obtenus lors des élections précédentes, sont l’expression non seulement d’une conjoncture favorable (le gouvernement SPD, Verts et FDP enregistrait 80 % d’opinions défavorables en septembre 2024), mais aussi d’une stratégie qui a su exploiter ce qui n’était au départ qu’un potentiel. Cette stratégie n’a pas été improvisée. Elle était en gestation depuis près d’un an et demi et elle a tiré parti des événements pour aboutir au résultat électoral de février. Certains éléments de cette stratégie représentent une véritable nouveauté et marquent l’émergence d’une méthodologie d’intervention électorale différente, basée sur l’activité de la base du parti, en interaction avec les mouvements sociaux et en privilégiant le contact direct avec la classe travailleuse urbaine, sans l’intermédiaire de la presse, de la télévision ni des réseaux sociaux.
Reconstruction et antiracisme
Le départ de Sahra Wagenknecht et des personnes qui allaient ensuite former l’alliance qui portait son nom (BSW) a fait souffrir le parti au niveau institutionnel et de nombreuses ressources économiques associées aux appareils régionaux et à la fraction parlementaire ont été perdues. Cependant, cette scission a eu un effet bénéfique sur la perception que les secteurs de la gauche et des mouvements sociaux avaient de l’organisation. À partir d’octobre 2023, date du départ de Wagenknecht, une première vague d’adhésions au parti s’est produite. Des secteurs de la gauche sociale liés aux mouvements de soutien aux personnes réfugiées et à la lutte contre le racisme - ce qui, en Allemagne, a un caractère propre dans le cadre de l’antifascisme - ont applaudi ce départ. En novembre 2023, l’appel « Wir jetzt hier » (« Nous maintenant ici ») lancé par des personnes se considérant comme appartenant au mouvement autonome, désignait explicitement le départ de Wagenknecht comme l’occasion de refonder le parti sur une orientation plus populaire et plus militante. L’initiative autour de cet appel a entraîné l’adhésion de plus de500 personnes, jeunes, liées aux mouvements pour la justice climatique, le sauvetage en mer et le féminisme queer : quelque chose était clairement en train de changer dans le parti après le départ des « rouge-bruns » de Wagenknecht.
Cette première vague d’adhésions et son prolongement au cours du premier semestre 2024 ont entraîné un changement interne au sein de l’organisation. Dans de nombreux endroits, la structure du parti avait été mise à mal après le départ de Wagenknecht, mais aussi en raison du lent déclin et de la démoralisation qui s’étaient produits depuis les élections fédérales de 2021 (4,9 %, 39 sièges). En l’espace de quelques mois, les groupes locaux, qui ne comptaient plus qu’une poignée de militant·e·s, ont été rejoints par de nouveaux membres désireux de s’impliquer. Les secteurs du parti qui ont impulsé la stratégie électorale actuelle, de terrain - les courants internes les plus à gauche - ont alors compris qu’une nouvelle opportunité s’ouvrait pour reconstruire l’organisation sur des bases différentes de celles de la dernière décennie. L’arrivée de nouvelles personnes était la condition nécessaire à un renouveau.
Par ailleurs, plusieurs éléments conjoncturels faisaient de Die Linke la seule organisation ayant un profil clairement antiraciste. Depuis le second semestre 2023, le SPD et les Verts avaient déjà adopté les positions de la CDU en matière d’immigration, parlant même de « déportations massives ». C’était là une réponse à la montée de l’AfD, qui avait aussi conduit à la sortie de Wagenknecht, avec ses positions anti-immigration comme pierre angulaire. Soudain, Die Linke devint la seule formation à ne pas prôner les expulsions. Cette position a été renforcée par la direction, alors assurée par Janine Wissler, qui a décidé de soutenir une tête de liste pour les élections européennes de la mi-2024 qui soit le reflet de cette nouvelle image de l’organisation. En outre, il y a eu un renforcement programmatique de l’opposition aux contrôles sur l’immigration et en faveur d’une politique migratoire des portes ouvertes. La co-candidate en tête pour les européennes, Carola Rackete, capitaine de bateau et activiste, connue pour ses opérations de sauvetage en haute mer, a obtenu un mauvais résultat aux élections, mais sa candidature a montré que les structures du parti avaient compris l’importance de s’ériger en « seule et unique offre » antiraciste de tout le panorama électoral. Dans le prolongement de cette évolution interne, après l’été 2024, les secteurs les plus à gauche du parti ont également compris la nécessité de faire le lien entre la prochaine campagne fédérale - alors prévue pour septembre 2025 - et l’antiracisme et l’action directe contre l’AfD. Renforcer le message selon lequel Die Linke était la dernière ligne de défense institutionnelle contre l’offensive de l’extrême droite et le racisme des autres partis. Les mobilisations, en grande partie spontanées contre les affaires racistes impliquant l’AfD, n’ont fait que renforcer cette conviction. La gauche du parti a impliqué l’organisation dans les campagnes de protestation et de blocage contre l’AfD. Au cours de l’automne et de l’hiver, avant et pendant le congrès de l’AfD à Riesa, un certain nombre de candidat.e.s et de député.e.s les plus à gauche du parti ont été directement impliqué.e.s dans ces mobilisations.
Une fois qu’Olaf Scholz eut hâtivement convoqué les élections pour la fin février 2025, les événements se précipitèrent et les secteurs du parti les plus ancrés dans les mouvements sociaux firent un pari risqué. Ils ont établi un dialogue direct avec des organisations et des mouvements sociaux. Parmi eux, l’espace des organisations de jeunes pour la justice climatique, le mouvement universitaire Studis gegen Rechts (Étudiants contre la droite), les larges alliances antifascistes et les organisations autonomes, dont la plus importante est Interventionistische Linke (Gauche interventionniste). Le message de ce secteur du parti était clair : Die Linke est la seule organisation qui consacre des ressources aux mouvements sociaux ; ses militants participent à ces initiatives ; soutenir Die Linke, c’est freiner l’AfD ; par conséquent, ces mouvements doivent soutenir électoralement Die Linke. Le bon travail que la gauche du parti effectuait dans ces milieux depuis des années a porté ses fruits et, après de nombreuses réunions, des plateformes et des mouvements entiers se sont positionnés en faveur de Die Linke. Dans les semaines qui ont précédé le jour du vote, ce sont en grande partie les militants et militantes de ces mouvements et organisations qui ont revêtu la chasuble rouge du parti et ont effectué le porte-à-porte si déterminant qui a été la clé des bons résultats électoraux.
Changement de stratégie électorale : le phare de Leipzig
Tant la direction sortante de Janine Wissler et Martin Schirdewan que la nouvelle direction élue en octobre 2024, avec Ines Schwerdtner et Jan van Aken à sa tête, ont promu un changement de stratégie électorale. Au sein de Die Linke, la direction de l’organisation et celle de l’activité parlementaire sont séparées. D’où cette situation paradoxale où les parlementaires fédéraux et régionaux ont une activité politique qui ne va traditionnellement pas au-delà des positions de la social-démocratie de gauche, tandis que la direction du parti, élue par la base, présente des manifestes et déploie des activités nettement plus à gauche que ses parlementaires. Face à la paralysie et au découragement que la scission de Wagenknecht a provoqués au sein du groupe parlementaire, la direction du parti a accepté les propositions des courants de gauche et a élaboré un nouveau plan en vue des élections fédérales de 2025. L’acceptation des propositions des secteurs de gauche n’a pas été automatique et ne s’est pas appuyée uniquement sur une « volonté de changement » de la part de la direction, confrontée à la probabilité d’une catastrophe électorale que tous les analystes prédisaient à Die Linke.
Les secteurs les plus à gauche du parti, lors de ce renouveau interne qui était en cours dans de nombreuses régions d’Allemagne grâce à cette augmentation des adhésions (un sujet qui mériterait un article à lui seul), ont décidé de leur côté de mettre en place des initiatives qui pourraient servir de « phare » en vue d’une réorientation des campagnes électorales. De nombreuses personnes rattachées à cette aile gauche et mouvementiste du parti travaillent depuis des années dans le domaine syndical où elles appliquent le nouveau modèle dit de l’« organizing ». Cela a permis à de nombreux jeunes cadres du parti de faire leurs armes dans des batailles syndicales de masse avec le syndicat Ver.di, comme celle du mouvement des hôpitaux de Berlin et d’autres régions allemandes, la réussite de la convention du secteur public de 2023 ou, auparavant, les luttes de Ryanair. Cet apprentissage de la conception et de l’exécution de stratégies de campagne a été l’un des piliers qui a permis de réaliser une « expérience pilote » lors des élections régionales de Saxe en septembre 2024, précisément dans la circonscription de Leipzig 1, qui compte environ 60 000 inscrit.e.s. Dans cette circonscription, l’aile gauche du parti avait réussi à écarter en interne le jeune candidat pro-sioniste Michael Neuhaus, au profit d’un autre jeune candidat, Nam Duy Nguyen. Nam Duy, fils d’immigrés vietnamiens en ex-RDA, dont le parcours a été marqué par une vie de lutte contre le racisme (la Saxe est un bastion de l’extrême droite et l’AfD y a obtenu 30,63 % lors de ces élections régionales), représentait les secteurs du parti bien ancrés dans les mouvements sociaux et liés aux nouveaux activistes qui ont rejoint le parti au cours de l’année dernière. Sa campagne fut basée sur l’établissement d’un contact direct avec l’électorat de sa circonscription, grâce à un porte-à-porte à grande échelle effectué par des militant.e.s formé.e.s aux discussions en tête-à-tête. Comme ce sera le cas plus tard lors des élections fédérales, les plus de 300 personnes qui ont participé à sa campagne - dont beaucoup venaient d’autres régions d’Allemagne et logeaient dans un « camp activiste » installé pour l’occasion à la périphérie de Leipzig - n’appartenaient pas seulement à Die Linke, mais aussi à d’autres mouvements sociaux : écologistes, antiracistes et pour le droit au logement. La campagne de Nam Duy a frappé à plus de 40 000 portes, permettant des conversations directes avec les habitant·e·s sur leurs préoccupations afin de les convaincre de choisir Die Linke. Le résultat a été la victoire de Nam Duy avec 39,8 % des voix au scrutin direct, dépassant largement les 20,2 % obtenus par la liste du parti. Dans cette circonscription, la CDU avait remporté ce vote direct lors des deux élections précédentes et Die Linke n’avait jamais dépassé les six mille et quelques suffrages directs. Nam Duy a été élu avec un peu plus de 18 000 voix, multipliant par trois les suffrages obtenus par le parti auparavant. Cette campagne de « contact rapproché » avec les électeurs du centre de Leipzig a été, comme l’a reconnu par la suite la direction du parti, ce qui les a convaincus qu’un autre type de campagne était possible et nécessaire au vu des mauvais résultats qui s’annonçaient pour le parti. Le parti a créé un groupe spécifique au niveau fédéral dédié à l’« organizing », et a commencé à définir une intervention électorale basée sur une forte participation de la base, le contact avec l’électorat ouvrier et la mobilisation active du parti et de son environnement.
La nouvelle direction a également mis en place une nouvelle politique de communication beaucoup plus ambitieuse, avec de nombreuses ressources consacrées aux réseaux sociaux. Comme on pouvait s’y attendre, certains secteurs du parti ont par la suite préféré mettre l’accent sur cette nouvelle politique de communication comme étant l’élément le plus déterminant de la campagne. Nous avons déjà constaté que cette question de la politique de communication est le fétiche préféré de ceux qui éludent et minimisent l’importance de la participation et de la démocratie interne au sein des organisations de gauche.
Pré-campagne et principales revendications
L’expérience de Leipzig montre l’importance des « initiatives phares » dans les grands changements de stratégie. Cette pratique consistant à commencer par des actions à « petite » échelle avant de passer à un déploiement quantitativement plus important est également un élément clé de la pratique de l’organizing organisationnel sur le terrain syndical. Un autre élément caractéristique de l’organizing est la formation méthodique et approfondie des militants et militantes, qui vise à réduire au minimum l’improvisation et l’incertitude dans le déroulement des luttes. C’est cette logique qui a guidé la nouvelle stratégie électorale du parti pour les élections fédérales de 2025, qui s’est appuyée sur trois éléments organisationnels essentiels : la professionnalisation de diverses responsabilités dans la campagne à différents niveaux, la formation des militant·e·s dans les groupes de base et la réalisation d’une pré-campagne de « contact rapproché » destinée à sensibiliser les électeurs et électrices de la classe ouvrière aux principales revendications.
En matière d’organizing syndical, il existe un principe selon lequel, pour mobiliser le personnel d’une entreprise et construire une « super majorité » qui permette de faire aboutir une grève, il est nécessaire de disposer d’un plan crédible et de revendications qui aient un réel impact sur la vie des travailleurs et travailleuses que l’on souhaite mobiliser. C’est l’approche qui a également été retenue à grande échelle pour la campagne électorale de Die Linke, en s’inspirant également de certains éléments de ce que l’on appelle dans la tradition des mouvements sociaux américains le « community organizing ».
Ainsi, la direction a encouragé la professionnalisation des responsables de campagne, en dotant les organisations locales d’une structure et d’une capacité d’action souples et efficaces. Cette professionnalisation n’a pas seulement été mise en place au niveau des responsables de l’organisation, mais aussi au niveau des équipes de communication et de logistique, et s’est avérée essentielle pour passer d’un modèle de « bénévolat » à un modèle de réelle disponibilité des ressources et de rigueur organisationnelle. Avant de savoir que les élections auraient lieu en février et non en septembre 2025, la direction du parti, à travers son comité électoral central, a décidé de lancer une pré-campagne dont le porte-à-porte constituait l’élément central. L’objectif de cette pré-campagne était d’avoir un contact direct avec l’électorat de la classe ouvrière, de manière à pouvoir non seulement faire connaître les sections de Die Linke dans les quartiers, mais aussi identifier les préoccupations centrales des gens et les attentes concrètes que les candidats et candidates de Die Linke devaient mettre en avant.
Pour la mise en œuvre de cette pré-campagne, le nouveau département « Organizing » hébergé au Karl-Liebknecht-Haus à Berlin, le siège central du parti, s’est chargé de donner aux membres de plus de 200 groupes de base une formation ciblée sur les discussions de porte à porte, sur la sémantique et la structuration des dialogues, ainsi que sur la cartographie et l’analyse des résultats des campagnes axées sur l’intervention dans les zones urbaines. Ainsi, avec le déploiement sur le terrain de plusieurs centaines de personnes formées, la pré-campagne a permis d’identifier les préoccupations principales des électeurs de la classe ouvrière : logement, salaires, services publics... et de les décliner à une échelle plus fine, celle du quartier, afin que les candidats et candidates deviennent ensuite les porte-paroles des personnes de leur quartier. Le parti a accompagné ce travail local en sélectionnant des thèmes sociaux pour la campagne fédérale, avec un accent particulier sur le droit au logement (dans de nombreuses villes, le parti avait ouvert ses permanences pour que les locataires puissent également se faire conseiller au sujet des charges que les propriétaires facturaient sur les loyers). L’accent mis sur des revendications sociales claires a été déterminant pour positionner le parti comme la seule force de gauche dans le paysage électoral.
Même si le comité de campagne a déployé des efforts considérables, il y a eu d’importantes disparités en termes de portée, de niveau d’implication et de sections qui restaient en marge de cette nouvelle orientation. Dans certaines circonscriptions, des centaines de personnes ont fait du porte-à-porte et il est arrivé qu’il y ait trois passages dans un même groupe d’immeubles. Dans d’autres endroits, le porte-à-porte n’a été réalisé que par les militant.e.s du parti, ou il n’y a pas eu d’actions de pré-campagne. Dans les endroits où Die Linke a toujours été historiquement plus faible, ou où il y a eu des résistances internes au changement de stratégie, il n’y a même pas eu d’activités de porte-à-porte du tout.
Dans tous les cas, là où cela a été possible, la combinaison de bon.ne.s candidat.e.s direct.e.s, et d’activités favorisant la participation et le contact dans les quartiers ouvriers, s’est révélée être un levier non seulement d’une énorme puissance électorale, mais aussi un outil d’oxygénation et de dynamisation de la démocratie interne de l’organisation.
Le porte-à-porte
Au total, on évalue à 600 000 le nombre de portes auxquelles les militants et militantes du parti ont frappé pendant la campagne électorale. Ce résultat organisationnel remarquable marque le renouveau d’une pratique qui fait partie du patrimoine de la gauche, mais qui s’est perdue il y a des décennies avec la transformation des campagnes électorales en événements de marketing et de communication, et avec la déperdition du militantisme de terrain. Lors de ces tournées de porte à porte, qui, comme nous l’avons déjà expliqué, ne reposaient ni sur l’improvisation ni sur l’instinct des activistes, mais sur un modèle organisationnel défini, les représentant.e.s de Die Linke discutaient avec les habitant.e.s des quartiers de leurs problèmes, enregistraient leurs préoccupations et présentaient le ou la candidat.e de leur circonscription. Au cours de la conversation, à un certain moment, les personnes étaient invitées à dire clairement si elles voteraient ou non pour Die Linke et, dans l’affirmative, à parler à leur entourage pour leur faire voter également pour le parti. Le bilan des rencontres au porte-à-porte était répertorié par les militant.e.s à l’aide d’une application mobile spécialement conçue à cet effet, comme positif, négatif ou avec engagement à voter. Ce type de classement était essentiel, car il permettait aux équipes locales de campagne de redistribuer les efforts au jour le jour en fonction des résultats obtenus. Les promesses de vote en faveur de Die Linke se sont révélées étonnamment fiables, tout comme le facteur de multiplication qui résulte du fait de parler à une personne dans un logement et de la manière dont le message est transmis aux autres adultes qui vivent dans le même logement. Le décompte quotidien des promesses de vote permettait de mesurer la qualité des conversations (« faut-il plus de préparation ? ») et constituait une motivation pour les militant.e.s eux-mêmes, qui voyaient leur travail récompensé de manière mesurable et directe.
L’expérience pilote de Leipzig 1 a été essentielle pour appréhender la manière dont il est possible de conquérir une circonscription électorale en s’appuyant sur un groupe d’activistes bien formés et motivés. Dans cette circonscription de 60 000 habitant.e.s, plus de 41 000 foyers ont été démarchés. À Berlin-Neukölln, avec 192 000 inscrit.e.s, l’équipe de campagne de Ferat Koçak a réussi à frapper à plus de 100 000 portes. Ferat, d’origine kurde, ouvertement pro-palestinien et victime d’un attentat nazi en 2018, a été élu directement dans ce quartier à majorité ouvrière et immigrée avec 30 % des voix (à Neukölln, depuis 1992, c’était soit la CDU soit le SPD qui l’emportait) Bien que dans d’autres quartiers de Berlin, avec un porte-à-porte beaucoup plus limité, des résultats proches aient été obtenus, la force et le potentiel de mobilisation de l’équipe de Neukölln, qui a mobilisé 800 activistes pour le porte-à-porte, jettent les bases d’une intervention beaucoup plus profonde et radicale après les élections. C’est là que réside la véritable importance de cette approche des campagnes électorales. L’objectif n’est pas seulement d’obtenir un bon résultat en termes de votes. Le but principal est d’utiliser la campagne pouren sortir plus forts au niveau de l’organisation et plus enracinés au niveau local, car la vraie bataille ne se déroule pas au parlement, mais dans la vie quotidienne des quartiers et des lieux de travail. C’est ce qu’a défendu Stella Merendino, infirmière et dirigeante du mouvement de grève des hôpitaux, qui était l’une des autres candidatures directes berlinoises réunissant activistes chevronné.e.s et nouveaux profils militants. À Hambourg et dans d’autres villes traditionnellement de gauche, des candidatures directes très ressemblantes ont également été organisées et ont obtenu des résultats comparables.
Les défis de la transformation
Die Linke est sortie très renforcée des élections de février et de tout le processus qui les a précédées. Dans le contexte de l’impressionnante montée de l’extrême droite, c’est l’un des rares motifs de soulagement que nous pouvons trouver. Au-delà du vote, dans le parcours qui a abouti aux élections, Die Linke a battu tous les records d’adhésions de son histoire, dépassant les 110 000 membres. La plupart de ces adhésions ont été le fait de jeunes, comme le montre le fait que c’est le parti a obtenu le plus de voix chez les moins de 21 ans. Cependant, le profil social de ces nouveaux membres semble se concentrer chez les universitaires et les cols blancs. Deux des nouveaux députés radicaux, Ferat Koçak et Luigi Pantisano, ont évoqué, avec Nam Duy dans un article publié après les élections, le risque que le parti continue de se développer sans être représentatif de l’ensemble de la classe ouvrière. Pour faire face à ce danger, ils ont appelé le parti à continuer de se focaliser sur les conflits qui affectent l’ensemble de la classe ouvrière, avec une pratique politique capable de surmonter les divisions, en particulier entre l’Ouest et l’Est, où l’AfD est en train d’élargir sa base. Le renforcement du poids électoral dans l’Ouest, où il était plus faible, doit maintenant contribuer à améliorer encore ce message d’unification de la classe.
Die Linke dispose désormais d’un groupe parlementaire presque deux fois plus important que lors de la précédente législature, débarrassé du segment rouge-brun de Wagenknecht. Au sein de ce groupe, il existe également un noyau de plusieurs député.e ;s liés aux mouvements sociaux ou à des organisations de tradition marxiste révolutionnaire, qui remettront sans aucun doute en question la ligne parlementaire traditionnelle de l’organisation. Dans cette optique, les trois député.e ;s susmentionné.e.s proposent également de limiter les salaires et les législatures parlementaires. Le niveau pervers du montant de l’indemnité des personnes qui occupent un siège (le salaire de base au Bundestag est de 11 200 € bruts plus d’autres avantages non imposables) et la généreuse allocation de ressources dont ils disposent, transforment chaque office parlementaire en une machine qui vise à à assurer sa propre perpétuation, favorisant les conflits internes, la perte de contrôle du parti et le blocage du renouvellement (la plupart des député.e.s sont en poste depuis plus de 20 ans). Ces trois député.e.s s’engagent à limiter leur rémunération à 2 500 euros nets et proposent de fixer une limite de trois législatures pour l’ensemble du parti. Ces mesures sont importantes pour continuer à construire un « parti de classe », mais elles se heurteront sans aucun doute à une résistance interne voilée.
Dans une large mesure, la poursuite du renouvellement du parti dépendra du renforcement de l’activité à l’extérieur des institutions, ce qui permettra de redéfinir le profil de l’organisation et d’améliorer l’enracinement dans la société de ses membres. Lors de la soirée électorale, Koçak a déclaré « nous n’avons pas fait une campagne électorale, mais fondé un mouvement ». Pour valider cette affirmation, le secteur de Neukölln et d’autres dirigés par l’aile gauche du parti planifient déjà une nouvelle campagne de porte à porte. Mais ils ne veulent pas limiter l’intervention du parti au domaine social. Comme cela a été proposé lors de la récente conférence du courant interne Bewegunslinke (« La gauche des mouvements »), le défi le plus important est peut-être maintenant de consolider une politique d’intervention syndicale. De nombreux membres de Die Linke sont membres de syndicats depuis des années, mais sans pouvoir faire entendre leur voix sur leur lieu de travail ou au sein du syndicat, en proposant une structure qui leur corresponde. L’expérience de « l’organizing » que la nouvelle vague de militant·e·s du parti apporte avec elle pourrait être un premier pas vers la mise en place d’une véritable ligne d’intervention syndicale. Cette absence d’orientation syndicale est une caractéristique commune à de nombreuses organisations de la gauche combative européenne. Nous verrons si Die Linke est capable d’apporter une contribution dans ce domaine. Pour l’instant, nous pouvons déjà commencer par étudier et essayer d’e faire nôtres certaines des méthodes décrites ci-dessus : candidats et candidates issus de la base, programmes inspirés par le contact avec la classe ouvrière, antiracisme, « organizing », expériences « phares », limitation de l’appareil parlementaire... autant de pistes qui pourraient faire la différence lors d’un prochain cycle électoral.
Miguel Sanz Alcántara, Militant d’Anticapitalistas.