Les publications du V-Dem Institute se suivent, et malheureusement se ressemblent. Cette équipe de recherche, coordonnée depuis l’université de Göteborg, en Suède, produit chaque année un rapport sur l’état de la démocratie dans le monde. Et en 2025 comme lors des éditions précédentes, le diagnostic est plutôt sombre.
En comparaison avec d’autres exercices du même style, les conclusions de ce collectif ont l’avantage d’être le fruit d’un travail de plusieurs centaines de chercheuses et chercheurs. Elles et ils documentent les multiples facettes d’un régime politique : pas seulement l’organisation d’élections pluralistes, mais aussi l’égalité devant la loi, l’indépendance de la justice, la latitude laissée à la société civile organisée, le traitement équitable des genres et des groupes sociaux, etc.
Il en résulte le classement des États de la planète en quatre catégories : les « démocraties libérales » les plus abouties ; les « démocraties électorales » où les contraintes sur les exécutifs élus ont été largement relâchées ; les « autocraties électorales » dans lesquelles un pluralisme de façade est vicié par des restrictions de libertés et des institutions biaisées ; et les « autocraties fermées », qui ne s’embarrassent même pas de reconnaître des droits fondamentaux ou d’organiser des élections pour désigner les têtes gouvernementales.
Sur cette base, l’équipe du V-Dem identifie les pays engagés dans des épisodes significatifs de démocratisation ou d’autocratisation.
Illustration - Narendra Modi, Viktor Orbán, Vladimir Poutine, Donald Trump, Recep Tayyip Erdoğan et Benyamin Nétanyahou. © Photomontage Mediapart avec AFP
Le rapport publié en mars, qui documente l’année 2024, est sans appel : le monde est bien plongé dans une « troisième vague d’autocratisation », qui n’épargne aucune région ni aucun type de régime. Globale, la dégradation est particulièrement prononcée en Asie centrale et méridionale, ainsi qu’en Europe centrale et orientale. Elle n’épargne ni l’espace euro-atlantique, où sont concentrées les démocraties libérales, ni les parties du monde où les régimes autoritaires étaient déjà dominants, comme en Afrique, où se sont succédé des coups d’État réussis, et où les rares espoirs de démocratisation ont été brisés, comme en Tunisie ou au Soudan.
Par rapport à l’an dernier, seuls trois nouveaux pays sont apparus sur la liste des 19 régimes en voie de démocratisation. On y compte notamment la Pologne, dont les nouveaux dirigeants tentent de défaire l’héritage ultranationaliste et ultraconservateur du parti PiS (Droit et justice).
Moins de démocraties que d’autocraties
En revanche, une dizaine de nouveaux pays sont apparus sur la liste – bien plus longue – des 45 régimes en voie d’autocratisation. On y compte notamment l’Argentine ou la Géorgie. Le sort de ce dernier État illustre des situations régulièrement documentées par le V-Dem Institute, dans lesquelles des dégradations rapides ont immédiatement suivi des améliorations encourageantes, comme cela a été le cas récemment en Roumanie, en Arménie et au Myanmar.
Le déséquilibre entre les tendances ne date pas d’hier. Depuis 2009, le nombre d’États sur une trajectoire démocratisante est inférieur à celui des États engagés sur une pente autoritaire. Depuis, l’écart n’a fait que se creuser, si bien que « pour la première fois depuis vingt ans, le monde compte moins de démocraties que d’autocraties ».
La question des régimes « hybrides » a fait couler beaucoup d’encre, avec cette idée d’une porosité croissante entre les deux catégories intermédiaires identifiées par le V-Dem Institute. Le cas de la Hongrie, un des États champions de l’autocratisation sur les quinze dernières années, est symptomatique. Cependant, même les rangs des autocraties les plus fermées ont grossi, après s’être clairsemés entre les années 1970 et 2010. Leur nombre est ainsi passé de 22 à 35 durant la première moitié de la décennie en cours. « Presque trois personnes sur quatre,conclut le rapport, vivent dans des autocraties. C’est le plus haut niveau atteint depuis 1978. »
Et encore, le rapport actuel a été bouclé avant les dégâts infligés par Donald Trump aux États-Unis. Déjà, son premier mandat avait été associé à une dégradation brutale de l’indicateur de démocratie libérale utilisé par le V-Dem Institute. Le second, à peine commencé, se révèle encore plus spectaculaire, avec des purges dans l’administration et l’appareil militaire, des actions de l’exécutif contournant les organes législatifs, et des attaques tous azimuts contre les médias et la justice. La principale « réserve de puissance » des régimes démocratiques est en plein effondrement.
Retournement historique
Le cas états-unien est révélateur des caractéristiques de la vague d’autocratisation actuelle, analysée plus en détail par Anna Lührmann et Staffan I. Lindberg. Elle se distingue, affirment-ils, des deux précédentes vagues du XXe siècle (dans l’entre-deux-guerres, puis durant la période 1960-75). Cette vague se produit en effet essentiellement par érosion démocratique, plutôt que par coups d’État ou invasions étrangères.
Souvent, les dirigeants qui amorcent les épisodes contemporains d’autocratisation sont arrivés au pouvoir légalement. De là, ils « défont graduellement mais substantiellement les normes démocratiques, sans abolir les institutions démocratiques fondamentales ». Cela laisse de la marge à des acteurs démocratiques pour renverser la tendance, mais les statistiques ne sont pas encourageantes : quand une démocratie est sur une pente autocratique, elle a beaucoup plus de probabilité de s’effondrer qu’une autocratie sur une pente démocratisante.
À lire certains auteurs, les tendances actuelles s’inscrivent dans un mouvement historique guère surprenant.
Seva Gunitsky a ainsi montré que de nombreuses transitions démocratiques, loin de reposer sur les seules forces internes d’une société, avaient été favorisées par des changements brusques de l’ordre international, comme l’a été la chute du bloc soviétique. Or, ces transitions sont aussi les plus fragiles, susceptibles de retours en arrière. Le déclin relatif des États-Unis et de leurs alliés, sans parler de l’involution autoritaire trumpiste, ne fait qu’ajouter à cette fragilité, de même qu’il ouvre davantage de marge de manœuvre aux régimes déjà autoritaires.
Dan Slater a ajouté un autre argument important, en soulignant que les résistances populaires, dont beaucoup sont vivaces aujourd’hui, ne suffisent pas à provoquer des transitions démocratiques. En dehors des chocs géopolitiques analysés par Gunitsky, celles-ci se produisent lorsque les régimes autoritaires eux-mêmes s’essoufflent, perdant leurs capacités de répression et de cooptation, et leurs éventuels appuis extérieurs. C’est ce qui s’est passé, avance le politiste, pour les dictatures soutenues respectivement par les États-Unis et l’Union soviétique dans les années 1970 et 1980, lorsque ces deux puissances se sont retrouvées encalminées au Vietnam et en Afghanistan.
La chute de la dictature syrienne de la famille Assad correspond à ce genre de scénario, mais reste un cas bien isolé. Ces dernières années, la tendance est plutôt à la diversification et à l’intensification des outils de contrôle et de répression des populations.
Tout se passe comme si les précédentes vagues de démocratisation s’étaient épuisées, tandis que l’autoritarisme aurait retrouvé une force propulsive nouvelle, grâce à des rhétoriques revanchardes et identitaristes, l’impression d’un « monde fini » nécessitant des stratégies agressives à l’égard des autres peuples, et la perte de puissance et de crédibilité des « gendarmes du monde » occidentaux.
Face à une telle vague autocratique, la défense du droit ne saurait être à géométrie variable (par exemple en sanctionnant le régime de Poutine mais pas celui de Nétanyahou). Le soutien aux États agressés par les grandes puissances exportatrices de normes autoritaires se révèle tout aussi important. Mais le plus difficile, pour les démocraties libérales encore préservées, consiste à répondre suffisamment aux besoins de leur population, dans un contexte d’essoufflement structurel des économies capitalistes, pour reproduire leur légitimité et exercer un pouvoir d’attraction.
Fabien Escalona