Mutique, fermé, grave, mais sans plus. Nicolas Sarkozy s’est faufilé derrière les bancs des avocats de la défense, puis il a quitté sans un mot la salle d’audience, sans marquer de pause non plus, devant le mur de caméras qui l’attendait à l’extérieur. Le Parquet national financier (PNF) vient de requérir sept ans d’emprisonnement contre lui. Sept ans. Ainsi, on peut être visé par une peine de sept ans de prison et ne pas réagir. Ne pas laisser filtrer la moindre émotion. S’éloigner gravement comme un guerrier. Ou un « bandit ». Même pas mal.
Sans réponse de sa part, le mur de caméras s’est tristement incliné vers le sol, avant de se redresser face au communicant de l’ancien président, Guillaume Didier, annonçant la sortie de ses avocats. Me Christophe Ingrain, les traits tirés, dénonce des « peines hors sol », mais il admet « qu’on ne peut pas dire que Nicolas Sarkozy s’attendait à autre chose », compte tenu de la teneur des réquisitions qui ont débuté mardi.
« Nicolas Sarkozy a contesté les faits dans leur intégralité et ne semble pas prendre la mesure de la gravité des atteintes à la probité qui lui sont reprochées, malgré une condamnation désormais définitive pour corruption et trafic d’influence [dans l’affaire Bismuth – ndlr] », a signalé le procureur Sébastien de La Touanne.
Nicolas Sarkozy au tribunal de Paris, jeudi 27 mars. © Photo Alain Jocard / AFP
Plus tôt, des avocats de tous bords pronostiquaient déjà des réquisitions de sept ou huit ans de prison. « Les peines doivent être conformes à la gravité des faits,commente Vincent Brengarth, avocat de partie civile pour l’ONG Sherpa. Quand on reproche un pacte de corruption avec un régime sanguinaire, je ne vois pas comment ne pas demander sept ans. » Sur le fond, le PNF juge qu’il est « parfaitement établi » que Nicolas Sarkozy « a agi en dehors de ses fonctions de ministre d’État, ministre de l’intérieur, pour conclure un pacte de corruption avec Mouammar Kadhafi ».
Corruption de haute intensité
Vers 16 heures, dans l’attente de la lecture de la dernière partie du réquisitoire, pour beaucoup un moment historique, la salle d’audience, bondée, bouillonnait littéralement des discussions entre journalistes, avocates et avocats de tous bords et parties civiles. L’équipe de défense de Nicolas Sarkozy, absent le matin et jusqu’en milieu d’après-midi, faisait cercle autour de lui, têtes baissées, comme une équipe de volley auprès de son coach. Au bout d’un moment, Nicolas Sarkozy a rejoint sa place, où il a fait tourner son stylo entre ses doigts.
Les bancs des prévenus semblent s’être vidés. Après les défaillances de Claude Guéant, hospitalisé, et de Brice Hortefeux, rappelé par un deuil familial, l’intermédiaire Alexandre Djouhri s’est fait porter pâle pour raison médicale. Dans un silence de cathédrale, le procureur Sébastien de La Touanne, filiforme et sévère, se lève et prend finalement la parole, à côté des deux autres mousquetaires de l’accusation, Quentin Dandoy et Philippe Jaeglé, assis près de lui.
« Madame la présidente,commence-t-il, durant ces douze semaines d’audience, nous avons examiné dans le détail l’ensemble des faits reprochés aux treize prévenus, dont un certain nombre sont absents aujourd’hui. » En plus des prévenus « excusés », l’intermédiaire Ziad Takieddine, l’ancien dignitaire libyen Bachir Saleh et le milliardaire saoudien Khaled Bughsan sont aussi recherchés et sous le coup de mandats d’arrêt internationaux.
« Un tableau très sombre d’une partie de notre République s’est dessiné », marqué par « une corruption de haute intensité » qui a « tissé sa toile jusqu’aux plus hautes sphères de l’État », résume le procureur.
« On y a vu un ministre d’État, dont l’énergie et le talent politique lui permettront quelques mois plus tard d’obtenir la confiance d’une majorité des Français, s’engager, aux côtés de son plus proche collaborateur Place Beauvau [Claude Guéant] et de son ami de trente ans [Brice Hortefeux], dans une quête effrénée, à la recherche des financements nécessaires à la satisfaction de ses ambitions politiques dévorantes. »
Un « pacte de corruption faustien » a ainsi été conclu « avec un des dictateurs les plus infréquentables de ces trente dernières années », avec l’appui d’un premier « agent de corruption », l’introducteur de l’équipe Sarkozy en Libye, Ziad Takieddine.
- Nicolas Sarkozy : sept ans d’emprisonnement, 300 000 euros d’amende et une peine de cinq ans d’inéligibilité.
- Claude Guéant : six ans d’emprisonnement, 100 000 euros d’amende, confiscation de l’appartement acquis (725 925 euros) et une peine de cinq ans d’inéligibilité.
- Béchir Saleh : six ans d’emprisonnement, maintien du mandat d’arrêt et 4 millions d’euros d’amende.
- Ziad Takieddine, intermédiaire : six ans d’emprisonnement, maintien du mandat d’arrêt et 3 millions d’euros d’amende.
- Alexandre Djouhri, intermédiaire : cinq ans d’emprisonnement, 4 millions d’euros d’amende et cinq ans d’interdiction de gérer.
- Wahib Nacer, banquier : quatre ans d’emprisonnement, 1 million d’euros d’amende, confiscation de contrats d’assurance-vie (427 745,49 euros) et cinq ans d’interdiction de gérer.
- Brice Hortefeux : trois ans d’emprisonnement, 150 000 euros d’amende et une peine de cinq ans d’inéligibilité.
- Thierry Gaubert : trois ans d’emprisonnement, 150 000 euros d’amende et une peine de cinq ans d’inéligibilité.
- Khaled Bughsan, homme d’affaires saoudien : trois ans d’emprisonnement, dont un an avec sursis, maintien du mandat d’arrêt et 4 millions d’euros d’amende.
- Ahmed Salem Bughsan, homme d’affaire saoudien : deux ans d’emprisonnement, dont un avec sursis, et 4 millions d’euros d’amende.
- Édouard Ullmo, ancien directeur chez Airbus : trois ans d’emprisonnement, dont deux avec sursis, et 375 000 euros d’amende.
- Éric Woerth, député : un an d’emprisonnement aménageable et 3 750 euros d’amende.
Le parquet a en outre acté l’extinction de l’action publique contre Sivajothi Rajendram à la suite de son décès.
Ce pacte « signe la négation des devoirs de probité et d’exemplarité qu’attendent légitimement nos concitoyens à l’égard de leurs dirigeants » et « heurte la mémoire des victimes de ce dictateur sanguinaire », estime Sébastien de La Touanne. En propos liminaire, le procureur a d’ailleurs demandé que soient jugées recevables les constitutions de partie civile des familles des victimes de l’attentat contre le DC-10 de la compagnie aérienne UTA orchestré par la Libye en 1989, « en raison de l’existence d’un préjudice personnel, direct et certain ».
Dans « le tableau sombre » du procureur figure aussi « un haut fonctionnaire, à la carrière préfectorale en apparence exemplaire », Claude Guéant, qu’on a vu « se compromettre aux côtés d’un terroriste condamné par contumace à la réclusion criminelle à perpétuité [dans le dossier du DC-10 – ndlr] », Abdallah Senoussi, beau-frère de Mouammar Kadhafi, puis « réceptionner des valises de billets à des fins de financement politique, et enfin se perdre dans des manœuvres financières complexes servant son seul enrichissement personnel ».
Un « second agent de corruption », Alexandre Djouhri, est apparu aussi, éloigné « de ses anciennes connexions dans le milieu du banditisme », fort de « ses réseaux politiques en France et à travers le monde » ; il a été « reçu à 59 reprises à l’Élysée, dont les locataires ont pu profiter de son expertise » – sous la présidence de Nicolas Sarkozy.
Une réponse ferme
La République s’est « pliée en quatre pour accueillir sur notre sol un des agents publics étrangers impliqués dans le pacte », Bachir Saleh, ancien chef de cabinet de Mouammar Kadhafi, « puis s’est démenée pour l’exfiltrer quand sa présence devenait gênante », rappelle encore le procureur.
Le tableau sombre est celui de « l’opacité financière, [d]es sociétés offshore, [d]es paradis fiscaux, [d]es banques d’affaires », qui se sont « mis au service de la corruption », rendant difficile, voire impossible pour la justice de reconstituer les flux financiers illicites. Le procureur a aussi demandé au tribunal de déclarer recevables les constitutions de parties civiles des associations anticorruption Sherpa, Anticor et Transparency International France, très actives à l’audience.
À toutes les étapes de cette enquête, les juges se sont heurtés à l’omerta d’un clan soudé. « La position qui a été celle des prévenus depuis le début de l’audience, mais aussi au cours des dix années d’information judiciaire, n’aura pas permis de comprendre comment ils ont pu en arriver là,déplore Sébastien de La Touanne, et quels étaient les ressorts de ce système. »
Le représentant du PNF dit qu’il préfère croire « qu’il s’agit là d’un système hérité d’une époque révolue », et qui n’était que « celui d’un petit groupe d’individus, dont les errements appartiennent désormais au passé ».
« Quelle réponse pénale apporter aux nombreuses et graves infractions à la probité reprochées aux différents prévenus ?,interroge-t-il. Cette réponse doit pour nous être celle de la fermeté et de la justice. Une réponse ferme, à la hauteur de la gravité des faits, et de l’attente légitime de justice de nos concitoyens face à ces comportements. »
Assis non loin du procureur, Nicolas Sarkozy, une jambe repliée sur l’autre, toise les magistrats avec lassitude. C’est son tour.
« Il est parfaitement établi que Nicolas Sarkozy a agi en dehors de ses fonctions de ministre d’État, ministre de l’intérieur, pour conclure un pacte de corruption avec Mouammar Kadhafi, dictateur dont nous avons rappelé les agissements, poursuit Sébastien de La Touanne. Il n’a pas hésité à s’appuyer sur son principal collaborateur Claude Guéant et sur son ami Brice Hortefeux, ministre délégué aux collectivités locales, pour parvenir à ses fins et obtenir la remise par les caciques du régime kadhafiste de fonds publics libyens par l’intermédiaire de Ziad Takieddine et [de] Thierry Gaubert, ces fonds étant utilisés dans le cadre du financement de la campagne présidentielle de 2007. »
L’ancien président hoche la tête en signe de désapprobation, se tournant brièvement vers ses avocats. Le procureur expose qu’une fois élu président de la République, Nicolas Sarkozy a « poursuivi l’exécution du pacte de corruption en détournant les moyens de sa fonction pour favoriser les intérêts du régime libyen et exfiltrer Béchir Saleh », également poursuivi.
« Homme politique de premier plan, maire, président de conseil général, député, député européen, ministre, ministre d’État, président de la République, Nicolas Sarkozy était tenu à un devoir d’exemplarité et d’intégrité, poursuit Sébastien de La Touanne. Au regard de la gravité des faits, de la personnalité du prévenu et de l’état de son patrimoine, seules des peines d’emprisonnement et d’amende fermes seront susceptibles d’assurer la protection de la société, de prévenir la commission de nouvelles infractions et de restaurer l’équilibre social. »
Compte tenu de la nature des délits reprochés, qui touchent « plus particulièrement à la probité des agents publics », il convient, en outre, de « priver l’intéressé de certains de ses droits civiques, civils et politiques », relève Sébastien de La Touanne.
La contribution des autres acteurs du pacte de corruption est aussi résumée. D’abord celle de Claude Guéant, « impliqué dans tous les volets » du dossier, et qui s’est « personnellement enrichi par la corruption et le trafic d’influence ». L’ancien directeur de cabinet a « participé à la préparation, à la conclusion et à l’exécution du pacte de corruption », en relation étroite avec Ziad Takieddine. Il est aussi « impliqué, en lien avec Alexandre Djouhri, dans la prétendue vente des tableaux, la vente de la villa Mougins, ainsi que dans le volet Airbus ».
« Préfet, directeur général de la police nationale, directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy, secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant était tout comme Nicolas Sarkozy tenu à un devoir d’exemplarité et d’intégrité », relève le procureur.
Brice Hortefeux, le fidèle lieutenant, le « frère » de Nicolas Sarkozy, a lui aussi participé à la préparation du pacte « en détournant les moyens de ses fonctions de ministre délégué aux collectivités territoriales ». Puis, « par la remise des coordonnées bancaires du compte Rossfield à Abdallah Senoussi, à l’occasion d’un voyage officiel en Libye en présence du bénéficiaire économique de ce compte, Ziad Takieddine, il a participé à la mise à exécution de ce pacte », résume le procureur.
En 2006, cinq millions d’euros sont versés par le canal de Senoussi sur le compte Rossfield afin de soutenir la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy.
Une défense de clan
Durant l’audience, les deux proches de Nicolas Sarkozy ont prétendu tous les deux avoir été « piégés » par Ziad Takieddine, qui les aurait entraînés contre leur gré chez Abdallah Senoussi, sans pouvoir expliciter sérieusement quels auraient pu être l’enjeu ou les ressorts de ce « piège ». L’ancien président a souscrit à la même théorie, en déplorant qu’ils aient été piégés, par naïveté. Une défense de clan.
« Nicolas Sarkozy aurait peut-être pu reconnaître ou expliquer certaines choses, s’interroge Vincent Ollivier, avocat de familles des victimes du DC-10. J’ai eu l’impression que son principal objectif n’était pas de convaincre le tribunal, mais plutôt d’essayer de convaincre l’opinion publique, pour maintenir sa place dans l’histoire. On ne peut pas poursuivre ces deux objectifs simultanément. Il n’a pas accepté le débat judiciaire. Notamment en soutenant qu’il ne connaissait rien à rien ou, par exemple, qu’il ne connaissait pas Takieddine. »
Ses avocats sont aussi restés en retrait, laissant à l’ancien président le soin de se défendre. Seul. Et mal. À l’ancienne. Dans un entretien au journal Le Parisien, jeudi, Nicolas Sarkozy affirme vouloir démontrer son « innocence ». « Je ne vais pas quand même avouer quelque chose que je n’ai pas fait ! Est-ce que ce que je dis est faux ? », s’interroge-t-il.
Il conteste avec la même vigueur sa condamnation définitive pour corruption dans l’affaire Bismuth… « J’ai été condamné pour une intervention qui n’a jamais été faite, en échange d’un service qui n’a jamais été demandé ni rendu… Je suis certain qu’on gagnera devant la Cour européenne. »
« L’ex-président a la conviction que les Français l’ont compris,analyse la journaliste du Parisien Marion Mourgue. Il en veut pour preuve les ventes de ses livres, les sollicitations qu’il reçoit, les messages dans la rue, les demandes de selfie quand il court, les politiques qui défilent dans son bureau. »
À 16 h 49, quelques minutes seulement après sa sortie de la salle d’audience, l’équipe de Nicolas Sarkozy diffuse un communiqué sur ses réseaux sociaux. Il y dénonce les « constructions intellectuelles », « imaginées par l’accusation ». La riposte est hors sol.
« Le Parquet national financier persiste depuis 13 ans à essayer par tous les moyens possibles de prouver ma culpabilité dans l’affaire du prétendu financement libyen, se plaint l’ancien président. Aucun des faits mis à jour [sic] et soulignés par ma défense durant l’audience devant le tribunal correctionnel ne pouvait ébranler ce postulat idéologique de base [sic]. »
Selon lui, « la fausseté et la violence des accusations » et « l’outrance de la peine réclamée » par le parquet ne visent « qu’à masquer la faiblesse des charges alléguées ». Lors d’une audition par les juges, en octobre 2022, il avait eu cette phrase plus ambiguë : « Je ne prends pas du tout cette histoire à la légère, mais les apparences sont pour moi, elles ne sont pas contre moi, sauf à ce que je mente et que vous trouviez quelque chose, mais pour le moment ça n’est pas le cas. »
Karl Laske