Budapest (Hongrie).– Mi-février, la branche hongroise de l’ONG Transparency International a choisi les locaux quasi déserts de l’université d’Europe centrale, à Budapest, pour dévoiler à la presse son classement annuel des pays en matière de corruption. Une poignée de journalistes et quelques représentant·es d’ambassades étrangères se sont rassemblé·es dans une petite salle de l’emblématique institution fondée par le milliardaire George Soros, qui sous les coups de boutoir de Viktor Orbán a rapatrié la majeure partie de ses activités à Vienne (Autriche) au début de la décennie.
Pour la troisième année consécutive, la Hongrie est le pays de l’Union européenne le plus corrompu, partageant la 82e place du classement avec Cuba, la Tanzanie et le Burkina Faso.
Cet « indice de perception de la corruption » est en lui-même très contestable et d’autres études, par exemple de la Banque mondiale, peignent un tableau moins sombre. Mais de toute façon, pour balayer ses résultats du revers de la main, il a suffi au gouvernement hongrois de souligner que Transparency International est financé à la fois par la fondation Open Society de George Soros, sa bête noire, et par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID).
« Cet indicateur n’est rien d’autre qu’une arme politique pour discréditer ceux qui s’opposent à l’ordre mondial libéral », a par exemple réagi Zoltán Kovács, secrétaire d’État aux communications et aux relations internationales.
De la même façon, le film documentaire qui expose l’enrichissement éhonté du clan Orbán, visionné sur YouTube par trois millions de personnes en dix jours (La Dynastie, sous-titré en anglais), ne risque pas d’ébranler non plus les convictions du camp « orbaniste ». Selon la propagande gouvernementale, une Ukraine voulant déstabiliser la Hongrie serait derrière, et les journalistes hongrois de Direkt36 qui l’ont produit seraient à la solde des démocrates américains.
L’Ukraine n’a rien à voir avec cela, mais ce petit média, qui produit les meilleures enquêtes journalistiques en Hongrie et représente un véritable contre-pouvoir, complète effectivement les microdons de ses lecteurs et lectrices par une multitude de subventions publiques et privées en provenance des États-Unis. Son journaliste vedette, Szabolcs Panyi, véritable machine à scoops, a bénéficié de bourses pour des formations aux États-Unis. Cela lui vaut l’accusation d’être un agent de la CIA de la part des médias du pouvoir.
Ces derniers omettent que Viktor Orbán, comme beaucoup d’autres jeunes prometteurs au sortir du communisme, a lui aussi été « biberonné » aux dollars, avec des bourses de la fondation de George Soros, pour étudier un semestre à Oxford (Royaume-Uni) et faire un voyage de découverte des États-Unis.
La « gauche dollars »
Dès le début des années 1990, les pays de l’ancien « bloc de l’Est » ont été copieusement arrosés par les fonds américains, du gouvernement comme de fondations privées. A fortiori la Hongrie, pays d’origine de George Soros, qui en a fait le laboratoire de sa « société ouverte ». Il s’agissait de faire émerger, aussi rapidement que possible, le couple alors triomphant de la démocratie libérale et de l’économie de marché, et d’arrimer les « pays de l’Est » au monde occidental.
Trois décennies plus tard, la fondation Open Society a presque déserté la région (à l’exception de l’Ukraine) et le tandem Trump-Musk a gelé, peut-être de manière définitive, les 40 milliards d’aide au développement de l’USAID et toutes les autres aides publiques.
Grâce au site usaspending.gov, créé en 2007 pour assurer la transparence des financements accordés par le gouvernement états-unien, il est très facile pour les équipes de Donald Trump d’identifier les récipiendaires de l’USAID. Chaque jour les médias hongrois pro-Orbán brocardent ceux qui ont touché quelques milliers de dollars par-ci, ou quelques dizaines de milliers de dollars par-là, pour lutter contre la ségrégation des Roms, pour les droits des personnes LGBTQ+, ou encore contre les violences faites aux femmes.
Tout l’argent provenant des États-Unis doit être rendu public et ceux qui le reçoivent doivent être sanctionnés. - Viktor Orbán, premier ministre hongrois
Lors des dernières élections législatives, en 2022, le mouvement de Péter Márki-Zay, candidat unique d’un bloc anti-Orbán, a été financé à hauteur de 5,7 millions d’euros par Action for Democracy, une ONG créée par des Hongrois·es aux États-Unis pour « soutenir la société civile en première ligne dans les pays où la démocratie est menacée ». Un rapport des services secrets hongrois conclut qu’elle a servi de couverture à un financement du National Endowment for Democracy, une fondation privée américaine bipartisane (soutenue par les républicains et les démocrates) financée par le budget fédéral. L’ONG dément.
La somme est dérisoire par rapport aux moyens illimités dont dispose la Fidesz, le parti au pouvoir, qui a presque fusionné avec l’État et asséché les sources de revenus de ses concurrents. Mais suffisante pour mobiliser la droite contre la menace extérieure et sa cinquième colonne, « la gauche dollars ».
Viktor Orbán se frotte les mains de voir se tarir ces sources qui alimentent une myriade d’ONG, vestiges du libéralisme politique en Hongrie et poils à gratter pour son gouvernement national-conservateur. Dans une longue diatribe, le 7 février sur la radio publique Kossuth, il a menacé : « Tout l’argent provenant des États-Unis doit être rendu public et ceux qui le reçoivent doivent être sanctionnés. […] Les personnes impliquées devront faire face à des conséquences juridiques. »
Le dirigeant magyar n’est pas le seul sur cette ligne. En Slovaquie, Robert Fico traite les dizaines de milliers de manifestant·es qui défilent régulièrement contre lui comme des agent·es à la solde de Soros. En Roumanie, la chaîne privée TV Romania mène une campagne de diffamation contre les ONG actives contre la ségrégation des Roms (peu ou prou les mêmes qu’en Hongrie), et Călin Georgescu, candidat d’extrême droite apparu au premier tour d’une élection présidentielle annulée en décembre, cible directement les « sorosistes ».
Une société civile bâtie « par le haut »
Ces médias et ONG ressemblent aujourd’hui aux derniers îlots de progressisme dans un océan national-conservateur qui ne cesse de monter. « On a mis en place des projets de société civile par le haut, qui se sont superposés à la société. Cela a été une opportunité pour l’élite intellectuelle de l’époque de se convertir au libéralisme, mais sans véritablement l’enraciner », analyse Gautier Pirotte, sociologue à l’université de Liège (Belgique), auteur d’une thèse de doctorat intitulée « L’invention des sociétés civiles en Europe de l’Est ».
Le chercheur pointe le fait que « les associations et ONG n’ont pas été créées par générosité, mais comme un instrument de l’intégration dans l’UE. Elles ont été arrosées pour faire passer les réformes – démocratiques et de l’économie de marché – qui semblaient souhaitables pour les Occidentaux triomphants. Les mouvements populistes surfent sur la déception d’une partie des populations vis-à-vis de la transition économique, mais encore plus sur le non-enracinement de ces modèles et l’incapacité de populariser les ONG, perçues plus comme des organisations de services que comme des mouvements populaires, sociaux. »
Dans l’opposition, rares sont les voix critiques de ce modèle. Parmi ces dernières, celle de Csaba Toth, journaliste pour le média de gauche Mérce : « Cet argent n’est pas de la charité. L’ingérence politique américaine en Europe, j’ai pu le constater, a rendu certaines ONG, médias et mouvements politiques paresseux et moins réceptifs aux sentiments et à la demande populaires. Ils ne se souciaient plus tant des gens dont ils se sentaient responsables que des goûts et des exigences de leurs donateurs. »
Pour autant, ces organisations aujourd’hui sur la sellette remplissent des tâches essentielles. Elles produisent de l’information pour contrer la puissante propagande étatique, fournissent des avocat·es aux demandeurs et demandeuses d’asile, assurent la scolarisation de Roms marginalisé·es, portent devant les justices hongroise et européenne les cas de discrimination envers les minorités, etc. Ce sont elles encore qui porteront l’affaire devant la justice pour permettre la tenue de la trentième Budapest Pride en juin, que le premier ministre Viktor Orbán vient d’annoncer vouloir interdire.
Les médias au cœur de la tempête
En Europe centrale, les médias sont particulièrement affectés par les coupes américaines. Reporters sans frontières estime que « Trump plonge le journalisme dans le chaos » sur la base d’une fiche d’information de l’USAID, selon laquelle l’agence a financé, à travers le monde, la formation et le soutien de 6 200 journalistes, 707 médias non étatiques et 279 ONG du secteur des médias. L’ONG rappelle aussi que le Congrès des États-Unis réservait 268 millions de dollars cette seule année pour soutenir « les médias indépendants et la libre circulation de l’information ».
Les fonds de l’USAID ne sont pas les seuls gelés. En Hongrie, une enveloppe d’un demi-million de dollars de l’ambassade des États-Unis, à destination de vingt-deux médias en ligne indépendants du gouvernement, a été annulée. Ágnes Urbán, directrice de l’ONG Mérték, chargée de leur distribution, estime que « ces subventions sont hyper importantes en Hongrie car tout le marché médiatique est tronqué », pointant un marché de la publicité « presque mort ».
Ces subventions, explique-t-elle, ne finançaient pas les opérations courantes mais seulement les projets de développements techniques et la consolidation des communautés de lecteurs et lectrices. « Ces médias ne vont pas cesser d’exister du jour au lendemain, mais leur capacité d’existence à long terme est remise en cause », selon elle.
Déchaîné par le retour de Trump à la Maison-Blanche, Viktor Orbán jure de faire rendre gorge à ces « agents étrangers », ces « empoisonneurs de puits » payés pour « faire tomber le gouvernement ». Il s’attelle déjà à de nouvelles lois restrictives, a-t-il annoncé le 22 février dans un discours sur l’état de la nation à la tonalité fort inquiétante.
Corentin Léotard
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