Certes, les partis traditionnels de centre-droit et de centre-gauche ont enregistré des résultats historiquement bas, les sociaux-démocrates (SPD) n’obtenant que 16,4 %, leur plus mauvais score depuis 1887, et leurs homologues chrétiens-démocrates (CDU) 28,5 %, un résultat moins mauvais que la dernière fois, mais qui reste le deuxième plus mauvais de leur histoire. Pourtant, étant donné l’ampleur de la crise économique et du malaise social et politique que connaît le pays, alors que l’Allemagne entre dans sa troisième année consécutive de récession et que les experts estiment qu’il manque entre 500 milliards et 1 000 milliards d’euros d’investissements publics, ces piliers de l’Ordnung de l’après-guerre s’en sont remarquablement bien sortis. Comparé aux 1,75 % des socialistes et aux 4,78 % des républicains lors des dernières élections présidentielles françaises, on pourrait même dire qu’ils ont fait un sans-faute.
Néanmoins, même si le centre a réussi à se maintenir, il penche de plus en plus à droite. La CDU, qui reste le parti le plus important au Parlement et qui est prête à gouverner le pays dans une nouvelle grande coalition plus précaire que jamais avec le SPD, avait déjà pris un virage réactionnaire depuis le remplacement d’Angela Merkel, l’incarnation de la modération allemande, par son rival au sein du parti, le conservateur intransigeant Friedrich Merz, en 2022. À première vue, les résultats médiocres de la CDU aux élections pourraient être interprétés comme un rejet populaire de cette dérive politique, mais lorsqu’on les associe aux 20,8 % obtenus par l’Alternative für Deutschland (AfD), c’est une image plus inquiétante qui apparaît. Plus de la moitié des électeurs ont voté pour l’une des deux formes de néolibéralisme xénophobe, qui promettent toutes deux que la solution aux malheurs du pays ne réside pas dans une augmentation des investissements publics, une baisse des loyers ou une hausse des salaires, mais plutôt dans une combinaison de restrictions budgétaires datant de la crise de l’euro et d’une intensification de la xénophobie d’État. Quels que soient les contours précis du prochain gouvernement fédéral, la marche à suivre est claire. Bien que l’AfD reste pour l’instant en dehors des allées du pouvoir, sa montée en puissance fournit à Merz un excellent levier pour faire pression sur son partenaire minoritaire de coalition, qui est à la dérive. De plus, il a déjà violé le pare-feu historique établi autour de l’extrême droite en se servant du soutien parlementaire de l’AfD pour faire adopter de nouvelles restrictions en matière de migration.
Les résultats des ex-partis au pouvoir ont été mitigés : les Verts ont conservé un score à deux chiffres malgré leur image de « néolibéraux à vélo », tandis que leurs partenaires encore plus néolibéraux, les « Démocrates libres » du FDP, sont désormais voués à l’oubli politique après avoir été éjectés du Parlement pour la deuxième fois en douze ans. Globalement, cependant, il est clair que le projet néolibéral « progressiste » de la « coalition des feux tricolores », ainsi nommée d’après les couleurs rouge, verte et jaune des partis qui la composaient, a mordu la poussière. Le gouvernement sortant représentait la poursuite de l’ère Merkel, avec un soupçon d’Équité, diversité, inclusion (DEI) pour faire bonne mesure et un tournant vers le militarisme pur et dur après la Zeitenwende. Le chancelier Olaf Scholz, qui a fait du chemin depuis l’époque où il dénonçait les États-Unis comme le « véritable ennemi de la paix » tout en partageant la scène avec des dignitaires est-allemands, est allé jusqu’à imiter certains des tics de Merkel. La présence de Christian Lindner, partisan de l’austérité, au poste de ministre des Finances a garanti que la politique économique reste largement inchangée. Seule la ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, des Verts, a cherché à prendre ses distances avec l’administration précédente en lançant sa « politique étrangère féministe », même si il s’est avéré que ce féminisme ne s’appliquait ni aux femmes palestiniennes, ni aux Ukrainiennes ou aux Russes cherchant à protéger leurs maris, leurs frères et leurs fils du massacre sur les lignes de front.
Les élections anticipées en Allemagne semblent donc s’inscrire dans la tendance de ces dernières années. Un establishment libéral sans inspiration a été sanctionné par les électeurs pour son incapacité à lutter contre les inégalités économiques croissantes, dans un contexte où le sentiment général était que le pays allait dans la mauvaise direction. De petits ajustements politiques ici et là ont peut-être représenté, objectivement, des améliorations mineures pour certaines catégories de la population – Scholz a augmenté le salaire minimum pour contenter ses soutiens syndicaux, par exemple – mais ils n’ont pas réussi à constituer un programme de changement convaincant susceptible de consolider une base électorale fidèle. Tout comme lors de la réélection de Trump, un nombre suffisant d’électeurs a choisi de changer de camp pour se tourner vers l’AfD ou la CDU dans l’espoir que cela pourrait, au moins, faire bouger un petit peu les choses. Le manque d’ambition et d’imagination du SPD a peut-être ainsi ouvert la voie à une variante potentiellement plus dangereuse du capitalisme démocratique.
Car même si l’Allemagne se trouve sans doute encore à quelques cycles électoraux du type de paysage politique que l’on observe dans les pays voisins comme l’Autriche, où le « Parti de la liberté » FPÖ d’extrême droite est devenu la première force politique à l’automne dernier, l’idée que l’immigration est un jeu à somme nulle qui menace le niveau de vie et les moyens de subsistance des citoyens autochtones semble s’être fermement ancrée dans l’imagination populaire, en particulier chez ceux qui ont du mal à joindre les deux bouts. Les sondages à la sortie des urnes montrent que l’AfD arrive en tête parmi les travailleurs et les personnes qui estiment que leur situation économique est mauvaise, dont une majorité cite l’immigration comme principale motivation de leur vote. Mis à part les petits progrès enregistrés du côté de l’extrême gauche, de larges pans des classes populaires en Allemagne, comme dans le reste de l’Europe, semblent convaincus que l’ennemi principal ne se trouve pas chez eux, comme l’a dit un grand révolutionnaire allemand, mais en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Il ne sera pas facile de les persuader du contraire.
Le nouveau chef de l’opposition allemande est un spécimen particulièrement curieux dans le cercle des partis d’extrême droite européens. Fondée en 2013 en tant que formation « patriotique » opposée aux plans de sauvetage financiers de l’Allemagne en faveur de ses voisins d’Europe du Sud, l’AfD s’est depuis de plus en plus orientée vers une idéologie aux accents parfois sarcastiques, mais néanmoins fermement ancrée dans les valeurs du Blut und Boden, sous la direction d’Alice Weidel, une ancienne banquière de Goldman Sachs, lesbienne déclarée et mariée à une partenaire d’origine sud-asiatique. Sur le plan programmatique, le parti prône le néolibéralisme forcené que l’on peut attendre d’une ancienne de Goldman Sachs, ce qui signifie que, au-delà de sa rhétorique souvent détestable, il peut s’avérer utile à la classe dirigeante pour neutraliser toute opposition plus radicale, tôt ou tard.
Le nouveau chancelier Merz, pour sa part, fera tout ce qu’il pourra, involontairement, pour aider ce parti à atteindre cet objectif en poursuivant ce que les experts politiques de la CDU appellent un « Agenda 2030 », dont le nom rappelle l’« Agenda 2010 » mis en place par Gerhard Schröder la dernière fois que l’économie allemande était confrontée à une situation critique. Hier comme aujourd’hui, l’Agenda consiste en grande partie à réduire les impôts des riches, à geler ou à réduire les prestations sociales pour les personnes dans le besoin et à adapter le marché du travail afin de maximiser les possibilités d’exploitation et de recherche de profit. Cependant, alors que Schröder avait su rallier au moins une partie des syndicats à son programme, le présentant comme une modernisation plutôt que comme une démolition de l’État-providence allemand, les intentions de Merz ont une connotation plus sombre.
Merz a promis de s’attaquer à l’immigration illégale, « le plus gros problème » de l’Allemagne, et, ce qui est bien plus pertinent pour les finances publiques, d’augmenter massivement les dépenses d’armement. Une semaine après les élections, il a annoncé un pacte avec le SPD qui lui permettrait d’exempter les dépenses militaires du « frein à l’endettement » du pays, qui limite la dette fédérale à 0,35 % du PIB, en échange d’un fonds d’investissement dans les infrastructures unique de l’ordre de 500 milliards d’euros. Si l’argent destiné à la construction de nouveaux ponts est certainement le bienvenu, nul ne sait jusqu’où ira cette frénésie de dépenses militaires, surtout maintenant que la très désagréable conférence de presse de Trump avec Zelenskyy a suscité une sorte de réveil néo-wilsonien au sein de l’élite européenne (« Je ne connais plus de partis, seulement des Européens ! »).
L’Allemagne s’apprête donc à vivre au moins quatre ans d’offensive patronale, de traitement plus brutal des personnes qui viennent dans le pays en quête d’une vie meilleure et d’une militarisation effrénée qui aurait été impensable il y a à peine dix ans. Compte tenu de tout cela, les modestes progrès réalisés par Die Linke, une formation socialiste démocratique considérée il y a quelques mois encore comme proche de l’effondrement, sont un maigre réconfort. Et pourtant, le renouveau inattendu du parti prouve au moins que la descente dans la barbarie n’est peut-être pas inévitable. Ses 8,7 % ont largement dépassé les attentes de ses partisans les plus optimistes, et si l’hostilité de l’opposition de gauche libérale à un durcissement de la politique migratoire du pays a joué un rôle non négligeable dans cet élan, il faut également noter que le parti a mené l’une des campagnes les plus dynamiques de son histoire, en se concentrant sur des questions sociales essentielles telles que les loyers et la hausse du coût de la vie, et en améliorant considérablement son travail de terrain et sa communication numérique.
Cela n’a pas été, il faut le dire aussi, sans certaines concessions opportunistes : le génocide à Gaza est resté ostensiblement absent du message de Die Linke, malgré le soutien résolu du gouvernement allemand à Israël et les positions de principe du parti allant dans le sens contraire. Néanmoins, il faut se garder de vouloir faire du mieux l’ennemi du bien. Pour la première fois depuis au moins dix ans, Die Linke a augmenté, voire doublé, son score parmi les travailleurs et les électeurs à faibles revenus. Il a bondi à la première place parmi les jeunes électeurs, dont des dizaines de milliers ont rejoint le parti dans les semaines précédant et suivant les élections, portant le nombre de ses membres au-delà de la barre des 100 000 pour la première fois depuis les années 1990. Cette base majoritairement jeune, éduquée et urbaine ne représente peut-être pas la classe ouvrière allemande au sens propre, mais elle donne au parti de nouvelles ressources avec lesquelles travailler.
En revanche, leurs anciens camarades de l’Alliance éponyme de Sahra Wagenknecht (BSW) ont raté de peu le seuil électoral de 5 % et ne seront pas représentés au prochain parlement. Il est difficile de déterminer la raison exacte de ce revers, car l’opposition ferme du parti aux livraisons d’armes à l’Ukraine reste très populaire auprès d’une importante minorité d’électeurs. Pourtant, il semblerait qu’à mesure que la guerre s’estompait dans la conscience publique et que l’opposition à l’immigration faisait consensus entre tous les partis à l’exception de Die Linke, les arguments de fond de Wagenknecht sont devenus de moins en moins convaincants. Sa décision de participer à deux gouvernements régionaux l’automne dernier, moins d’un an après sa fondation, semble avoir déçu de nombreux partisans qui espéraient trouver en Wagenknecht une opposition plus résolue que celle de Die Linke, dont les dirigeants oscillent souvent entre le radicalisme sur la scène nationale et une attitude pragmatique, voire de conciliation, au niveau régional. Le plus décevant est peut-être que l’objectif déclaré du BSW de récupérer un grand nombre d’électeurs de l’AfD semble avoir échoué, n’en ayant détaché que 60 000.
Qu’est-ce que tout cela nous dit de l’état de l’opposition politique dans la première puissance européenne ? D’une certaine manière, on peut y reconnaître des échos du moment populiste de gauche qui a balayé le continent dans les années 2010, tout en passant largement à côté de l’Allemagne. Au moins en termes démographiques, la comparaison semble pertinente : les gains de Die Linke sont largement basés sur un soutien accru des anciens électeurs de centre-gauche et des membres de la classe moyenne professionnelle frustrés, dont les diplômes universitaires n’ont pas tenu leurs promesses d’ascension sociale. Sur le plan électoral, cette population s’ajoute à la base traditionnelle de Die Linke, composée de travailleurs à mobilité sociale décroissante et de retraité.e.s d’Allemagne de l’Est, qui, contrairement aux premières impressions, n’ont pas été entièrement perdus au profit de Wagenknecht. Mais comme quiconque a vécu les années Corbyn peut en témoigner, des centaines de milliers d’étudiant.e.s enthousiastes et fraîchement radicalisé.e.s ne suffisent pas à rajeunir le mouvement ouvrier. Il faudra investir beaucoup d’efforts dans la reconstruction et la réorientation des structures du parti vers une organisation à long terme pour qu’il ait une chance de devenir un mouvement de masse offrant une alternative significative à la marche en cours vers la « remigration » et à la guerre sans fin avec la Russie. Mais comme l’a dit un jour le ministre des Finances sortant Lindner à un journaliste de télévision lorsqu’il était encore un jeune entrepreneur, « les problèmes, ce n’est rien d’autre que des opportunités épineuses ».
Loren Balhorn