Rouen (Seine-Maritime).– Depuis septembre 2019, le nom de Lubrizol est associé au catastrophique incendie qui a vu brûler plus de 9 000 tonnes de produits chimiques et engendré un panache de fumée de 22 km, ayant voyagé de Rouen aux Pays-Bas. À cette désastreuse image s’ajoutent désormais des craintes sociales : l’entreprise états-unienne, filiale de Berkshire Hathaway, propriété du milliardaire américain Warren Buffett, a annoncé début février la suppression de 169 emplois sur son site de Rouen, qui abrite son siège français (les effectifs montent aujourd’hui à 665 personnes à Rouen et au Havre).
Le 17 février, le personnel de l’usine, dédiée à la fabrication d’additifs pour lubrifiants, a lancé un mouvement de grève spontané d’une semaine, pour faire entendre ses inquiétudes. Les négociations sur le plan de licenciements ont démarré le 3 mars.
« On savait que certaines choses se tramaient, mais pas de cette ampleur, glisse Réginald Sauvalle, de la CFDT. Le personnel a pris un gros coup sur la tête. On doit garder des forces, la bataille sera rude. » Le syndicaliste anticipe déjà une fermeture complète de l’usine, située sur la rive gauche industrielle de Rouen depuis l’après-Seconde Guerre mondiale. « On nous ment depuis plusieurs mois », attaque de son côté Francis Malandain, pour la CFE-CGC. Il estime que « des marges de manœuvre » existent pour les négociations : les syndicats espèrent obtenir une diminution du nombre de postes supprimés.
Le site de l’usine Lubrizol à Rouen. © Photo Hermann Click / Hans Lucas via AFP
L’annonce de cette saignée dans les effectifs intervient dans un contexte économique certes moins porteur qu’il y a quelques années, mais toujours favorable. « L’an dernier, Lubrizol France a réalisé plus de 60 millions d’euros de bénéfices » et les fonds propres de l’entreprise s’élèvent « à 760 millions d’euros », lâche Thierry Bazire, syndicaliste CGT, évoquant « une véritable claque et un foutage de gueule ». « On fait beaucoup d’argent », juge aussi Francis Malandain, qui dit ne pas croire la direction lorsqu’elle annonce que la société en perdra d’ici à trois ans si rien n’est fait.
Lubrizol précise à Mediapart que « selon les normes comptables françaises et pour l’année 2023 », le bénéfice a été de « 47 millions », tandis que « les chiffres de 2024 ne sont pas encore finalisés, mais seront inférieurs ». « Lubrizol France n’a pas versé de dividendes au cours des cinq dernières années, afin de garantir sa capacité d’investissement », se défend la société.
Des produits bientôt interdits en Europe
« Lubrizol France a enregistré en dix ans une baisse de plus de 30 % de ses volumes annuels de ventes en Europe », justifie aussi la société dans un communiqué de presse. L’entreprise invoque la fermeture du marché russe ou encore la contraction du marché automobile thermique.
Thierry Bazire observe ces suppressions de postes comme une première étape avant d’autres mauvaises nouvelles, à l’horizon 2030. Francis Malandain imagine la transformation du site de Rouen en un pur site de stockage revendu à un autre opérateur. « Ce projet vise au contraire à permettre aux sites de Rouen et du Havre de retrouver de la compétitivité. Si cet objectif est atteint, il permettrait de pérenniser la production de Lubrizol en Europe », soutient l’entreprise.
Le syndicaliste CGT insiste également sur les montages financiers mis en place par le groupe, pour faire remonter du cash vers sa holding au Luxembourg. En 2019, Le Poulpe (partenaire de Mediapart) avait révélé que l’entreprise était en litige avec le fisc français sur la question des transferts d’argent entre la France et le Grand-Duché. « Le volume des flux financiers est une donnée confidentielle », se borne à déclarer l’entreprise.
« Même si leur activité a tendance à diminuer, ils ont amassé un tel pognon que cela ne peut justifier de telles suppressions de postes », réagit Gérald Le Corre, pour l’union départementale CGT de Seine-Maritime. Tous les syndicalistes interrogés par Mediapart craignent une délocalisation, notamment vers l’Inde.
Il est clair que la contrainte environnementale a joué dans la tête des dirigeants.
« Des ingénieurs indiens sont déjà venus chez nous, ils ont pris des mesures », affirme Réginald Sauvalle. « On organise un transfert de savoir-faire, tranche Thierry Bazire. Ils invoquent des prétextes fallacieux pour aller ailleurs, là où ça coûte moins cher et là où les contraintes environnementales sont beaucoup moins exigeantes. »
Le syndicaliste établit un lien indirect entre les conséquences de l’incendie de 2019 et les licenciements à venir : « À Rouen, il y a certains produits qu’ils ne veulent plus fabriquer parce que le site est trop près de la ville. Ils préfèrent aller polluer ailleurs, sans inspection du travail, sans contrôles. »
Lubrizol réfute un quelconque lien entre les deux. Selon l’entreprise, seulement « 7 % de la production serait transférée vers des usines de Lubrizol aux États-Unis, en Chine et en Inde, principalement parce qu’[elle] concerne des produits qui n’ont plus d’avenir à moyen terme sur le marché européen en raison des nouvelles réglementations environnementales ».
« Il est clair que la contrainte environnementale a joué dans la tête des dirigeants », traduit Francis Malandain, citant un produit « utilisé au Havre dans une unité vouée à la fermeture, et bientôt très compliqué à manipuler en Europe en vertu des nouvelles réglementations ». « Il sera donc produit en Inde, c’est d’un cynisme sans nom », s’insurge le syndicaliste.
La sécurité en question
En matière de sécurité industrielle, le plan de licenciements devrait, selon les syndicats, avoir des conséquences négatives. De quoi raviver de mauvais souvenirs parmi les habitant·es de l’agglomération de Rouen, encore traumatisé·es par la catastrophe de 2019. « Si Rouen ne s’est pas transformé en cimetière à l’occasion de l’incendie, c’est grâce à la réactivité de plusieurs salariés qui sont parvenus à déplacer des fûts de pentasulfure de phosphore, un produit hautement toxique lorsqu’il se consume », rappelle Christophe Holleville, de l’Union des victimes de Lubrizol. « Ce plan, c’est un super doigt d’honneur pour les salariés », lâche le militant associatif.
« Le nombre de personnels concernés sera adapté au niveau d’activité des usines car la sécurité industrielle est une priorité absolue pour Lubrizol France », promet le service communication de la société.
La décision de tailler dans les effectifs intervient alors même que Lubrizol France demeure mis en examen pour différentes infractions à la réglementation environnementale en lien avec le sinistre de 2019. À cette heure, l’entreprise n’a indemnisé aucune des centaines de victimes, particuliers ou personnes morales, qui se sont constituées partie civile dans le cadre de l’information judiciaire en cours.
Sans transmettre le moindre chiffre, Lubrizol explique néanmoins qu’il « a rapidement et proactivement mobilisé des fonds de soutien pour les agriculteurs et les entreprises de la région qui ont concerné plus de 1 800 bénéficiaires ». En parallèle, l’entreprise a déjà touché plusieurs dizaines de millions d’euros en provenance de son assureur.
Les licenciements à venir sont vécus comme une humiliation supplémentaire à l’échelle du territoire rouennais. « Notre territoire a subi les nuisances liées à cette implantation industrielle. On ne peut pas accepter aujourd’hui une délocalisation qui viendrait combler une absence de préparation à la transition en laissant des centaines de familles dans le plus grand désarroi », ont écrit plusieurs élus socialistes de l’agglomération à l’attention de la ministre du travail, Astrid Panosyan-Bouvet.
Côté salarié·es, le coup est rude. « Les gens sont très mal. On voit des salariés en pleurs, il y a eu une tentative de suicide juste après l’annonce », développe Thierry Bazire, pour la CGT. Francis Malandain (CFE-CGC), rapporte que lors d’une récente réunion, les élu·es du personnel ont reproché à la direction « de mettre en danger la vie des salariés ».
Selon nos informations, Isabelle Striga, dirigeante historique de Lubrizol France, a été récemment remerciée, alors qu’elle se serait opposée à la stratégie retenue par les décideurs américains. Contactée par Mediapart, elle n’a pas donné suite. La société confirme son prochain départ mais sans vouloir en préciser les raisons.
Si la culture interne de l’entreprise, jugée historiquement paternaliste, avec peu de syndicats et de grèves, n’a jamais débouché sur des conflits sociaux durs, la donne pourrait changer. D’autant que, d’après Francis Malandain, la firme américaine se montre « particulièrement irrespectueuse » dans ses propositions financières. « C’est au ras des pâquerettes, tranche le syndicaliste. Dans ce contexte, les salariés sont prêts à se battre. »
Manuel Sanson