Le vertige produit par l’alignement entre les États-Unis de Trump et la Russie de Poutine aurait pu avoir pour effet de rapprocher les positions à gauche sur les questions internationales. Lors de la constitution de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes) puis du Nouveau Front populaire (NFP), celles-ci avaient été prudemment exclues du programme commun et renvoyées à « la sagesse de l’Assemblée nationale ».
Et pour cause : particulièrement irritantes, elles déclenchaient encore automatiquement des anathèmes classiques – « va-t-en-guerre » et « atlantistes » d’un côté ; « campistes » et « poutinolâtres » de l’autre. L’an dernier, les gauches s’étaient d’ailleurs montrées désunies lors du vote sur l’accord de sécurité bilatéral entre la France et l’Ukraine – le Parti communiste français (PCF) et La France insoumise (LFI) ayant voté contre, le Parti socialiste (PS) et Les Écologiste pour.
Depuis le début du conflit en 2022, la gauche antiguerre défendait aussi une position critique sur les livraisons d’armes à l’Ukraine sous prétexte d’anti-atlantisme. Et même sur des sujets mémoriels comme la Grande Famine ukrainienne de 1933, la gauche s’était divisée à l’Assemblée nationale – les Insoumis ainsi que deux communistes refusant de voter une résolution pour qualifier l’Holodomor de « génocide ».
© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart avec AFP
Les différends viennent donc de loin. Mais tout poussait à croire que la nouvelle donne géopolitique allait rebattre les cartes, plus personne ne pouvant considérer raisonnablement que le changement d’alliances, la déréliction de l’Europe et la surenchère impérialiste de Trump et de Poutine seraient sans effet sur ces cadres de pensée préétablis.
« On avait, historiquement, un désaccord sur l’Otan, mais depuis la semaine dernière, le campisme comme l’atlantisme sont morts », juge la députée Clémentine Autain, ex-Insoumise et cofondatrice de L’Après.
Pour elle, les conditions sont réunies pour qu’un aggiornamento à gauche soit possible : « On peut imaginer qu’on puisse avoir une doctrine commune à gauche qui ne soit ni empreinte d’esprit munichois ni prise dans un engrenage guerrier, si tant est qu’on regarde ce que nous avons en commun, c’est à-dire le soutien aux Ukrainiens, au droit international et à la démocratie, mais aussi le fait qu’on ne peut pas reconstruire notre indépendance au détriment des enjeux sociaux et environnementaux », développe-t-elle.
Absence de cadre collectif
Tous les partis de gauche, et jusqu’au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) qui dénonce dans un communiqué le « militarisme néolibéral de Macron face à Trump-Poutine », se rejoignent en effet sur ces derniers points : l’effort de défense et militaire qui peut être demandé ne doit pas être un prétexte pour détricoter les politiques sociales et écologiques.
Or les libéraux ne se cachent pas de convoiter cet objectif, à l’instar de l’ancien ministre de l’économie Antoine Armand, qui propose de prendre sur les dépenses sociales, les dépenses de santé, et le temps de travail des professeur·es ou des fonctionnaires des collectivités locales pour augmenter les dépenses de défense.
Ce travail de fond pour se doter d’une doctrine commune à gauche serait d’autant plus bienvenu qu’il retirerait une considérable épine du pied aux partis de gauche pour aller vers une candidature commune en 2027. « Il faut pousser la discussion sur le cadre européen et aller dans le détail : est-ce qu’il faut un ministre de la défense européen, une coordination ? Quid du nucléaire ? », exhorte donc Clémentine Autain.
Mais faute de cadre collectif – depuis l’épisode de la motion de censure sur laquelle les socialistes se sont abstenus, les rendez-vous du jeudi entre les chefs de partis membres de la coalition de feu le NFP ont été supprimés –, les gauches sont très loin d’avoir entamé une discussion ou même un débat entre formations.
La Macronie essaie d’imposer une unité nationale en sidérant les gens, résultat, toute nuance est pointée par les macronistes comme venant de l’ennemi.
Si les uns et les autres ne font pas preuve d’une envie débordante de se mettre au travail pour œuvrer à l’élaboration d’une feuille de route commune à gauche, c’est aussi que le diagnostic comme les solutions proposées demeurent, dans certains cas, aux antipodes. L’idée d’une solidarité européenne, justifiant de dépenser en commun pour la sécurité et de prendre des engagements mutuels à cet égard, est encore une pomme de discorde entre des forces qui prétendaient hier gouverner ensemble.
Illustration : quand l’écologiste Jérémie Iordanoff estime ainsi qu’« il faut sortir du déni et comprendre que Poutine ne s’arrêtera pas là, mais attaquera la Moldavie, les pays baltes, etc. », l’Insoumis Arnaud Le Gall juge qu’il faut se garder d’un alarmisme excessif.
« On assiste à l’organisation d’une panique qu’on a déjà connue à l’époque où on nous disait que les chars russes seraient là en 48 heures. La Macronie essaie d’imposer une unité nationale en sidérant les gens. Résultat, le débat public est compliqué et toute nuance est pointée par les macronistes comme venant de l’ennemi », critique le député LFI, membre de la commission des affaires étrangères à l’Assemblée. Selon lui, il ne peut y avoir qu’une solution diplomatique, et non militaire, au chaos actuel.
« Glissement militariste »
Le secrétaire national du PCF, Fabien Roussel, ne dit pas autre chose dans un communiqué qui plaide aussi pour une « solution diplomatique » : « Notre pays ne peut pas s’engager dans un fédéralisme européen botté et nucléarisé comme le propose Emmanuel Macron, ni en déclarant “ouvrir le débat stratégique” sur l’extension à l’échelle européenne de la couverture de la force nucléaire française. » Ce clivage entre socialistes et écologistes d’un côté, et Insoumis et communistes de l’autre, était déjà apparu en début de semaine à l’Assemblée. Et il renvoie à deux cultures de gauche construites historiquement, l’une plutôt fédéraliste, l’autre plutôt souverainiste.
Le désaccord sur l’état des lieux s’étend aux pistes à explorer pour la suite. À commencer par la mise en place d’une Europe de la défense, qui divise le bloc de gauche, et se traduit pour l’instant par l’objectif des 800 milliards d’euros de financement pour « se réarmer », validés par les Vingt-Sept le 6 mars. Jean-Luc Mélenchon s’est érigé contre cette idée en dénonçant un « glissement » depuis le début de l’invasion de l’Ukraine « de l’Europe de la paix à l’Europe de la défense, avant d’arriver à l’Europe de la guerre ».
« Il y a certes une volonté affichée de reprendre une indépendance vis-à-vis des États-Unis. Mais dès qu’il s’agit de décliner cela concrètement, on voit bien qu’il n’y a pas de consensus des Vingt-Sept sur le rapport aux États-Unis, que beaucoup continuent à considérer comme un allié »,estime aussi Arnaud Le Gall.
Nous devons donc rechercher des coalitions sur des objectifs précis et guidées par des principes communs tels que l’autodétermination des peuples.
« De plus, le réarmement annoncé à hauteur de 800 milliards d’euros bénéficiera en priorité à l’industrie états-unienne, donc accroîtra la dépendance aux États-Unis, conformément à l’idée sous-jacente derrière la demande de Trump que les Européens consacrent 5 % de leur PIB à la défense. Car la plupart des pays européens ne se sont pas donné les moyens de produire eux-mêmes. Et il n’y a d’ailleurs aucun consensus entre les Vingt-Sept pour que les dépenses d’armement aillent vers des fournisseurs européens », développe le député LFI.
Autrement dit, acheter des armes pour des milliards de dollars aux États-Unis « ne conduira pas seulement à renflouer les caisses de Trump, c’est aussi une affaire d’indépendance. Le vassal resterait le vassal », ajoute Arnaud Le Gall, qui pense encore possible « l’option d’une France non alignée et s’assurant les moyens d’une défense nationale en dehors du parapluie américain » – en mettant à contribution fiscale les plus riches notamment.
À l’inverse, chez les Verts, on estime que la seule échelle viable est celle de l’Union européenne (UE). « La France toute seule ne peut pas s’en sortir, il faut sortir de l’illusion que nous sommes une grande puissance militaire », affirme Jérémie Iordanoff, pointant le marasme de la diplomatie depuis l’arrivée de Macron à l’Élysée et la faiblesse de l’armée française eu égard aux enjeux actuels. « Reste qu’on est encore loin de la défense européenne intégrée », reconnaît-il.
Le seul niveau national ne suffira pas
La même ligne se dégage du côté des socialistes, où l’on préfère anticiper le scénario du pire que le conjurer à coups de slogans pacifistes. « Certains ont reproché au président de la République d’être trop sombre dans son allocution, mais la guerre est déjà là en Europe », a déclaré Martine Aubry depuis Lille (Nord), où elle annonçait sa démission de la mairie le 6 mars. « L’Europe, par définition, ne peut pas rompre avec les États-Unis et leur présence dans l’Otan, mais il faut faire comme si Trump décidait d’en sortir, il faut s’y préparer, et donc avoir une force de défense européenne », alertait encore l’ancienne numéro 2 du gouvernement de Lionel Jospin.
Le chef du PS, Olivier Faure, avait d’ailleurs affirmé qu’il se retrouvait « parfaitement dans ce qui a été énoncé par le chef de l’État » sur la défense européenne et la dissuasion face à la nouvelle donne créée en Europe.
Sur une position médiane, Clémentine Autain se dit quant à elle défavorable à une défense intégrée au niveau européen, mais favorable à une coordination d’actions à l’échelle européenne. « Pour faire pression sur la Russie et la Chine et s’émanciper de la tutelle américaine, on va avoir besoin d’alliés. Nous devons donc rechercher des coalitions sur des objectifs précis et guidées par des principes communs tels que l’autodétermination des peuples », dit-elle.
Mais pour que ces mots d’ordre se fassent entendre dans l’état de sidération générale créé par l’attitude de Donald Trump à l’égard de Volodymyr Zelensky, et qu’ils pèsent sur l’engrenage très militariste que prennent les choses, encore faut-il que les forces de gauche fassent un pas les unes vers les autres.
« L’un des points de désaccord fort que nous avions sur le rapport aux États-Unis est suspendu : on est d’accord sur la lecture de la présidence Trump. La situation met en revanche nos divergences sur la question européenne en avant. Mais je continue à penser qu’elles sont dépassables », espère la présidente du groupe écologiste, Cyrielle Chatelain. « La vision du monde de Poutine et le conservatisme de Trump ont des affinités idéologiques, conclut-elle. C’est une attaque contre ce à quoi on croit à gauche, des valeurs qu’on défend profondément. À nous d’y répondre. »
Mathieu Dejean, Fabien Escalona et Pauline Graulle