Montpellier (Hérault).– Elles n’ont jamais vu autant de violence, de dénigrement de leurs combats. Jamais ressenti aussi nettement les vents contraires se déchaîner contre la parole des femmes et des minorités. Et si leur moral est esquinté, la colère des féministes que Mediapart a rencontrées est décuplée face à la libération massive de la parole masculiniste, raciste, homophobe, transphobe.
« C’est le backlash, clairement, on y est », souffle Justine, 27 ans, militante au sein du collectif #NousToutes dans l’Hérault. Ce mot anglais désigne les reculs et la régression qui s’opèrent en réponse aux avancées des droits des femmes et des personnes opprimé·es. « C’est de plus en plus violent. Les hommes, en ce moment, ils se permettent tout ce qu’ils veulent, ils se lâchent... », poursuit la jeune femme.
Mercredi 5 mars, elles sont une dizaine, réunies au bar associatif Le Quartier généreux, à Montpellier, pour préparer la Journée internationale des droits des femmes et accueillir de nouvelles venues au sein du collectif. Pots de peinture, pinceaux, feutres, scotch et paillettes sont éparpillés sur une grande table, et des cartons transformés en pancartes pour la manifestation du 8 mars.
Réunies dans un bar associatif, des militantes du collectif #NousToutes 34 fabriquent des pancartes pour le 8 mars et accueillent de nouvelles militantes. © Photo Cécile Hautefeuille / Mediapart
Chacune se présente et décrit sa « colère » – le mot revient sans cesse – et son envie d’en faire quelque chose. « J’en ai eu marre de rager toute seule dans mon coin », raconte Pauline, 24 ans, casquette vissée sur la tête. « Je suis tout le temps en colère, j’ai besoin de l’utiliser », décrit Justine. « Tout cramer ? J’en ai très envie ! Mais j’ai été élevée comme une gentille petite fille », ironise Aurélie, 42 ans, tout en peaufinant sa pancarte : « Sous les paillettes, la rage ».
Salariées, étudiantes ou en recherche d’emploi, elles ont 20, 30 ou 40 ans. Toutes décrivent une période « flippante », « démoralisante », un climat rance, régressif, agressif. « Vous avez vu ? La marche nocturne du 7 mars va être interdite à Paris ! », se désole l’une d’elles. Cette marche féministe radicale est en effet été interdite par Laurent Nuñez, préfet de police, arguant de risques de « troubles à l’ordre public » en raison de la présence de collectifs de défense des Palestinien·nes. Avant d’être autorisée in extremis vendredi soir.
« Contre la montée du fascisme »
« On est très, très alertées par ces pressions politiques », réagit Emy, militante à Montpellier, révoltée de constater que les personnes qui luttent pour les droits et le bien commun sont de plus en plus présentées comme des menaces. Elle s’alarme d’une « inversion totale » des valeurs et des responsabilités. « On parle de terrorisme pour des écologistes ou des gens qui vont casser un abribus alors que les violences racistes passent crème. Il n’y a plus de repère politique pour personne. »
Emy dit aussi constater une « focalisation particulière et très dérangeante sur les personnes trans et une nette augmentation des agressions transphobes ». Et ajoute : « Il faut vraiment faire bloc face à ça. Un bloc uni, antifa, antitransphobie et contre la montée du fascisme. »
Penchées sur leurs pancartes, les féministes réunies dans le bar montpelliérain disent trouver dans le collectif « de la joie militante »,un remontant efficace en ces temps obscurs. « En ce moment, c’est comme si tu prenais des claques perpétuellement », lance Pauline. La dernière ? « Trump ! », répondent-elles à l’unisson, en levant leurs pinceaux. Aux États-Unis, la formule « Ton corps, mon choix », lancée par un influenceur masculiniste et détournant un slogan féministe, est devenue virale après l’élection de Donald Trump. Justine en a été très secouée : « J’en ai pleuré, littéralement. »
D’un bout à l’autre de la table, elles discutent de leur capacité de débattre avec des personnes qui ne partagent pas leurs valeurs. Coline n’hésite jamais à le faire, y voyant la possibilité de « planter des petites graines » en argumentant calmement. « Je t’admire… Moi je n’y arrive pas, je ne peux plus faire ça », lui répond Justine, qui raconte évoluer dans des milieux très masculins – elle est motarde et côtoie des agriculteurs dans le cadre de son métier. « Ils me sortent des dingueries, j’ose même pas vous les dire... »
Julie embraye : « Moi, l’autre jour, mon patron m’a demandé de sourire davantage en réunion, il m’a ramenée à un statut de personne qui doit d’abord être gentille », s’agace-t-elle. « T’es pas payée pour sourire mais pour faire ton taf ! », lance Pavla, qui s’est présentée plus tôt comme une « partisane de la désobéissance civile », adepte des collages féministes « et des fumigènes ».
« En fait, t’as l’impression que l’impunité totale des réseaux sociaux se diffuse dans la vie réelle, commente une autre. Les mecs se sentent libres de tout. » Outre la colère, la peur est un sentiment partagé autour de la table. « C’est fatiguant, c’est pesant », soupire Lisa. « C’est plus grand que moi, plus grand que tout... », ajoute-t-elle, évoquant des discours ambiants « presque paralysants ». Elles sentent qu’elles sont des cibles et craignent pour leur sécurité, « surtout en manif » où s’introduit l’extrême droite.
« Nous savons avec certitude que le 8 mars [...] des groupuscules identitaires, fémonationalistes et racistes menacent à nouveau de s’imposer dans les manifestations que nous organisons partout en France », souligne d’ailleurs #NousToutes dans un communiqué national, rappelant que le mot d’ordre de cette journée « est celui de la lutte contre l’extrême droite ». Le collectif vise particulièrement « l’intrusion des groupes Nous vivrons et Némésis, qui instrumentalisent les luttes féministes pour nourrir leur propagande de haine et de désinformation » et défilent « escortés par la police ».
Parler factuellement des violences sexistes et sexuelles passe parfois pour un discours radical.
Le 23 novembre, à Paris, la préfecture de police avait autorisé et encadré la participation du groupuscule de femmes identitaires Némésis ainsi que celle du collectif pro-israélien Nous vivrons à la manifestation annuelle contre les violences sexistes et sexuelles. « Ce 8 mars, leur présence est absolument non désirée et on l’a clairement fait savoir, mais Nous vivrons a reçu le soutien de la ministre en charge de l’égalité, Aurore Bergé », raconte Louise, militante du collectif Révolution féministe à Versailles (Yvelines).
« La Macronie attaque frontalement nos luttes parce qu’elles sont féministes et sociales. Leur but est d’imposer des narratifs pseudo-féministes en éliminant certaines revendications – dont celle de la justice sociale – pour recentrer le féminisme sur quelque chose qui serait complètement dépolitisé », poursuit-elle.
Les professionnelles qui œuvrent pour les droits et l’accompagnement des femmes dressent un constat fort ressemblant. « Parler factuellement des violences sexistes et sexuelles passe parfois pour un discours radical, même auprès de certaines femmes ! », s’émeut Fleur Favre, cheffe de service « conjugalité, parentalité, violences » au centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) de Montpellier. « C’est comme si dire la réalité, documentée, devenait du militantisme. Comme si on devait être gênées d’en parler. Tout ça, je ne le voyais pas avant », poursuit-elle.
Casser le modèle
Fleur Favre constate qu’à l’inverse, « les propos sexistes sont relatés comme des opinions et la liberté d’expression, brandie par leurs auteurs ». Selon elle, la pensée masculiniste monte particulièrement chez les jeunes « et il faut s’en emparer ». C’est tout le sens du travail de Zoé Piens, animatrice prévention du CIDFF sur les questions d’égalité en milieu scolaire. « Il y a de l’opposition, surtout au niveau lycée, et souvent portée par des garçons. Ils répètent des discours entendus et citent les réseaux sociaux X et TikTok comme sources. »
Lors de ces sessions, la salariée entend nombre de propos rétrogrades, appelant à laisser les femmes « à la maison » ou refusant qu’elles gagnent plus que leur mari. Les filles sont souvent moins bavardes. Certaines s’opposent quand d’autres valident les propos de leurs camarades masculins. « Quand on parle de viol, certains garçons disent aussi que les femmes sont des menteuses ou qu’elles l’ont bien cherché. J’entends également des propos homophobes, poursuit Zoé Piens. Je leur explique qu’il y a des lois qui leur interdisent de dire ça. »
Zoé Piens et Fleur Favre, salariées au CIDFF. © Photo Cécile Hautefeuille / Mediapart
Selon Fleur Favre, les repères n’existent plus. « On est en train de casser le modèle patriarcal et ça rend furieuses certaines personnes quand d’autres sont paralysées ! Des hommes nous demandent : “Mais vous voulez quoi ?” et la réponse n’est jamais assez précise pour eux. Il faudrait presque leur faire une longue liste ! Ça angoisse aussi les femmes, ce flou et les injonctions contradictoires. Il faut être sexy mais pas trop, travailler mais pas trop, être féministe, mais pas trop... »
La conseillère famille et conjugalité soupire : « Les temps sont durs, à tous les niveaux, et le moral des troupes est au plus bas, d’autant qu’il faut toujours travailler plus, avec moins de moyens. » Le CIDFF de l’Hérault, qui accompagne, informe et forme des dizaines de milliers de personnes chaque année, vit de subventions et de dons. Et tremble, face à l’austérité budgétaire.
« Les subventions baissent mais nous, on enchaîne et on a du mal à suivre », dit encore Fleur Favre, jugeant les politiques publiques « pas à la hauteur » des enjeux, malgré les belles annonces et les droits des femmes érigés en « grande cause nationale » à deux reprises par Emmanuel Macron. « Du gros bluff », balaie la salariée du CIDFF, qui se désespère aussi « des réponses juridiques pas à la hauteur et de très nombreux classements sans suite aux plaintes pour violences sexistes et sexuelles ».
Chasser le pessimisme et resserrer les rangs sont les mots d’ordre qui viennent conclure l’atelier de confection de pancartes, au bar associatif de Montpellier. Pressées de crier leur colère le 8 mars, les militantes de #NousToutes contemplent leurs slogans respectifs. « Triez vos déchets, n’en faites pas des ministres »,a peint Lisa, en réponse au gouvernement Bayrou, encore plus droitier que le précédent. Une autre résume ses pensées d’un laconique « Ta gueule » qui barre le carton en lettres rouges, quand Pauline use de sarcasme : « Je ne suis pas misandre, j’ai un ami homme. »
Cécile Hautefeuille