L’appel pour « la paix et une société démocratique », lancé jeudi 27 février par Abdullah Öcalan, aux membres de l’organisation qu’il a fondée, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), à déposer les armes et à se réunir en congrès pour décider de sa dissolution, pourrait ouvrir la voie à une nouvelle phase politique en Turquie. Emprisonné depuis 1999, il purge une peine de prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle sur l’île d’Imrali, proche d’Istanbul. Il a pourtant gardé la confiance des Kurdes comme l’ont montré, dans le sud-est de la Turquie, les scènes de joie qui ont suivi sa déclaration.
Celle-ci n’est pas réellement une surprise. C’est une réponse politique d’importance au pouvoir turc dont l’autorité est ébranlée mais qui espère profiter de la nouvelle situation régionale pour régler, à sa manière, la question kurde. Le PKK a annoncé, samedi 1er mars, un cessez-le-feu avec la Turquie. « Nous sommes d’accord avec le contenu de l’appel tel qu’il est, et nous déclarons que nous le respecterons et le mettrons en œuvre », précise encore le PKK en lettres majuscules dans un long texte rédigé en turc.
« Aucune de nos forces ne mènera d’action armée à moins d’être attaquée », affirme-t-il. Il appelle Abdullah Öcalan à diriger en personne le congrès du Parti qui procédera à sa dissolution : « Seul le leadership pratique du leader Apo peut permettre la réalisation pratique de questions telles que le dépôt des armes. Pour le succès du congrès, le leader Apo doit le diriger personnellement », souligne-t-il. Le PKK conclut, de nouveau en lettres capitales, en affirmant que « L’appel (d’Öcalan) n’est pas une fin mais un nouveau départ ».
Revirement de l’extrême droite turque
Au mois d’octobre 2024, Devlet Bahceli, leader du parti d’extrême droite de l’action nationaliste (MHP), allié au président turc Recep Tayyip Erdogan, à qui il permet de trouver une majorité au Parlement, a radicalement changé de position sur la question kurde. Il a proposé d’autoriser Abdullah Öcalan d’intervenir au Parlement afin d’appeler à la dissolution du PKK.
Le leader du MHP affirmait que la lutte contre ce qu’il qualifie de terrorisme était « essentielle ». Parvenir à un consensus politique dans le pays « est dans notre intérêt commun », ajoutait-il. Un mois plus tard, Bahceli réitérait ses propos lors d’un discours devant le groupe parlementaire de son parti à Ankara. « Si le chef terroriste veut annoncer que le terrorisme a pris fin et que le PKK a été dissous, il doit venir devant le groupe DEM et dire ces choses une par une. Je maintiens mes propos et je suis ferme dans ma proposition. »
Affirmation nouvelle, il y associait le Parti pour l’égalité et la démocratie des peuples (DEM). La veille, pourtant, le ministère turc de l’Intérieur avait démis de leurs fonctions trois maires du DEM accusés de « terrorisme » et remplacés par des administrateurs nommés autoritairement, s’ajoutant à sept autres édiles municipaux destitués par le pouvoir central.
Malgré cela, des représentants du DEM étaient autorisés à rencontrer Abdullah Öcalan, le 28 décembre. Le 2 janvier 2025, une délégation composée de trois représentants du parti s’entretenait avec le président du Parlement, Numan Kurtulmus, et le chef du MHP. Dans la foulée, le DEM s’entretenait quelques jours plus tard avec le parti islamo-conservateur d’Erdogan, l’AKP, puis le CHP, principal parti (kémaliste) d’opposition de centre-gauche. « Nous sommes à la veille d’une possible transformation démocratique en Turquie et dans la région. Le moment est venu de faire preuve de courage et de clairvoyance pour parvenir à une paix honorable », soulignait Tuncer Bakirhan, coprésident du DEM.
« Main tendue » et répression acharnée
Devlet Bahceli ne voyait auparavant « dans la « question du Sud-Est » qu’une affaire de sécurité appelant une solution militaire », comme le rappelait le sociologue turc, Ferhat Kentel, dans la revue Critique internationale. « Nous avons une opportunité historique d’avancer vers l’objectif de détruire le mur de la terreur, s’est félicité le chef de l’État turc au lendemain de l’appel d’Abdullah Öcalan. Aucun membre de cette nation, qu’il soit turc ou kurde, ne pardonnera à quiconque de bloquer ce processus par des discours ou des actions ambivalentes, comme cela s’est produit dans le passé. » Erdogan avait évoqué à plusieurs reprises la politique de « la main tendue aux frères kurdes », tout en accentuant la répression contre l’opposition, en particulier contre le parti DEM et en multipliant les arrestations de centaines de personnes – militants politiques, élus, artistes, journalistes – accusées de « terrorisme ».
On peut alors se demander pourquoi un tel changement d’attitude de la part d’Erdogan et de Bahceli. Leurs récents déboires électoraux, notamment la lourde défaite aux municipales de 2024 qui a vu des villes comme Istanbul et Ankara tomber dans l’escarcelle du CHP, soutenu notamment par le DEM, a sonné le signal d’alarme. Dans de telles conditions, la présidentielle de 2028 et l’ascension du maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu apparaissent comme périlleuse.
Erdogan espère sans doute fragmenter l’électorat kurde à la faveur d’une paix qu’il entend mener à son seul profit. D’autant que, depuis plusieurs années maintenant, son armée frappe sans relâche les positions du PKK en l’affaiblissant toujours plus. « Autrefois, le PKK était capable de mener des opérations militaires sophistiquées en Turquie, mais il n’en a plus les moyens depuis quelques années, d’autant plus que la Turquie a fait des efforts considérables en matière d’équipements », explique Bayram Balci, interrogé par l’AFP.
L’enjeu est de taille pour l’ensemble des populations de Turquie, kurde incluse. C’est ce qu’ont bien compris les dirigeants du DEM. Cette formation est l’héritière directe du Parti démocratique des peuples, le HDP, créé en 2012, rassemblant des formations de gauche et pro-kurdes. Il est coprésidé, à partir de 2014, par Selahattin Demirtas et Figen Yüksekdag. Demirtas, incarcéré depuis 2016, est partisan d’un désarmement du PKK.
Il prône une stratégie audacieuse visant à transformer le combat pour la reconnaissance du droit des Kurdes en une question nationale incluse dans un projet progressiste et démocratique plus large. Stratégie qui permet, au HDP d’obtenir 13 % des suffrages et 80 députés lors du scrutin législatif de juin 2015. Un résultat qui sera remis en cause par les manœuvres d’Erdogan. Le président turc préfère briser la trêve avec le PKK en relançant la guerre et convoquer de nouvelles élections sous de fallacieux prétextes qui aboutiront, en novembre de la même année, à un affaiblissement du HDP.
« Si les armes se taisent, Erdogan n’aura plus d’excuse »
« L’effondrement du socialisme réel dans les années 1990 pour des raisons internes et la dissolution de l’identité dans le pays, ainsi que les progrès réalisés en matière de liberté d’expression, ont entraîné une perte de sens pour le PKK, estime Abdullah Öcalan. Par conséquent, comme ses semblables, il a achevé son cycle et a rendu nécessaire sa dissolution ». L’appel du leader kurde est clair. Il vise un changement de stratégie d’où la lutte armée serait bannie. Cela permettrait, si le PKK dépose les armes et se dissout, de s’appuyer sur le DEM dans le cadre d’un processus nouveau.
Les raisons électorales ne sont sans doute pas les seules. La région se trouve prise dans un tourbillon qui se déplace très rapidement et ouvre des espaces dont le régime turc veut profiter. La chute du régime baassiste en Syrie, et le soutien apporté par Ankara aux djihadistes qui y ont pris le pouvoir, renforcent d’autant plus la domination turque que l’Iran est sortie affaiblie et possède moins d’alliés locaux. En appuyant une dissolution du PKK, Erdogan espère également affaiblir les Kurdes de Syrie. Mais c’est une option à double tranchant.
« La question du dépôt des armes est liée au PKK, elle n’a rien à voir avec nous. Mais si cette opération réussit, nous en bénéficierons. Si le PKK se dissout et dépose les armes, il n’y aura plus de danger pour la Turquie et elle n’aura plus d’excuses pour attaquer nos régions », a fait savoir Mazloum Abdi, le chef des Forces démocratiques syriennes (FDS) qui défendent l’Administration autonome du nord-est syrien (AANES) et se trouvent sous pression militaire des groupes islamistes alliés de la Turquie.
« Pour justifier son autoritarisme, quel prétexte ce pouvoir a-t-il toujours utilisé ? Le terrorisme. Si les armes se taisent, le pouvoir n’aura plus cette excuse, il devra entreprendre des réformes constitutionnelles », veut croire Öztürk Türkdogan, vice-président du DEM. C’est maintenant tout l’enjeu. Recep Tayyip Erdogan, s’il a salué les déclarations d’Abdullah Öcalan, n’a évoqué aucun mécanisme permettant d’avancer dans cette voie et ne prévoit aucun geste fort comme la libération du fondateur du PKK ou des prisonniers politiques. Les semaines qui viennent diront si l’appel d’Imrali a dépassé les murs de l’île-prison.
Pierre Barbancey