Mise en garde
Cet article fait état de violences sexuelles sur mineur·es. Sa lecture peut être particulièrement difficile.
« Ça va faire trente ans que j’attends votre appel. » Ce 23 juin 2019, la gendarmerie au bout du fil, Orianne sort de l’abîme. Au procès du chirurgien pédocriminel Joël Le Scouarnec, jugé à Vannes (Morbihan) à partir du 24 février par la cour criminelle du Morbihan pour des viols et agressions sexuelles sur 299 personnes, la quadragénaire sera la première partie civile à témoigner.
Enfant, elle rêvait que des adultes lui posent une question : « Quelqu’un t’a fait du mal ? » Mais on ne lui a jamais demandé, alors la petite fille s’est murée dans le silence. Jeune femme, elle a voulu se confier à sa mère et à son mari de l’époque, leur expliquer pourquoi la maternité se refusait à elle, pourquoi son intimité était en ruine. Elle n’aurait reçu en réponse que mépris et reproches. « T’aurais dû me le dire avant, on ne se serait pas mariés », lui aurait lancé l’homme qui partageait sa vie. Tandis que celle qui l’a mise au monde l’aurait renvoyée dans son mutisme : « T’as qu’à ne pas y penser. »
En ce mois de juin 2019, Orianne raconte à la gendarmerie ce que personne n’a jamais voulu entendre : son séjour à la clinique La Fontaine, à Loches (Indre-et-Loire), en janvier 1992. Elle a 10 ans et demi. Une longue cicatrice s’étale sur son bas-ventre. D’après ses souvenirs, Joël Le Scouarnec aurait demandé qu’on la place en chambre individuelle. C’est là que le piège se serait refermé. Chaque matin, après la visite, le chirurgien répétait selon elle un même rituel : des pénétrations digitales sous couvert d’examens médicaux.
Le centre hospitalier de Jonzac (Charente-Maritime) dans lequel Joël Le Scouarnec a exercé en dernier avant d’être incarcéré en 2017. © Photo Thibaud Moritz / Abaca
Quatre de ces possibles viols lui sont restés en mémoire. Une fois, l’accusé lui aurait administré des gouttes avant de revenir, plus tard, quand le médicament aurait fait effet. La suite lui reviendrait depuis comme un cauchemar. Des flashs. Une respiration saccadée, celle d’un homme « incontrôlable », dit-elle.
Dans les mots de l’agresseur
Devant la juge d’instruction, Joël Le Scouarnec a opposé aux souvenirs d’Orianne la pièce maîtresse du dossier : son « journal intime », 1 655 pages dactylographiées où il a consigné entre 1990 et 2017 l’essentiel des crimes et délits qu’il a revendiqués. Ces documents numériques, retrouvés sur les disques durs du suspect en mai 2017, constituent le point de départ d’une enquête judiciaire hors normes, où le viol et l’agression sexuelle se révèlent dans les mots de l’agresseur. Pendant des mois, une gendarme de Jonzac, en Charente-Maritime, a relevé méticuleusement les centaines de noms apparaissant dans les écrits du pédocriminel. Un travail titanesque.
En janvier 1992, le prédateur détaille un unique passage à l’acte sur Orianne. Un texte d’une perversité insondable, où il ferait, selon lui, le récit d’une agression sexuelle et non d’un viol. Quant aux soupçons de soumission chimique, l’ex-chirurgien l’assure à la juge qui l’interroge alors : « Jamais je n’aurais donné un quelconque médicament à un enfant. Si elle a eu des gouttes, c’était pour dormir, mais ce n’était pas de mon fait. » Avant de concéder : « Oui c’est vrai, j’aurais pu en prendre, mais non, c’est quelque chose qui ne m’est jamais venu à l’idée. » Le tout, en affirmant qu’il ne se rappelle pas des violences qu’il a pu perpétrer à l’hôpital.
Auprès de Mediapart, Orianne maintient ses déclarations. « Moi, je m’en souviens. » Avec 35 autres personnes, la quadragénaire fait figure d’exception parmi les 296 ex-patientes pour qui les faits n’ont pas été prescrits. Ces femmes et ces hommes sont les seul·es à avoir gardé en mémoire les gestes de Joël Le Scouarnec (voir en boîte noire). Quelques-un·es, comme Orianne, ont toujours été hanté·es par ces images tandis que, pour certain·es, seule une sensation étrange venait teinter ce souvenir d’examen médical ; quand d’autres, enfin, n’y avaient jamais trouvé à y redire. Jusqu’à l’appel de la gendarmerie.
Durant l’enquête, le témoignage de ces personnes a permis de mettre en échec la défense de Joël Le Scouarnec, qui a tenté de faire passer ses écrits pour un tissu de « fantasmes » avant de concéder des aveux. Preuves vivantes de ses potentiels crimes et délits, ces victimes ont contribué à faire chuter un prédateur qui avait fait de la médecine le parfait alibi.
Faire parler le « journal intime »
Péché d’orgueil et pièce à conviction ultime, le « journal intime » de Joël Le Scouarnec peut s’analyser comme une multitude de scènes de crime, une série avec ses motifs récurrents. Mediapart a ainsi décortiqué 357 extraits qualifiés de viols ou d’agressions sexuelles par la justice. Une étude qu’il nous a fallu restreindre pour des questions méthodologiques aux faits commis, selon l’accusation, entre mai 1996 et 2014 (voir en boîte noire).
La plupart de ces violences sexuelles auraient eu lieu alors que les patient·es étaient réveillé·es : dans leur chambre pour plus de la moitié des cas (54 %) ou en consultation (15 %). 31 % des agressions auraient été perpétrées alors qu’ils et elles se trouvaient sédaté·es, au bloc opératoire.
Comment se fait-il alors l’écrasante majorité des plaignant·es n’ait aucun souvenir ? C’est la question que s’est posée Julie, la trentaine, dans les locaux de la gendarmerie : « J’ai du mal à réaliser. Ça me paraît impossible que quelqu’un puisse faire quelque chose comme ça à un enfant. C’est comme s’il avait fait ça à une autre petite fille que moi », a-t-elle déclaré à la fin de son audition. Cinq ans plus tard, cette partie civile peine encore à faire sien ce statut que lui a donné la justice : victime.
Devant la juge d’instruction, Joël Le Scouarnec a lui-même souligné la confusion dont il profitait pour passer à l’acte. À propos d’un viol sur un garçon de 14 ans, par exemple, la magistrate lui rapporte que la victime n’a pas gardé mémoire du crime qu’il aurait subi. « Parce qu’il a considéré que c’était un examen médical, explique le mis en cause dans cet interrogatoire daté de 2022. Il est tout à fait possible, voire probable, que pour prétexter cette pénétration anale, je lui ai dit que j’allais l’examiner. C’était un jeune adolescent, il ne s’est pas posé de question, j’avais la blouse blanche. »
Peu importent ses actes, Le Scouarnec demeure nimbé d’une honorabilité inaltérable. Les rares parties civiles, qui, enfants, ont tenté de dire avec leurs mots ce qu’elles avaient subi, se sont toutes heurtées à l’incrédulité des adultes. À Mediapart, Catherine, la mère d’un ancien patient du chirurgien, raconte qu’elle entend encore son fils lui dire peu avant la visite de contrôle postopératoire : « Non ! Pas ce médecin-là ! Il va encore me toucher la quéquette ! » Sa réponse d’alors la poursuit toujours aujourd’hui : « T’en fais pas, c’est normal. » La mère s’en veut de n’avoir pas su concevoir l’impensable.
« Seul »
Plus qu’une couverture, la médecine est pour Joël Le Scouarnec une arme qu’il retourne contre des patient·es alité·es. Dans ses écrits, le prédateur se délecte de son pouvoir sur tous ces enfants « qui se laisse[nt] faire ». Mais, au besoin, il n’hésite pas à « insister » en les « forçant un peu ». Clément, 11 ans à l’époque des faits, se rappelle avoir tenté de le repousser avant de « céder » face à l’inévitable. « J’avais trop mal pour me débattre », raconte-t-il à Mediapart. Des souvenirs qui corroborent le « journal intime » de l’ex-chirurgien : « Quand j’ai voulu baisser son slip, il a voulu m’en empêcher, mais j’ai insisté et il a dû me laisser [faire] », y précise l’accusé.
La violence à son acmé ne peut se comprendre qu’en miroir de toutes les tentatives avortées. Dans 113 passages, le prédateur rapporte un empêchement ou ne pas avoir « osé ». Dans 70 % des cas recensés, les patient·es n’étaient « pas seuls », précise-t-il.
Des enfants isolés, vulnérables. Voilà sa cible. C’est ce que démontre l’analyse de son « journal intime ». Dans la chambre des patient·es, trois quarts des cas de viols et agressions sexuelles recensés par la justice ont été commis alors que les victimes se trouvaient « seule[s] ».
« C’était tellement facile pour lui », soupire Clarisse, à la fois mère d’une partie civile et ex-collègue du chirurgien. Cette infirmière se remémore le quotidien de la clinique du Sacré-Cœur de Vannes, là où le prédateur a sévi entre 1994 et 2003. Clarisse se souvient que le chirurgien avait pour habitude de faire la visite du matin seul – un élément que confirment d’autres de ses ex-collègues. L’étude de son « journal intime » le prouve : dans la chambre des malades, c’est entre 7 et 11 heures qu’il passait majoritairement à l’acte, pendant ou peu après la visite.
Un aveuglement acharné
« Falot », « insipide », « transparent »… En audition, les soignant·es des établissements où il a exercé brossent le même portrait d’un Le Scouarnec « passe-muraille ». Mais son impunité semble surtout prendre source dans la toute-puissance du corps médical. « Il y a vingt ans, et encore plus dans une clinique, aucune infirmière n’aurait pris le soin de faire remarquer à un chirurgien qu’il ne devait pas examiner un patient seul, souligne une infirmière du Sacré-Cœur entendue par la gendarmerie. II y a vingt ans, en fait, personne n’aurait pris le soin de faire remarquer directement l’erreur d’un chirurgien ou quelque chose qui se serait mal passé. »
Arrêté en mai 2017 à Jonzac (Charente-Maritime), à la suite d’une plainte déposée par ses voisins, Joël Le Scouarnec a été condamné en décembre 2020 à quinze ans de prison dans un premier volet de l’affaire : des viols et agressions sexuelles sur quatre personnes et la détention de photos pédopornographiques.
Dans ce second volet, qui sera jugé à partir du 24 février par la cour d’assises de Vannes, Joël Le Scouarnec a reconnu certains faits de viols et nombre d’agressions sexuelles. Contacté, Maxime Tessier, l’un de ses deux avocats, a déclaré à Mediapart que son client ne « fuira pas ses responsabilités » et répondra « individuellement » pour chaque infraction qui lui est reprochée.
Aucune autorité n’a jamais semblé voir en lui un potentiel danger, pas même lorsque l’hôpital, l’État et l’ordre des médecins ont appris sa condamnation, en 2005, pour détention d’images pédopornographiques. Ses poursuites judiciaires ne lui ont valu aucune sanction disciplinaire. Et, là aussi, l’analyse de son « journal intime » le démontre : aucune mesure de précaution n’a été mise en place après la découverte de son casier par le centre hospitalier de Quimperlé, où il exerçait à l’époque.
Par-delà les défaillances institutionnelles qui ont conduit à son maintien en poste, cet aveuglement illustre un impensé toujours ancré dans l’imaginaire collectif : un prédateur ne peut se cacher sous une blouse. Quelques mois avant la révélation du scandale par la presse, en août 2019, le Sénat publiait un rapport sur les « violences sexuelles sur mineurs en institutions », dont les impasses sonnent aujourd’hui comme un aveu. Y étaient passés au crible les écoles, les centres de loisirs, les crèches, les clubs sportifs, l’Église… Bref, tous les lieux où des enfants risquent de tomber sous la coupe d’un adulte. Tous, sauf l’hôpital et le cabinet médical. Titre du rapport : « Pouvoir confier ses enfants en toute sécurité. »
Hugo Lemonier
Boîte noire
L’auteur de cet article vient de publier un livre à propos de cette affaire, « Piégés. Dans le “journal intime” du Dr. Le Scouarnec » (Nouveau Monde éditions, 2025).
Les statistiques produites pour cet article l’ont été sur la base de l’analyse des faits non prescrits que la justice a retenus dans le cadre de ce procès qui s’ouvre le 24 février.
Pour l’analyse du mode opératoire de Joël Le Scouarnec, nous avons choisi de mettre la focale sur cette période, mai 1996 à 2014, car la forme du « journal intime » ne varie plus à ces dates. Pour chaque passage, le lieu, la date et l’heure sont cités par le mis en cause.