
Mahmoud et Ahmed Muna comparaissent devant le tribunal après leur arrestation lors d’une descente de la police israélienne dans leur librairie éducative à Jérusalem-Est, le 10 février 2025. (Oren Ziv)
Si, au cours de l’année et demie écoulée, vous avez pu penser que les autorités israéliennes avaient déjà franchi tous les seuils possibles en matière de restriction de la liberté d’expression des Palestinien·nes, vous vous êtes trompé. En effet, hier, la police israélienne a fait une descente dans deux succursales d’une librairie palestinienne de renommée mondiale à Jérusalem-Est occupée, a arrêté le propriétaire et son neveu, et a saisi une sélection de livres, y compris un livre de coloriage pour enfants.
Au cours de l’audience qui s’est tenue aujourd’hui au tribunal de première instance de Jérusalem, la représentante de la police, la sergente-major Ortal Malka, a déclaré qu’iels avaient identifié huit livres dans la librairie éducative qui répondaient aux critères d’« incitation », mais elle n’a pas précisé lesquels. Elle a également refusé d’aborder le fait que la plupart des livres ne sont même pas écrits en arabe et que la clientèle du magasin est principalement internationale.
Étant donné qu’une arrestation pour suspicion d’incitation nécessite l’approbation préalable du bureau du procureur de l’État, le propriétaire du magasin, Mahmoud Muna, et son neveu, Ahmad Muna, qui travaille à ses côtés, ont été arrêtés pour suspicion de « trouble à l’ordre public », une pratique courante dans les affaires liées à la liberté d’expression. Néanmoins, la police a affirmé dans un communiqué que le magasin vendait des livres « incitant au terrorisme et soutenant le terrorisme », et le mandat de perquisition utilisé par la police pour perquisitionner les deux succursales du magasin mentionnait « l’expression de la solidarité avec une organisation terroriste » comme infraction présumée.
Les deux détenus ont passé la nuit au Russian Compound, un centre d’interrogatoire et une prison à Jérusalem Ouest, et ont été présentés à un juge lundi après-midi pour une audience sur la prolongation de leur détention. À l’extérieur de la salle d’audience, des dizaines de militant·es et de diplomates se sont rassemblé·es pour manifester leur soutien aux détenus, tandis que les membres de leurs familles et leurs ami·es se pressaient dans la zone, essayant d’entrer dans la salle d’audience. Le juge a décidé de prolonger leur détention jusqu’à mardi matin, après quoi il a recommandé leur libération.
Lorsque leur avocat, Nasser Odeh, a demandé pourquoi les Munas étaient accusés de troubler l’ordre public, Ortal Malka a répondu : « La police israélienne pense que, surtout en cette période, et surtout à Jérusalem, vendre des livres qui contiennent ce dont nous les soupçonnons justifie [de considérer ces hommes] comme un danger ».

Une pancarte à la Librairie éducative, après l’arrestation des Munas, à Jérusalem-Est, le 10 février 2025. (Oren Ziv)
En ce qui concerne le nombre de livres pris – Nasser Odeh a noté que la police avait quitté le magasin en emportant plusieurs boîtes – Ortal Malka a répondu : « Trente, peut-être quarante, je ne sais pas combien d’entre eux nous classerons finalement comme incitation. Nous avons saisi au moins huit livres [que nous soupçonnions d’être incitatifs], peut-être plus, mais il n’est pas certain qu’ils seront tous classés comme tels. Les officier·es ont pris tout ce qu’iels pensaient correspondre aux critères ».
Lorsque Nasser Odeh a demandé à connaître les titres des livres saisis et les noms de leurs auteurs, Ortal Malka a répondu : « Je ne peux pas répondre. Il faudra du temps pour les examiner, c’est pourquoi nous sommes ici pour demander une prolongation de plusieurs jours de la détention [des Munas]… La plupart des livres sont en arabe, certains sont en anglais et d’autres en allemand. Je ne peux pas les lire un par un ».
D’après une image de certains des livres confisqués qui ont été restitués par la suite, les titres comprenaient des ouvrages de Noam Chomsky, Ilan Pappé et Banksy, ainsi que des livres sur le conflit israélo-palestinien, les révolutions étudiantes et l’art. Selon un communiqué publié par la police après la perquisition, un livre de coloriage pour enfants intitulé « From the River to the Sea », de l’illustrateur sud-africain Nathi Ngubane, figurait parmi les ouvrages saisis.
Entre les lignes
Les deux succursales de la Librairie éducative sont situées en face l’une de l’autre dans la rue Salah Al-Din, la principale artère commerciale de Jérusalem-Est, adjacente à la porte de Damas de la vieille ville. Fondée en 1984, cette institution est aujourd’hui considérée comme l’une des principales librairies du Moyen-Orient, fréquentée par des journalistes, des chercheurs,/chercheuses, des diplomates et des touristes pour sa vaste collection de livres sur la politique et l’histoire d’Israël et de la Palestine, en anglais, en arabe et dans d’autres langues. Ils accueillent aussi régulièrement des événements publics tels que des lancements de livres.
Outre la gestion des magasins, Mahmoud Muna est co-éditeur d’une anthologie d’histoires écrites par des écrivain·es de Gaza, intitulée « Daybreak in Gaza : Histoires de la vie et de la culture palestiniennes », qui a été compilée dans le contexte de l’attaque israélienne sur Gaza afin de « préserver l’héritage de la population de Gaza à travers la littérature, la musique, les histoires et les souvenirs ».
Alors que les magasins sont célèbres auprès d’un public international et se trouvent à proximité du tribunal de première instance, ils sont pratiquement inconnus en Israël. Les fonctionnaires du tribunal, les officiers de police et les gardes ont été surpris par l’intérêt des médias et des diplomates. Lors de l’audience du lundi après-midi, les magasins étaient ouverts et des dizaines d’Israélien·nes de gauche et d’étranger·es sont venu·es acheter des livres et manifester leur solidarité.
Murad Muna, le frère de Mahmoud et l’oncle d’Ahmad, a décrit à +972 le raid et les arrestations, tels qu’ils lui ont été racontés par un troisième frère qui a été témoin des événements. « À 15 heures, la police israélienne s’est rendue dans les deux succursales de la librairie, à la recherche de livres portant le drapeau palestinien. Bien que la plupart des livres confisqués soient en anglais, « ils ne savaient pas lire l’anglais, alors ils ont utilisé Google Translate pour comprendre de quoi parlaient les livres ».

Une foule s’est rassemblée à l’Educational Bookshop, après l’arrestation des Munas, à Jérusalem Est, le 10 février 2025. (Oren Ziv)
Mai, l’épouse de Mahmoud, a déclaré à +972 que leur fille de 11 ans était présente lors de la descente de police. Malheureusement, Laila était dans la librairie. Elle a tout vu et a été très choquée. Mais nous lui avons parlé et lui avons dit que son père était fort et qu’elle n’avait pas à s’inquiéter. Elle n’a pas compris pourquoi ils prenaient les livres ni ce qu’ils voulaient ». Mai a indiqué qu’elle avait craint qu’un tel moment ne se produise. « J’ai toujours dit à Mahmoud que j’avais peur que quelque chose comme ça arrive – je l’avais vu venir ».
Selon Murad Muna « il s’agit d’une question politique. Les livres que nous vendons sont disponibles en ligne – vous pouvez les acheter n’importe où. Ils traitent du conflit israélo-palestinien. Nous avons de nombreux livres écrits par des professeur·es et des universitaires israélien·nes. Je ne pense pas qu’il y ait de logique ou de raison de les arrêter ». Et d’ajouter : « Ce n’est pas facile pour une famille. Nous espérons qu’ils seront libres aujourd’hui ».
Au cours de l’audience, Nasser Odeh a tenté d’expliquer à la cour que les client·es des magasins étaient pour la plupart des étranger·es – diplomates, journalistes et touristes – afin de réfuter la thèse de l’incitation avancée par l’accusation. La représentante de la police a répondu : « Je ne sais pas [qui sont les client·es], et cela n’a pas vraiment d’importance. L’important, c’est qu’il y ait un public, et le tribunal devrait le comprendre ».
« Dès que j’ai entendu parler de ces arrestations, a poursuivi Nasser Odeh, je me suis souvenu de deux raids spectaculaires. En 1258, lorsque les Mongols ont envahi Bagdad, ils sont entrés dans les bibliothèques, ont confisqué et brûlé des livres, et en ont jeté certains dans la rivière pour tenter de contrôler le savoir [public] – par vengeance, rien de plus. Le deuxième cas s’est produit en 1933 en Allemagne, lorsque la communauté juive a été persécutée. Je ne fais pas de comparaison, mais des écrivain·es et des auteurs et des autrices ont été arrêté·es parce que leur art critiquait les atrocités du régime ».
Dans un communiqué publié lundi, la porte-parole de la police a déclaré : « Une perquisition a été menée dans deux librairies de Jérusalem-Est soupçonnées de vendre des livres au contenu incitatif. Les suspects qui vendaient ces livres ont été arrêtés par des inspecteurs de police. Dans le cadre de l’enquête, les inspecteurs … ont pris connaissance de nombreux livres contenant divers documents incitatifs de nature nationaliste palestinienne, y compris un livre de coloriage pour enfants intitulé ‘From the River to the Sea’ (De la rivière à la mer). Les suspects, âgés d’une trentaine d’années, ont été arrêtés par les inspecteurs et interrogés ».
« Aujourd’hui, les deux personnes seront présentées au tribunal, la police ayant demandé la prolongation de leur détention pour achever l’enquête. La police israélienne poursuivra ses efforts pour prévenir l’incitation et le soutien au terrorisme, en utilisant toutes les ressources disponibles, y compris les capacités technologiques avancées. Il s’agit notamment de localiser et d’arrêter les personnes impliquées dans des délits visant à porter atteinte à la sécurité des citoyen·nes israélien·nes, où qu’elles se trouvent ».
Oren Ziv