Chaque jour, le nouveau président états-unien administre au monde sa dose d’électrochocs dans le but à la fois d’exalter ses partisans et d’anesthésier ses opposants.
Ses faits et gestes produisent systématiquement le même effet sur celles et ceux qui se réfèrent aux principes d’égalité, de justice sociale et de solidarité, inscrits dans les textes fondamentaux régissant le droit international depuis la Seconde Guerre mondiale : ils les stupéfient, les choquent, les effraient. Bref, ils les violentent et les affaiblissent en créant du désespoir et de la résignation dans le camp progressiste.
Depuis son investiture le 20 janvier 2025, Trump joue ostensiblement la vitesse du fascisme contre la lenteur de l’État de droit, appliquant scrupuleusement la méthode édictée par son conseiller Steve Bannon visant à « inonder la zone de merde ». Peu importe que ses déclarations et ses décrets soient aussitôt amoindris par ses proches ou suspendus par la justice, Trump fait de la politique, au sens classique du terme, c’est-à-dire qu’en polarisant les débats, il reconfigure, à son profit, l’espace politico-médiatique autour de ses obsessions d’extrême droite, racistes, sexistes, homophobes et climaticides. Il marque les esprits au fer rouge.
Entre les saluts nazis de son acolyte Elon Musk, le projet d’épuration ethnique de Gaza, le désossage de l’État fédéral, la concentration des pouvoirs exécutifs et la mise en danger de millions de femmes, de personnes transgenres ou de patient·es atteint·es du VIH, ses interventions sont calibrées pour semer la panique et le chaos, non seulement auprès des communautés concernées, mais aussi auprès des tenants d’un universel démocratique, aussi lâche sa définition soit-elle.
Des milliers de manifestants défilent autour du Capitole de Caroline du Nord, en opposition aux politiques du président Trump et à l’implication d’Elon Musk dans le gouvernement fédéral, à Raleigh, le 5 février 2025. © Photo Matt Ramey / Redux / REA
Et cela fonctionne : il rencontre pour l’instant une résistance limitée, malgré les signes de vie donnés par les démocrates (lire l’article d’Alexis Buisson) et les tentatives de riposte de la société civile (lire l’article de Patricia Neves).
En écho à la tactique militaire utilisée lors de la guerre en Irak, le choc et la stupeur (« shock and awe » en anglais) provoqués par les décrets signés en rafale le jour même de l’investiture – expulsions massives de migrants, abolition de la citoyenneté de naissance, sortie de l’accord de Paris, suppression des énergies renouvelables, pardon aux émeutiers du 6 janvier 2021, fin des programmes de diversité, d’équité et d’inclusion – ont désarmé ses opposants, qui ne savent pas sur quoi se concentrer en priorité, en raison de l’ampleur, de la multiplicité et de la rapidité des attaques, ni comment ajuster leur réaction.
Une résistance entravée
Le contraste avec les débuts du premier mandat de Trump est saisissant. Il faut se remémorer les immenses Marches des femmes qui avaient fait résonner leur colère dans toutes les grandes villes du pays le 21 janvier 2017 : jusqu’à un demi-million de personnes avait alors défilé dans les rues de Washington, jusqu’à 5 millions dans l’ensemble du pays, pour dénoncer le sexisme et la misogynie du président.
Rien non plus n’a ressemblé cette année aux manifestations qui s’étaient tenues dans les aéroports et les palais de justice il y a huit ans pour protester contre l’une des premières directives anti-immigration de Trump, une interdiction de 90 jours pour les voyageurs en provenance de sept pays à majorité musulmane.
Ce terrain contestataire a vu surgir le mouvement #MeToo aux débuts de cette ère, puis, en 2020, après le meurtre de George Floyd, les manifestations Black Lives Matter. Malgré une présidence hostile, les batailles pour les droits et l’émancipation se tissaient sur la conviction collective que la société civile pouvait dénoncer l’injustice partout où elle apparaissait. Et l’emporter.
À l’exception d’une poignée de figures du Congrès et de gouverneurs de bastions démocrates (Californie, New York, Illinois), rares sont aujourd’hui les voix anti-Trump à se faire entendre au-delà des frontières, au point que l’évêque Mariann Edgar Budde est devenue une célébrité internationale en osant affronter Trump. En lui demandant d’« avoir pitié des gens dans [leur] pays qui ont peur maintenant » – elle pensait aux migrant·es et aux enfants LGBTQI+ –, cette femme s’est exposée au courroux du président.
Certes, les tribunaux tentent de faire barrage à l’inondation. Plus d’une vingtaine de procédures judiciaires ont été ouvertes pour contester les mesures prises par l’administration Trump, dont au moins neuf concernent la remise en cause du droit du sol. Les juges ont temporairement bloqué ce décret, ainsi que le gel du versement de 3 000 milliards de dollars de subventions nationales provenant de crédits votés par le Congrès et le transfert de détenues transgenres dans des prisons pour hommes.
Des contre-pouvoirs attaqués
Mais face à la brutalité de la répression d’extrême droite, ces actions paraissent marginales. Lors du précédent mandat, l’opposition restait convaincue que, certes, la période était dangereuse, mais que les États-Unis disposaient toujours d’un solide système de contre-pouvoirs susceptibles de freiner, si ce n’est d’arrêter la machine. C’est moins le cas aujourd’hui. Et pour cause, Trump et son gang – Elon Musk, le puissant patron de la tech en tête – ne se considèrent plus tenus par l’État de droit ; et ils l’ont fait savoir dès la campagne présidentielle.
De même qu’ils qualifient les journalistes d’« ennemis du peuple », ils dénigrent la justice. Ils ne se contentent plus de défier le cadre légal, y compris constitutionnel. Ils ont cette fois-ci l’intention de le mettre en pièces en renforçant l’assise du pouvoir exécutif. Ils ne cherchent plus simplement à contourner les normes et les règles ou à en tester les limites, ils agissent de manière à les saboter de l’intérieur, en application du programme précisément décrit dans le « Projet 2025 » de l’Heritage Foundation.
Dans sa guerre éclair, Trump a déjà annulé des lois, en empêchant les migrant·es de demander l’asile sur le sol américain et en ordonnant au ministère de la justice de ne pas appliquer l’interdiction de TikTok, alors même que la Cour suprême l’avait confirmée à l’unanimité.
Donald Trump dans le Bureau ovale, le 30 Janvier 2025. © Photo Roberto Schmidt / AFP
Il a pris des mesures pour purger l’Agence américaine pour le développement international (Usaid), créée par le Congrès, et a tenté de geler les dépenses préalablement approuvées, y compris la majeure partie de l’aide à l’étranger. Il a paralysé l’action de trois autres agences statutairement indépendantes, le National Labor Relations Board, l’Equal Employment Opportunity Commission et le Privacy and Civil Liberties Oversight Board, en évinçant certains de ses membres, au mépris des règles juridiques interdisant les révocations arbitraires.
Il a aussi licencié sans préavis et sans base légale des procureurs, notamment ceux dont les enquêtes avaient conduit à ses inculpations et à la condamnation des émeutiers de l’assaut du Capitole du 6 janvier 2021. Des hauts fonctionnaires de carrière du FBI, ainsi que des inspecteurs généraux, dont la mission est de traquer le gaspillage, la fraude, les abus et l’illégalité… au sein du gouvernement, ont également été mis à la porte, faisant craindre le même sort à des milliers d’agent·es.
Des contradictions à surmonter
Face à ce pouvoir autoritaire destructeur, l’opposition paraît déboussolée. Loin de l’énergie contestataire convergente des années 2016-2020, les démocrates ne semblent pas en mesure de surmonter, pour l’instant tout du moins, cette répétition de l’histoire. La surprise d’une élection comprise comme une aberration il y a huit ans a laissé la place au constat d’un pays qui persiste et signe et à la prise de conscience d’erreurs stratégiques.
À force de s’épuiser à contrer les saillies du milliardaire tout-puissant, les anti-Trump se sont laissé enfermer sur son terrain et ont perdu la bataille culturelle. À force de s’indigner, ils ont négligé la fabrication d’un contre-récit radical sur la question sociale susceptible de répondre à l’immense colère des électrices et des électeurs états-uniens, quelles que soient leurs attaches partisanes.
Dans un récent podcast, l’élue démocrate Alexandria Ocasio-Cortez a expliqué pourquoi certains habitants de son district de New York avaient voté à la fois pour elle et pour Trump lors des dernières élections : « Ils voient deux personnes fondamentalement anti-establishment, deux personnes qui ne respectent pas une règle si celle-ci n’aboutit pas à un résultat. »
Plutôt que de se concentrer sur ce qui relie les électorats, à savoir un puissant rejet des « élites » et un fort ressentiment lié à la perte de salaire réel et au déclassement générationnel, que l’on retrouve en miroir en France, les démocrates ont continué de s’appuyer sur les réflexes moralisateurs d’un vieux monde blanc privilégié, s’épargnant la nécessaire introspection sur la manière dont ils ont accompagné le néolibéralisme depuis plus de trente ans.
Comment ce parti serait-il crédible dans sa critique de la soumission de Trump aux intérêts financiers sans renoncer lui-même à courtiser les « bons » milliardaires et sans remettre en cause les structures du capitalisme destinées à faire perdurer l’inégale répartition des fruits du travail ?
Comment ses représentants peuvent-ils se présenter comme les garants de la justice et de la paix, alors que Barack Obama a autorisé dix fois plus de frappes de drones que George W. Bush ? Comment Kamala Harris aurait-elle pu convaincre de son attachement à la liberté d’expression, tandis que Joe Biden refusait à un Palestinien-Américain de s’exprimer à la Convention nationale démocrate ?
Pendant ce temps, Trump, en se présentant en sauveur, a réussi, dans un incroyable tour de passe-passe, à faire croire qu’il allait bouleverser les hiérarchies sociales en mettant les mains dans le cambouis. Promettre d’aller sur Mars quand la planète était en feu aurait pourtant dû alerter sur ses intentions de ne sauver en réalité que les siens, au mieux quelques-uns de ses congénères.
Des convergences à construire
Les contradictions auxquelles font face les démocrates états-uniens interrogent le camp progressiste dans son ensemble, notamment en France, où les mêmes causes sont en train de produire les mêmes effets. La riposte à l’extrême droite suppose d’abord de refuser de se laisser piéger par le choc et l’effroi, dont on sait, depuis Rhinocéros, la pièce de théâtre d’Eugène Ionesco, qu’ils se muent ensuite en accoutumance, acceptation puis adhésion. Face à l’inondation, écoper ne sert à rien : l’état de perpétuelle réaction finit par produire de l’impuissance.
Alors que l’oligarchie au pouvoir aux États-Unis, ouvertement hostile aux minorités de sexe, de genre ou de race, va inévitablement se transformer en machine de guerre contre les pauvres et les travailleurs, il est ensuite impératif, y compris sur notre sol, d’en finir avec les querelles de chapelles et de faire converger les revendications sociales et sociétales. Faire passer l’égalité et la solidarité du statut de principes à celui de réalités est une nécessité pour réparer les injustices et détruire les phénomènes de reproduction au bénéfice de toutes et tous.
Face aux outils numériques de communication, de surveillance et de répression aux mains des dirigeants américains, il est enfin urgent de s’organiser. Dans son blog sur Mediapart, l’économiste Cédric Durand évoque ainsi l’indispensable « constitution d’un front anti-techno-féodal qui inclurait, au-delà des forces de gauche, des forces démocratiques, y compris des fractions du capital en rupture avec les Big Tech ».
Les médias ont toute leur place dans ce combat. Au même titre que les juges et les défenseurs des droits humains, les journalistes sont dans le collimateur de Trump et de Musk, qui à coups d’algorithmes répandent la haine, la confusion et la propagande sur leurs réseaux sociaux. Mediapart, dont la mission d’intérêt public est de placer les puissances économiques et politiques face à leurs responsabilités, assume pleinement son rôle de contre-pouvoir. Il est notre raison d’être. Il l’est d’autant plus dans les moments sombres que nous traversons.
« Combien de fois un homme peut-il tourner la tête,
Et faire comme s’il ne voyait pas ? »
Cet appel de Bob Dylan à y voir clair, inscrit dans sa chanson Blowin’ in the Wind devenue l’étendard des luttes pour les droits civiques et contre la guerre du Vietnam, nous y souscrivons. Chaque jour, nous essayons de donner à voir le monde tel qu’il est. À nos lectrices et nos lecteurs, nous tentons de donner des repères et du sens pour qu’ils s’y retrouvent dans le chaos. Pour qu’ils ne cèdent ni au choc, ni à l’effroi, et ne deviennent ni des rhinocéros, ni des robocops.
Carine Fouteau