L’armée israélienne a bombardé intensivement des zones résidentielles de Gaza alors qu’elle ne disposait pas de renseignements sur l’emplacement exact des commandants du Hamas qui se cachaient sous terre, et a intentionnellement utilisé les sous-produits toxiques des bombes pour asphyxier les militants dans leurs tunnels, comme le révèle une enquête menée par le magazine +972 et l’organisation Local Call.
L’enquête, basée sur des conversations avec 15 officiers des services de renseignement militaire israéliens et du Shin Bet qui ont participé à des opérations de ciblage de tunnels depuis le 7 octobre, montre comment cette stratégie visait à compenser l’incapacité de l’armée à repérer des cibles dans le réseau de tunnels souterrains du Hamas. Lorsqu’elle visait des commandants de haut rang du groupe, l’armée israélienne autorisait l’assassinat d’un nombre à trois chiffres de civil·es palestinien·nes en tant que « dommages collatéraux » et maintenait une étroite coordination en temps réel avec les responsables étasuniens en ce qui concerne le nombre de victimes prévu.
Certaines de ces frappes, qui ont été les plus meurtrières de la guerre et ont souvent utilisé des bombes américaines, sont connues pour avoir tué des otages israélien·nes malgré les inquiétudes exprimées à l’avance par les officiers militaires. En outre, faute de renseignements précis, l’armée a largué, lors d’au moins trois grandes frappes, plusieurs bombes de 2 000 livres destinées à détruire des bunkers, qui ont tué de nombreuses et nombreux civils – dans le cadre d’une stratégie connue sous le nom de « carrelage » – sans parvenir à tuer la cible visée.
« Il est difficile de localiser une cible à l’intérieur d’un tunnel, c’est pourquoi on attaque dans un [large] rayon », a déclaré une source des services de renseignement militaire à +972 et à Local Call. Étant donné que l’armée ne dispose que d’une vague approximation de l’emplacement de la cible, cette source a expliqué que ce rayon pouvait atteindre « des dizaines, voire des centaines de mètres », ce qui signifie que ces opérations de bombardement ont fait s’effondrer plusieurs immeubles d’habitation sur leurs occupant·es sans avertissement. « Tout d’un coup, on voit comment un membre des FDI se comporte vraiment lorsqu’il a la possibilité d’anéantir tout un quartier résidentiel – et il le fait », a ajouté la source.
L’enquête révèle également qu’Israël sait depuis des années que l’utilisation de bombes de type « bunker-buster » libère comme sous-produit un gaz mortel, le monoxyde de carbone, qui peut tuer par asphyxie les personnes se trouvant à l’intérieur d’un tunnel, même à une distance de plusieurs centaines de mètres du lieu de la frappe. Après l’avoir découvert par hasard en 2017, l’armée l’a testé pour la première fois en tant que stratégie à Gaza en 2021 et l’a utilisé dans ses efforts pour tuer les commandants du Hamas après le 7 octobre. De cette manière, l’armée pouvait attaquer des cibles sans connaître leur emplacement précis et sans avoir à compter sur des frappes directes.
« Le gaz reste sous terre et les gens suffoquent », a déclaré à +972 et à Local Call le général de brigade (réserviste) Guy Hazoot, la seule source acceptant d’être nommée. « Nous avons réalisé que nous pouvions cibler efficacement toute personne se trouvant sous terre en utilisant les bombes à fragmentation de l’armée de l’air, qui, même si elles ne détruisent pas le tunnel, libèrent des gaz qui tuent toute personne se trouvant à l’intérieur. Le tunnel devient alors un piège mortel. »
En janvier 2024, un porte-parole de l’armée israélienne a déclaré à +972 et à Local Call, en réponse à une enquête précédente, qu’elle « n’a jamais utilisé et n’utilise pas actuellement les sous-produits du déploiement des bombes pour nuire à ses cibles, et qu’il n’existe pas de “technique” de ce type dans l’armée israélienne ». Pourtant, notre nouvelle enquête révèle que l’armée de l’air a mené des recherches physio-chimiques sur les effets du gaz dans les espaces clos, et que l’armée a délibéré sur les implications éthiques de la méthode.
Trois otages israéliens – Nik Beizer, Ron Sherman et Elia Toledano – ont été définitivement tués par asphyxie lors d’un bombardement le 10 novembre 2023 qui visait Ahmed Ghandour, un commandant de brigade du Hamas dans le nord de la bande de Gaza. L’armée a déclaré à leurs familles qu’au moment de l’attentat, elle ignorait que des otages étaient détenus près de Ghandour. Cependant, trois sources ayant connaissance de l’attaque, qui a été menée par le Shin Bet, ont déclaré à +972 et à Local Call qu’il y avait des renseignements « équivoques » indiquant que des otages pouvaient se trouver à proximité, mais que l’attaque avait tout de même été autorisée.
Selon six sources, il ne s’agit pas d’un cas isolé, mais d’une des « dizaines » de frappes aériennes israéliennes qui ont probablement mis en danger ou tué des otages. Elles ont décrit comment le commandement militaire a autorisé les attaques contre les maisons des ravisseurs présumés et les tunnels à partir desquels des personnalités du Hamas dirigeaient les combats.
Alors que les attaques étaient interrompues lorsque des renseignements précis et définitifs indiquaient la présence d’un otage, l’armée autorisait régulièrement des frappes lorsque les renseignements étaient flous et qu’il y avait une probabilité « générale » que des otages soient présent·es à proximité d’une cible. « Des erreurs ont certainement été commises et nous avons bombardé des otages », a déclaré une source des services de renseignement.
Les efforts déployés par Israël pour maximiser les chances de tuer des militants de haut rang cachés sous terre ont également consisté à tenter d’écraser des parties d’un réseau de tunnels et de piéger les cibles qui s’y trouvaient. Des sources ont décrit des incidents au cours desquels des véhicules fuyant un site d’attaque ont été bombardés sans que l’on sache précisément qui se trouvait à l’intérieur, en partant de l’hypothèse qu’un haut responsable du Hamas pourrait tenter de s’enfuir.
« Toute la région a senti et entendu les explosions », a déclaré à +972 et à Local Call Abdel Hadi Okal, un journaliste palestinien de Jabalia qui a été témoin de plusieurs grandes opérations de bombardement israéliennes – que les Palestinien·nes appellent souvent « ceintures de feu » – au cours des premières semaines de la guerre. « Des blocs résidentiels entiers ont été visés par des missiles lourds, provoquant l’effondrement des bâtiments et leur chute les uns sur les autres. Les ambulances et les véhicules de la défense civile n’étaient pas en mesure de faire face à l’ampleur des bombardements, si bien que les personnes ont dû utiliser leurs mains et quelques équipements légers pour extraire les corps des décombres des maisons. Il n’y avait aucune chance de survie pour qui que ce soit ».
Partie 1 : L’effet gazeux - Une découverte surprise
L’effet gaz a été découvert involontairement en octobre 2017. À l’époque, le général de brigade (res.) Guy Hazoot dirigeait une division du commandement sud. Il a raconté la séquence des événements à +972 et à Local Call, corroborée par trois autres sources militaires.
Selon Hazoot, le chef d’état-major des FDI de l’époque, Gadi Eizenkot, était à l’étranger et avait chargé son adjoint, Aviv Kochavi, de s’occuper d’une question urgente : Le Jihad islamique palestinien (PIJ) avait creusé un tunnel sous la clôture qui encercle la bande de Gaza, atteignant environ deux kilomètres du kibboutz Kissufim. Kochavi a ordonné à l’armée de l’air de bombarder le tunnel à l’aide d’une bombe à fragmentation, mais lui a demandé de ne pas tuer plus de cinq agents du PIJ afin d’éviter une escalade inutile à Gaza.
C’est alors qu’un événement inattendu s’est produit. « Bien que nous ayons tiré les bombes du côté israélien de la frontière, tous ceux qui se trouvaient dans le tunnel [à l’intérieur de Gaza] sont morts », a expliqué M. Hazoot. « Douze autres secouristes du PIJ sont entrés après l’explosion et sont également morts par suffocation. Même ceux qui portaient des masques sont morts. Ce fut le « moment décisif », selon Hazoot, lorsqu’il est apparu clairement que les bombes de type « bunker-buster » explosant dans les tunnels dispersaient du monoxyde de carbone en tant que sous-produit, qui restait dans le tunnel pendant des jours.
Le monoxyde de carbone, connu sous le nom de « tueur silencieux », est incolore, inodore et insipide, et il est particulièrement mortel pour l’homme. Chaque année, environ 30 000 personnes meurent après l’avoir inhalé à cause de chauffages, de moteurs et de fours défectueux dans des espaces clos à faible teneur en oxygène.
L’armée de l’air a ensuite mené une étude physico-chimique sur les effets du gaz dans les espaces confinés, qui a révélé qu’il était difficile de prédire le rayon précis de sa propagation mortelle. « Il y a des probabilités », a expliqué une source de l’armée de l’air à +972 et à Local Call. « Ce n’est pas binaire, tout le monde meurt dans ce rayon et au-delà, personne ne meurt. Il y a un rayon de forte probabilité, de probabilité moyenne et de faible probabilité de mourir du gaz ».
Des sources de sécurité ont noté que l’utilisation de bombes de type « bunker-buster » qui libèrent du gaz sous terre en tant que sous-produit permettait de surmonter le problème de la localisation exacte d’une cible à l’intérieur d’un tunnel. Mais cela a également posé un dilemme.
« On nous a clairement fait comprendre à quel point cette question était sensible, le fait même que cet effet existe », a déclaré la source de l’armée de l’air. Une source ayant participé à une discussion sur l’utilisation de cette technique en 2021, menée par Eliezer Toledano, alors chef du commandement sud de l’armée, a expliqué : « Tout le monde a pris très au sérieux, lors de la discussion, le fait que le gaz est ce qui tue. Ils craignaient que cela ne nuise considérablement à l’image [d’Israël] ».
Les responsables militaires ont souligné à +972 et Local Call que l’intention était d’utiliser le sous-produit chimique uniquement pour tuer les agents du Hamas « qui avaient l’intention de combattre Tsahal ». Hazoot, ainsi que d’autres sources de sécurité, ont également souligné que les bombes elles-mêmes sont des « armes conventionnelles », car les gaz sont un sous-produit des bombes standard, et non des ogives chimiques ou biologiques. « Les gaz ne peuvent s’échapper nulle part », a déclaré M. Hazoot. « Ils restent sous terre et les gens suffoquent. Il s’agit d’une arme conventionnelle, mais son effet sous terre est différent. Les bombes deviennent plus meurtrières ».
Cependant, Michael Sfard, avocat israélien spécialisé dans les droits de l’homme et expert en droit international, a déclaré à +972 et Local Call : Même si les bombes libérant le gaz sont conventionnelles et que le gaz n’est qu’un sous-produit, l’utilisation délibérée de cet « effet secondaire » comme méthode de guerre viole les interdictions énoncées dans les lois sur les conflits armés. L’utilisation de gaz toxiques ou asphyxiants au combat contrevient aux dispositions de la convention sur les armes chimiques et aux déclarations internationales de longue date qui l’ont précédée, et est considérée comme un crime de guerre par le statut de Rome de la Cour pénale internationale ».
Sarah Harrison, analyste principale à l’International Crisis Group et ancienne avocate du Pentagone qui a conseillé les forces armées américaines, a affirmé que l’utilisation intentionnelle de monoxyde de carbone comme arme est illégale en vertu du droit international coutumier. Si les bombes de type « bunker » ne sont pas interdites en soi, « si l’intention est d’utiliser l’arme conventionnelle comme dispositif pour transporter ce qui est par ailleurs une arme chimique, il s’agirait, à mon avis, d’une utilisation illégale », a-t-elle déclaré à +972 et Local Call. « Il y a beaucoup d’armes légales que l’on peut utiliser de manière illégale. »
En réponse à notre enquête, un porte-parole de l’armée israélienne a de nouveau nié qu’elle utilisait cette technique pour tuer des dirigeants du Hamas, qualifiant l’allégation de « sans fondement ».
Créer des pièges mortels
Hazoot et d’autres sources ont révélé que la première tentative d’Israël d’utiliser des bombes de type « bunker-buster » pour provoquer des décès massifs parmi les militants par asphyxie induite par le gaz a eu lieu lors de l’opération « Lightning Strike », le bombardement massif du réseau de tunnels du Hamas au cours de l’opération plus large « Guardian of the Walls » en mai 2021.
Avant cette opération, a expliqué une source de l’armée de l’air israélienne, les professionnel·les de l’armée de l’air se sont inquiété·es du fait que l’utilisation intensive de bombes à fragmentation pour exploser sous terre pourrait provoquer l’effondrement de bâtiments entiers en surface, mettant en danger un grand nombre de civil·es. « On s’est efforcé de faire comprendre au commandement que cette opération était risquée, que des bâtiments pouvaient s’effondrer et que nous ne comprenions pas très bien ce qui pouvait se passer », a déclaré la source. « Mais ils l’ont quand même poursuivie. »
Ces prédictions se sont concrétisées lors de l’opération du 16 mai 2021. L’attaque du réseau de tunnels du Hamas dans le quartier de Rimal, à Gaza, a fait s’effondrer plusieurs immeubles résidentiels, tuant 44 civil·es.
M. Hazoot a expliqué que pendant l’opération « Guardian of the Walls », l’armée avait pour objectif de faire croire au Hamas que les troupes israéliennes étaient sur le point d’envahir Gaza, ce qui a incité ses agents à se replier dans les tunnels. Lors de l’attaque suivante, a-t-il déclaré au journal israélien Israel Hayom lors d’une interview l’année dernière, l’armée s’attendait à tuer « entre 500 et 800 agents » par asphyxie en larguant « 460 bombes à fragmentation sur eux simultanément ».
La supercherie a échoué : Les agents du Hamas n’ont pas pénétré dans les tunnels. Le bombardement s’est poursuivi malgré tout.
Les sources ont déclaré que ces attaques ont choqué certains membres de l’armée de l’air et du commandement sud, car elles et ils ont estimé que les actions manquaient de logique militaire une fois qu’il est devenu évident que les agents du Hamas ne se repliaient pas dans les tunnels – ce qui préfigure certains modes d’opération de l’armée depuis le 7 octobre. « À un certain moment, [l’armée] a réalisé que le Hamas avait compris la stratégie. Et ils ont dit : « Eh bien, faisons tout sauter et produisons de la destruction » », a déclaré une source militaire. « Il n’y a pas eu de prise de décision rationnelle. On n’avait pas l’impression qu’il y avait un but. Cela ressemblait à une tentative de démonstration de puissance ».
Selon Hazoot, le Hamas a vite compris. Le Hamas a tiré les leçons de « Guardian of the Walls », explique-t-il. « Il a acheté 1 300 portes anti-explosion et les a réparties dans les tunnels. Ils ont créé de multiples puits de ventilation pour disperser les gaz et ont également mis en œuvre de nouvelles techniques de creusement de tunnels impliquant des tours et des détours » – des techniques qui, selon Hazoot, ont contribué à piéger les gaz et à les empêcher de se propager davantage.
En effet, un porte-parole du Hamas a confirmé à +972 et à Local Call : « Les Brigades Al-Qassam ont pris des mesures pour protéger leurs éléments dans les tunnels des gaz que l’armée israélienne envoyait pendant ses frappes ».
Une source de renseignement impliquée dans l’activité militaire israélienne à Gaza et au Liban a déclaré à +972 et à Local Call que la compréhension au sein de l’establishment de la sécurité est que le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah est probablement mort d’asphyxie – bien qu’au Liban le gaz n’ait pas été utilisé comme une méthode d’assassinat délibérée, comme cela a été le cas à Gaza.
« Dans le cas de Nasrallah, des dizaines de bombes ont été larguées, et les FDI espéraient que l’une d’entre elles exploserait et le tuerait directement dans le bunker », a déclaré la source. « À Gaza, en revanche, lorsqu’on attaque un tunnel, on ne sait pas exactement où se trouve le personnage principal. On attaque donc plusieurs zones du tunnel, ce qui crée la possibilité qu’il meure d’asphyxie ».
L’utilisation délibérée par l’armée de l’asphyxie induite par le gaz comme technique d’assassinat à Gaza a également été mise en évidence par Nir Dvori, analyste militaire pour la chaîne israélienne Channel 12, dans son compte rendu du bombardement qui a tué Marwan Issa, militant de haut rang du Hamas, dans le camp de réfugiés de Nuseirat en mars 2024. « L’armée de l’air a utilisé des bombes à fragmentation et des explosifs particulièrement lourds pour frapper le complexe souterrain », a écrit M. Dvori, citant des sources militaires. « La raison du bombardement intensif et des explosions secondaires était de s’assurer que toute personne non tuée par l’explosion elle-même ou par l’effondrement du tunnel mourrait par asphyxie ou par inhalation de substances dangereuses ».
Partie 2 : Mise en danger des otages
Il y avait des indications sur la présence d’un otage, mais il y avait des pressions pour agir.
Les militants ne sont pas les seuls à avoir succombé à l’exposition au gaz. Le 10 novembre 2023, l’armée israélienne a bombardé un tunnel qu’elle avait identifié comme étant la cachette du commandant de la brigade nord de Gaza du Hamas, Ahmed Ghandour. L’attaque a également tué trois otages israéliens : Ron Sherman, Nik Beizer et Elia Toledano. L’armée a récupéré leurs corps et les a rendus à Israël le mois suivant.
Dans un premier temps, l’armée a déclaré aux familles des otages que les trois hommes avaient été assassinés par le Hamas. Plus tard, cependant, elle a déclaré que Sherman, Beizer et Toledano – dont les corps ont été retrouvés intacts et ne portaient aucune blessure par balle – étaient morts d’un empoisonnement au monoxyde de carbone causé par les bombardements israéliens.
Dix mois après la mort de son fils Nik, Katya Beizer a été convoquée à une réunion avec un officier supérieur du renseignement militaire et un commandant de l’armée de l’air responsable de l’attaque. Ils lui expliquent que les militaires ignoraient la présence des otages dans le tunnel et que son fils est mort d’une bombe larguée par l’armée de l’air, qui a libéré un gaz toxique.
« Ils ont dit que ce type d’arme libérait des gaz », a déclaré Katya à +972 et à Local Call. « J’ai demandé quel type de gaz, et ils ont immédiatement précisé qu’il s’agissait d’une arme conventionnelle, rien d’interdit. Elle raconte qu’au cours de la conversation, ils ont admis que l’utilisation de gaz était intentionnelle car c’était « le seul moyen d’atteindre quelqu’un à l’intérieur du tunnel ».
La mère de Sherman, Ma’ayan, a déclaré au site d’investigation israélien The Hottest Place in Hell que le chef du centre de commandement des otages et des personnes disparues de l’armée, le général de division Nitzan Alon, lui a expliqué que « les bombes sont conventionnelles, mais qu’elles ont un certain effet secondaire qui provoque la libération de gaz toxiques en raison d’une réaction chimique, et que c’est la cause de la mort ». Il s’est également excusé en disant : « Nous ne savions pas qu’ils étaient là. »
Neuf jours avant la mort de Ron, le 1e novembre 2023, Ma’ayan Sherman avait reçu un message WhatsApp d’un membre du Centre de commandement des otages et des personnes disparues affecté à sa famille. Le message – vu par +972 et Local Call – contenait un prospectus distribué par le Hamas, avec un titre en gras et en rouge : « Un message au peuple israélien ». L’image montrait son fils Ron, l’air effrayé, les mains levées, avec un texte en hébreu et en arabe : « Vos fils sont retenus prisonniers par la résistance » et »“L’attentat à la bombe contre les dirigeants du Hamas aura une incidence sur leur sort ».
L’officier a assuré à Ma’ayan qu’il ne s’agissait que de « guerre psychologique » et a ajouté : Il n’y a pas de changement en ce qui concerne les FDI. L’hypothèse de travail est que Ron est vivant ».
Aujourd’hui, Mme Sherman considère la circulaire comme une preuve supplémentaire que l’armée a sciemment mis en danger la vie de son fils. « Ignorer le tract n’a pas de sens », a-t-elle déclaré. « Lorsque j’ai reçu le dépliant, ils m’ont dit de me taire. Ils m’ont dit de ne pas en parler ».
Cependant, +972 et Local Call ont appris que l’affirmation de l’armée selon laquelle elle ne disposait d’aucun renseignement sur la détention d’otages près de Ghandour est fausse. Trois sources de sécurité ayant connaissance de la planification de l’attaque ont révélé que la division des opérations du Shin Bet, qui a mené l’attaque, avait reçu de vagues renseignements supplémentaires pouvant indiquer une probabilité moyenne » de la présence d’otages sur le site.
« L’opération visant Ghandour a été menée par deux réservistes qui ont travaillé de manière impressionnante et professionnelle, mais ils ne savaient pas si des otages s’y trouvaient », a expliqué une source de sécurité ayant connaissance de l’opération. « l y a eu des indications concernant le corps d’un otage, ou peut-être un otage vivant, mais on ne savait pas comment les interpréter car les informations étaient ambiguës », a ajouté la source. « Ils ne savaient pas si l’otage était vivant ou mort, et même s’il était vivant, il n’était pas clair s’il se trouvait à cet endroit précis ou à un autre. Personne n’a posé trop de questions. Tout le monde comprenait qu’il fallait agir ».
Une deuxième source de sécurité a corroboré ce récit. « L’échec est dû au fait qu’ils ont supposé qu’ils avaient affaire à des cadavres – que les otages étaient déjà morts », a déclaré la source. « Si Ghandour avait été un personnage moins important dans les combats, ils auraient peut-être agi différemment. »
« Il y avait une obsession pour l’élimination de Ghandour », a expliqué une troisième source de sécurité au courant de l’opération. « Il y avait une manœuvre [des forces terrestres israéliennes] dans le nord de Gaza, et il y avait un fort désir de l’éliminer. Les analystes de cibles fonctionnent comme des vendeurs. Ils veulent que leur cible soit bombardée ».
L’objectif était la vengeance
Il ne s’agit pas d’une erreur isolée. Six sources de renseignement ont décrit des cas similaires où des frappes visant des agents du Hamas dans la clandestinité ont été approuvées même s’il y avait une probabilité que des otages soient blessé·es. Elles ont souligné que cette situation n’était pas due à la négligence des soldats, mais qu’elle résultait d’une politique qui était en vigueur au moins pendant les six premiers mois de la guerre.
Cette politique, expliquent les six sources, permettait d’autoriser des frappes aériennes tant qu’il n’y avait pas d’indication positive de la présence d’otages à côté de la cible ; en d’autres termes, les commandants n’étaient pas tenus d’exclure une telle possibilité. Cela s’appliquait même lorsque les renseignements étaient obscurs ou qu’il existait une probabilité « générale et non spécifique » que des otages soient détenu·es à cet endroit.
Selon les sources, la vaste zone d’ombre entre une indication positive de la présence d’otages et la possibilité d’exclure leur présence a permis des « dizaines » de frappes qui ont mis des otages en danger et les ont tué·es.
Des sources de sécurité ont suggéré que l’une des raisons de cette politique était la séparation organisationnelle entre les unités d’attaque – telles que celles de la division de Gaza, du commandement sud et du Shin Bet – et le centre de commandement des otages et des personnes disparues, qui relève de la division des opérations spéciales de l’armée et est responsable de la transmission des « zones d’exclusion » dans lesquelles des otages sont soupçonné·es d’être détenu·es. Cette séparation a créé une dynamique problématique ressemblant à un « bras de fer » entre différentes entités.
Trois sources de renseignement ont souligné ce problème au cours des premières semaines de la guerre, en particulier lors des dizaines de frappes effectuées par la division de Gaza sur les maisons d’agents du Hamas soupçonnés d’avoir enlevé des Israélien·nes le 7 octobre. « Personne n’a sciemment bombardé un otage, cela ne s’est pas produit », a souligné une source. « Mais la soif de vengeance contre les ravisseurs était si grande qu’ils ont bombardé leurs maisons sans savoir si des otages s’y trouvaient ».
Une deuxième source a également confirmé avoir participé à des « dizaines » de frappes contre les maisons de ravisseurs présumés. « Les otages n’ont tout simplement pas été pris en compte dans la politique de tir initiale », a déclaré la source. « Je me souviens être rentré chez moi pour la première fois après une semaine ou deux et avoir réalisé qu’il y avait des manifestations et que tout le monde parlait des otages. C’était surréaliste. »
Ces frappes sur les maisons des ravisseurs présumés se sont poursuivies pendant environ deux semaines, jusqu’à ce que les renseignements deviennent plus clairs et que le Centre de commandement des otages et des personnes disparues communique à la Division de Gaza un nombre beaucoup plus important de « zones de non frappes ».
« C’était de la folie », a déclaré la première source. « Vous bombardez la maison d’une personne soupçonnée d’être un kidnappeur. Par chance, nous n’avons pas tué des dizaines d’otages. Il n’y avait pas de ‘zones d’exclusion’ et on ne savait pas où se trouvaient les otages. J’ai exprimé [mes frustrations] à voix haute – cela m’a rendu furieux. Ils n’en ont pas tenu compte. Ce n’était pas la priorité numéro un. L’objectif était de se venger des ravisseurs ».
« Il s’agissait typiquement d’agents de la Nukhba », explique la deuxième source, en référence aux forces spéciales du Hamas, « et dans le cadre de l’opération, nous bombardions leurs maisons. Il y avait une chance que les [otages] s’y trouvent. Avec le recul, nous savons qu’elles et ils ont été mieux cachés, mais des erreurs se sont produites, et nous avons bombardé des otages ».
L’armée n’a pas révélé combien d’otages, le cas échéant, ont été tué·es par les frappes de l’armée de l’air au cours des deux premières semaines de la guerre. Le Hamas a toutefois affirmé dans trois messages Telegram distincts que 27 otages avaient été tué·es lors de frappes aériennes israéliennes au cours de la semaine suivant le 7 octobre. Au total, selon le Hostages and Missing Families Forum, on sait que 30 otages sont mort·es en captivité après avoir été enlevé·es vivant·es à Gaza.
La politique de tir permissive était également évidente dans les frappes visant les hauts dirigeants du Hamas, qui étaient souvent menées sous la direction du Shin Bet ou du Commandement Sud. « La division des opérations du Shin Bet est quelque peu déconnectée du reste de la chaîne de commandement des FDI », a indiqué une source de sécurité. « C’est un organe très insulaire qui demande beaucoup d’attention et de ressources. Son seul objectif est de tuer tous les hauts responsables du Hamas et, pour eux, le succès de la guerre dépend de cet objectif ».
« La façon dont certaines personnes étaient prêtes à faire absolument n’importe quoi pour atteindre cet objectif m’a posé problème », poursuit la source. « Le nombre de [civil·es] qu’ils étaient prêts à tuer – de la façon dont ils voyaient les choses, tout n’était qu’un obstacle sur leur chemin, même les otages ».
D’autres sources ont nuancé ces déclarations, soulignant que la question des otages était souvent prise au sérieux, mais qu’elle dépendait largement du commandant. Une source de sécurité a indiqué qu’au début de la guerre, les opinions politiques des commandants jouaient également un rôle. « Chaque frappe visant une personnalité de haut rang est soigneusement évaluée », a déclaré la source. « Parfois, cela dépend de l’intensité des cris de l’officier de renseignement, de l’intérêt que porte le responsable à la situation, voire de sa position politique. Étant donné que la question des otages a été politisée, certains pensaient que la fin justifiait les moyens ».
Au moment de l’assassinat de Ghandour en novembre, le complexe de tunnels où il se trouvait n’avait pas été désigné comme « zone d’exclusion » par le centre de commandement des otages et des personnes disparues. Par conséquent, officiellement, le Shin Bet n’avait aucune raison d’éviter de diriger l’attaque contre lui, malgré les documents de renseignement qui ont soulevé des questions chez certains analystes.
« Pour être sûr de ne pas viser un otage, il faudrait connaître l’emplacement exact de chacun·e d’entre elles et d’entre eux », a expliqué une source de sécurité. « On ne le sait pas. Par conséquent, lorsque vous frappez un haut responsable du Hamas, il y a de fortes chances que vous tuiez également un otage ». Cette probabilité est d’autant plus grande que, selon les sources, l’armée dispose de renseignements selon lesquels les dirigeants du Hamas s’entourent souvent d’otages dans les tunnels.
Le 14 février 2024, l’armée israélienne a bombardé un complexe de tunnels sous la ville de Khan Younis, dans le but de tuer les commandants du bataillon local du Hamas. Six otages – Alexander Danzig, Yoram Metzger, Haim Perry, Yagev Buchshtav, Nadav Popplewell et Avraham Munder – étaient détenus à proximité, et leur tunnel était rempli de monoxyde de carbone.
En juin, l’armée a informé les familles que les six otages étaient morts en captivité avec le Hamas. Osnat Perry, l’épouse de Haim, 80 ans, a raconté qu’une délégation militaire s’était rendue chez elle et avait expliqué que les otages étaient « morts du monoxyde de carbone à la suite des frappes profondes ». La distance estimée entre les otages et le site du bombardement se situait entre 120 et 200 mètres, soit dans le rayon d’action mortel présumé du gaz, selon l’évaluation de l’armée.
« Ils n’ont pas été directement touchés, mais le tunnel dans lequel ils se trouvaient s’est rempli de ce gaz, qui est hautement toxique et tue en quelques minutes », a expliqué Osnat, ajoutant qu’elle était réconfortée par le fait que, selon la délégation militaire, la mort de son mari aurait été indolore. « La mort causée par ce gaz est indolore parce que les gens perdent immédiatement conscience et, en quelques minutes, ils meurent comme s’ils s’endormaient ».
L’armée a affirmé que Perry était mort à cause du monoxyde de carbone trois mois avant que son corps et ceux des cinq autres otages qui se trouvaient avec lui ne soient récupérés à Khan Younis en août. Selon l’armée et les familles, les six corps portaient des traces de blessures par balles, et au moins certains d’entre eux portaient des traces de sévices infligés par leurs ravisseurs.
En décembre, le porte-parole des FDI a annoncé que la « possibilité la plus plausible » était que, suite à la frappe, les ravisseurs aient exécuté les otages et aient été eux-mêmes tués en tant que « sous-produit » de l’attaque. Selon l’armée, il est également possible que les otages aient succombé au gaz libéré par la frappe et qu’ils aient été abattus par d’autres militants arrivés dans le tunnel quelque temps plus tard. Comme le rapportait Haaretz à l’époque : « L’armée estime que s’ils n’avaient pas été exécutés, les otages seraient morts en inhalant le gaz libéré par la frappe ».
« Ce qu’on nous a dit était très clair : si les ravisseurs ne les avaient pas exécutés en raison de la proximité de l’armée, ils seraient morts à cause du gaz », a déclaré Osnat. Avant le cessez-le-feu, elle a ajouté que le fait d’en parler lui « déchire l’âme », mais elle le fait dans l’espoir d’empêcher que cela n’arrive aux otages restants.
Les familles ont été informées qu’au moment de l’attaque, l’armée n’avait aucune indication positive de la présence d’otages sur le site. Toutefois, à la suite de cet incident, que l’armée a qualifié d’erreur, le processus d’approbation de ces frappes a été resserré. Au lieu d’autoriser les frappes tant qu’il n’y a pas « d’indication spécifique » de la présence d’otages, a expliqué une source militaire, une plus grande importance sera désormais accordée à la clarté des renseignements sur l’emplacement des otages et aux indications générales sur leur proximité avec les hauts commandants du Hamas.
« Lorsque la première erreur s’est produite, avec Ron Sherman, il est devenu évident qu’il y avait un danger », a déclaré M. Osnat. « Mais cela s’est répété, encore et encore. J’ai demandé à rencontrer le ministre de la défense et je ne l’ai toujours pas fait. Je veux lui demander s’il s’agit d’une politique. Car il ne s’agit pas d’une erreur ponctuelle de l’armée ou d’une erreur opérationnelle. S’ils ne savent pas où se trouvent toustes les otages et qu’ils décident malgré tout de bombarder des tunnels, c’est qu’il s’agit d’une politique ».
Les proches des otages tués à Gaza craignent que le fait de souligner le rôle du gouvernement ou de l’armée israélienne dans la mort de leurs proches ne soit interprété – en particulier à l’étranger – comme une exonération de la responsabilité du Hamas pour ses crimes. C’est pourquoi il leur est difficile d’exprimer publiquement leurs critiques.
Rani, le fils de Yoram Metzger qui est mort dans le tunnel avec Perry, a souligné qu’indépendamment de la cause exacte de la mort, la responsabilité incombe au Hamas qui a commis un crime de guerre en enlevant son père âgé de 80 ans. « Depuis le début, nous disons que notre père a été assassiné par le Hamas, et par personne d’autre », a-t-il déclaré. Un parent d’un autre otage tué à Gaza, qui a préféré garder l’anonymat, a déclaré à +972 et à Local Call : « Mon parent est mort à cause d’un ordre israélien. Cela ne fait aucun doute. Mais je ne vais pas donner des munitions à nos ennemis ».
En réponse à notre enquête, un porte-parole de l’armée israélienne a déclaré : « L’enquête sur la mort de six otages dans un tunnel souterrain de la région de Khan Younis et l’enquête sur la mort de trois otages détenus dans l’enceinte du tunnel d’où opérait le commandant de la brigade nord du Hamas, Ahmed Ghandour, ont été présentées de manière transparente aux familles et au public au cours des derniers mois. Il convient de souligner que dans les deux cas, les FDI ne disposaient d’aucune indication ni d’aucun soupçon quant à la présence d’otages sur le site de l’attaque ou dans les environs ».
Partie 3 : Les quartiers « carrelage »
Ils ne savaient pas où il se trouvait, alors ils ont bombardé largement autour de la zone
L’absence de renseignements précis sur l’emplacement des principaux militants dans les souterrains a également conduit l’armée israélienne à adopter une méthode de ciblage particulièrement meurtrière : l’anéantissement de plusieurs immeubles d’habitation adjacents, sans en avertir les habitant·es. En bombardant ces immeubles résidentiels, l’armée visait à écraser des parties du réseau de tunnels supposé se trouver en dessous, et donc à piéger la cible à l’intérieur ou à la tuer en inondant le tunnel de gaz toxique.
Pour maximiser les chances d’assassiner une cible, le commandement de l’armée a autorisé le meurtre de « centaines » de civil·es palestinien·nes lors de ces frappes – qui, selon les sources, ont été menées en coordination avec des responsables américains qui recevaient des mises à jour en direct concernant les chiffres approuvés pour les « dommages collatéraux ».
Les enquêtes précédentes menées par +972 et Local Call, corroborées par une enquête récente du New York Times, ont montré qu’Israël a assoupli les contraintes après le 7 octobre pour permettre des frappes sur les dirigeants du Hamas qui risqueraient de tuer plus de 100 civil·es. En réponse à notre enquête, un porte-parole de l’armée israélienne a démenti ces informations, suggérant que « les affirmations selon lesquelles les FDI ont approuvé et mis en œuvre une attaque pendant la guerre qui risquait de tuer des centaines de civil·es, et que les FDI ont bombardé des “quartiers entiers”, sont sans fondement ».
Dans une interview accordée à MSNBC peu avant la fin de son mandat présidentiel, Joe Biden a expliqué qu’il avait exprimé sa désapprobation à l’égard de cette politique au Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu lors de sa première visite en Israël après le 7 octobre. J’ai dit : « Bibi, vous ne pouvez pas bombarder ces communautés », a raconté Joe Biden. Il m’a répondu : « Eh bien, vous l’avez fait. Vous avez fait un tapis de bombes » – ce ne sont pas ses mots exacts, mais – « Vous avez fait un tapis de bombes sur Berlin. Vous avez largué une bombe nucléaire. Vous avez tué des milliers d’innocent·es ».
Il s’en prenait à moi parce que j’avais dit : « On ne peut pas bombarder sans discernement des zones civiles. Même si les méchants sont là, vous ne pouvez pas tuer deux, dix, douze, quinze cents innocent·es pour attraper un seul méchant », a poursuivi M. Biden.
Selon M. Biden, M. Netanyahu a répondu qu’il s’agissait de personnes qui avaient tué des Israélien·nes et qui se trouvaient « partout dans ces tunnels, et personne n’a la moindre idée du nombre de kilomètres de tunnels qu’il y a ». M. Biden a admis que, selon lui, il s’agissait d’un « argument légitime ».
Le 17 octobre 2023, l’armée de l’air israélienne a effectué une frappe dans le camp de réfugiés d’Al-Bureij visant Ayman Nofal, le commandant de la Brigade centrale du Hamas. Deux sources de sécurité ont déclaré que la frappe avait été approuvée avec un chiffre de « dommages collatéraux » allant jusqu’à 300 civil·es palestinien·nes, tandis qu’une troisième source a affirmé que le nombre approuvé était de 100. La frappe, qui a permis de tuer Nofal et dont on estime qu’elle a tué au moins 92 civil·es, dont 40 enfants, a été exécutée dans un « très large rayon », selon les sources, conformément à la méthode d’attaque décrite plus haut.
« J’ai vu [la frappe] de mes propres yeux, sur l’écran, en temps réel », a raconté une source de renseignements impliquée dans la tentative d’assassinat, qui l’a suivie à l’aide d’un drone. « J’ai vu tous les morts qui gisaient à proximité. On aurait dit des fourmis. Je me souviens honnêtement avoir vu des rivières de corps humains après l’explosion. C’était très dur. [L’armée] ne savait pas exactement où il se trouvait, alors elle a bombardé abondamment la zone pour s’assurer qu’il soit tué ».
Amro Al-Khatib, un résident du camp d’Al-Bureij, a été témoin de l’attaque. « Entre 16 et 18 maisons familiales ont été détruites lors de l’attaque », a-t-il déclaré à +972 et à Local Call. « Nous avons sorti de nombreuses et nombreux morts, en morceaux.
Khaled Eid a perdu 15 membres de sa famille, dont ses parent·es, et a passé trois jours à fouiller les décombres jusqu’à ce qu’il trouve des fragments de leurs corps. « Nous les avons cherchés avec nos mains, avec des volontaires et des amis de la famille », a-t-il déclaré à +972et à Local Call.
Deux semaines plus tard, le commandement sud a approuvé une série de frappes aériennes visant le commandant du bataillon Jabalia du Hamas, Ibrahim Biari, dans le camp de réfugiés de Jabalia. Cette frappe a été encore plus dévastatrice et a suscité de vives critiques de la part de la communauté internationale.
Selon une source de sécurité impliquée dans l’opération, l’attaque a délibérément rasé un immeuble résidentiel entier. Une enquête du Wall Street Journal, qui a notamment analysé des images satellite, a révélé que le bombardement avait rasé au moins 12 immeubles résidentiels. Le cœur du camp a été réduit à des cratères – qui contenaient les corps d’au moins 126 personnes, dont 68 enfants.
Pendant [cette attaque], le chef de la branche « cibles » du commandement sud a déclaré : « Biari tue des soldats en ce moment même et nous devons déjà l’éliminer » », se souvient une source de sécurité impliquée dans les frappes. « Ils étaient très inquiets parce que c’était à peu près au moment où nous manœuvrions dans la région de Jabalia ».
La source a noté que le nombre admissible de victimes civiles était fixé à « environ 300 », mais que le calcul était imprécis. Selon lui, le chef d’état-major Herzi Halevi a personnellement approuvé la mort de centaines de Palestinien·nes lors de la frappe, après avoir « délibéré » sur la question.
« Tout un quartier est mort pour Ibrahim Biari », a déclaré une autre source de renseignements qui a travaillé sur l’opération. Il a expliqué que même si Biari n’était qu’un commandant de bataillon, la rupture de la chaîne de commandement du Hamas pendant la guerre a élevé les commandants de bataillon à des « niveaux influents, fortement impliqués sur le terrain et essentiels à la gestion des combats ». La source a déclaré qu’en conséquence, des autorisations sans précédent ont été accordées pour tuer des centaines de civil·es afin d’assassiner ces personnalités.
Les Palestinien·nes qui ont survécu aux bombardements ont déclaré à +972 et à Local Call qu’ils avaient anéanti des familles entières – trois générations – et qu’il ne restait plus personne pour témoigner, ce qui corrobore les témoignages donnés à Airwars.
Wafa Hijazi, 22 ans, a été enterrée vivante mais a survécu. « L’attaque a transformé notre maison en fosse commune », a-t-elle déclaré à +972 et à Local Call. La terreur régnait. L’obscurité totale. Et un nuage semblable à une flamme bouillante qui recouvrait l’endroit. C’est ainsi que ma mère est morte, ainsi que toutes mes sœurs et leurs bébés ».
Enterrée sous les décombres, Hijazi a essayé de crier, mais n’y est pas parvenue. C’est alors que la main de son père, qui n’était pas à la maison au moment du bombardement, s’est tendue pour la sortir de là. Lorsqu’elle a émergé, elle a trouvé la main de sa mère coupée de son corps, ainsi que les parties du corps de ses jeunes frères.
On finit par larguer dix bombes sans être sûr que la cible soit là.
Lors des frappes visant Biari et Nofal, l’armée a utilisé ce qu’elle appelle une « attaque de grande envergure », impliquant la destruction d’îlots résidentiels entiers et des pertes palestiniennes massives. Les frappes s’appuyaient sur un « polygone » – une estimation générale, dans un large rayon, de l’endroit où la cible pourrait se trouver – qui ne pouvait pas toujours être réduit.
« L’objectif est d’effondrer le système de tunnels et de piéger [la cible] à l’intérieur », a expliqué une source de sécurité. « Le tracé étant très complexe, il faut s’assurer qu’il n’y a pas d’évasion. Dans la guerre souterraine, vous n’avez presque jamais de coordonnées exactes, juste un polygone. Il n’y a pas d’autre choix que d’attaquer de manière générale ».
Après avoir reçu les coordonnées des agences de renseignement, l’armée de l’air larguait des bombes de type « bunker-buster » sur toute la zone. Nous recevions une sorte de polygone, un rectangle à Gaza, et ils nous disaient : « Quelque part ici, il y a un complexe souterrain, mais nous ne pouvons pas le localiser plus précisément », explique une source de l’armée de l’air impliquée dans les frappes ciblant les tunnels. Nous connaissons le rayon d’explosion d’une bombe de type « bunker-buster », qui est de quelques mètres, [nous prenons donc cela comme] un carré et nous « carrelons » la zone [avec des bombes].
Il n’était pas toujours certain que ces frappes, sur des zones aussi vastes, atteindraient la cible visée. Pour « carreler » un polygone entier, il faut un grand nombre de bombes et, selon la source, il n’y en a pas toujours assez. « Parfois, nous ne couvrions que 50% de la zone, mais nous préférions avoir 50% de chances de réussite plutôt que rien du tout. Si le polygone fait 20 [unités de large], par exemple, vous pouvez larguer trois bombes dans le sens de la longueur et trois dans le sens de la largeur, ce qui vous amène à larguer environ 10 bombes sur une zone où vous n’êtes même pas sûr que [la cible] se trouve. »
Cette image partielle du renseignement a conduit à des cas où l’armée a largué des bombes de type « bunker-buster » qui ont tué des dizaines de Palestinien·nes, alors que la cible souterraine a survécu. Cela s’est produit à deux reprises lors de frappes visant le commandant de la brigade de Rafah du Hamas, Mohammed Shabana.
« La première fois, la frappe a échoué parce qu’une capacité [technologique] n’avait pas encore été suffisamment développée et que le polygone était erroné , a déclaré une source impliquée dans ces opérations. « La deuxième fois, il y a eu un problème avec les bombes : il n’y en avait tout simplement pas assez ».
Une autre source de renseignements impliquée dans les tentatives d’assassinat de Shabana a expliqué que les frappes aériennes étaient basées sur des renseignements insuffisants. « Il s’agissait d’attaques beaucoup plus larges qu’il n’en fallait », a-t-il déclaré. « Ils voulaient qu’il n’ait aucune chance de s’en sortir vivant. Ils ont donc bombardé tout le quartier ».
Ces frappes sont presque toujours menées à l’aide de bombes larguées à un angle de 9 degrés et dotées de mécanismes de retardement pour s’assurer qu’elles explosent sous terre et maximiser les chances de tuer la cible. Au cours de la première année de la guerre, les États-Unis ont fourni à Israël 14 000 bombes MK-84, pesant chacune 2 000 livres, qui ont été utilisées dans ces opérations. En mai, l’administration Biden a toutefois suspendu l’envoi de 1 800 de ces bombes en raison des inquiétudes suscitées par la conduite de la guerre et l’invasion de Rafah par Israël.
Une source des services de renseignement a décrit un cas où l’armée prévoyait de cibler un commandant à Gaza avec « 80 bombes à fragmentation de bunker » afin de « carreler » un très large rayon. Cependant, une décision a été prise pour économiser les ressources. « Ils savaient qu’il était sous terre, mais ne savaient pas exactement où », a déclaré la source. Finalement, l’autorisation a été donnée d’utiliser 10 bombes. « Cela n’a pas suffi : il a survécu », a ajouté la source.
Ces dernières semaines, d’autres éléments ont montré que l’armée israélienne s’appuyait sur des renseignements limités pour mener ses attaques contre Gaza. Après l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, l’armée a admis que deux dirigeants du Hamas qu’elle avait prétendu avoir tués – le commandant du bataillon Al-Shati, Haitham Al-Hawajri, en décembre 2023, et le commandant du bataillon Beit Hanoun, Hussein Fayad, en mai 2024 – avaient en fait survécu. L’armée a admis que les annonces précédentes avaient été faites sur la base de renseignements « incorrects ».
Une source de sécurité a déclaré que les États-Unis fournissaient à Israël leurs propres renseignements, mais qu’ils n’étaient pas aussi utiles que l’armée l’espérait. « Nous avions de grandes attentes à l’égard des Etasuniens, mais elles ont été déçues », a déclaré une source de sécurité. « Ils étaient très attachés à la question des otages et à [l’assassinat du chef du Hamas à Gaza, Yahya] Sinwar, car ils pensaient que plus vite Sinwar serait éliminé, plus vite la guerre prendrait fin. Ils ont fait de gros efforts et ont partagé des renseignements avec nous, mais en fin de compte, leurs sources n’étaient pas aussi bonnes que les nôtres ».
Imaginez qu’il s’agisse de Tel Aviv. Personne n’accepterait une telle chose
Selon une source des services de renseignement israéliens, la personne responsable de l’amélioration et de la fortification de l’infrastructure des tunnels du Hamas était Mohammed Sinwar, le frère de Yahya et son successeur à la tête du groupe dans la bande de Gaza. Après les bombardements des tunnels de l’opération « Lightning Strike » en 2021, il a analysé les frappes israéliennes et amélioré les tunnels en conséquence.
« [Mohammed Sinwar] a identifié qu’Israël frappait en ligne droite et a réalisé la nécessité de chemins ramifiés », a déclaré la source. « Ils sont plus intelligents que nous ne le pensons ».
Selon la source, l’ajout d’embranchements aux tunnels a permis à Israël de mener des frappes sur des zones encore plus étendues. « Vous pouvez déterminer qu’un personnage important se trouve dans un certain quartier, mais le rayon d’action est très large car il y a des kilomètres de tunnels et vous ne savez pas dans quelle branche il s’est engagé », a déclaré la source.
« Vous avez de la chance si vous obtenez ne serait-ce qu’une indication qu’un haut responsable se trouve dans un certain itinéraire de tunnel », poursuit la source. À moins que quelqu’un ne dise explicitement : « C’est le tunnel de Mohammed Shabana », on ne peut parfois même pas dire qu’il s’agit du tunnel d’un haut responsable – il peut s’agir simplement d’un tunnel de ravitaillement.
Néanmoins, la source a admis qu’avant le 7 octobre, elle ne pensait pas voir un commandant israélien de haut rang ordonner la destruction d’un bloc résidentiel entier pour cibler une seule figure du Hamas.
Les 15 sources de sécurité interrogées dans le cadre de cet article, y compris celles qui sont très critiques à l’égard de la politique israélienne, ont toutes souligné que le Hamas avait conçu son infrastructure de tunnels pour permettre à ses hauts commandants de diriger les combats depuis le sous-sol ou la proximité de zones densément peuplées. (Toutefois, les expert·es en droit international ont souligné que, même dans ce cas, Israël est tenu de protéger les civil·es.)
« Imaginez qu’il s’agisse de Tel-Aviv et non de Jabalia, et que pour atteindre « le Puits » [surnom du centre d’opérations souterrain de l’armée israélienne à la Kirya, situé à proximité de zones résidentielles et commerciales de Tel-Aviv], les quartiers autour de la Kirya soient bombardés », a déclaré Michael Sfard, avocat spécialisé dans les droits des êtres humains. « Vous ne savez pas où aboutissent les tunnels militaires sous la Kirya, vous ne savez pas exactement où se trouve votre cible, et vous voulez vous assurer qu’elle sera tuée. Alors vous bombardez [les rues adjacentes] ? Personne n’accepterait une telle chose. »
Suhad Bishara, directrice juridique de l’organisation de défense des droits des êtres humains Adalah, basée à Haïfa, est du même avis. « Même s’il existe une cible militaire légitime, si la force militaire sait qu’elle risque de porter atteinte de manière disproportionnée à la vie des civil·es, elle est interdite par le droit international », a-t-elle expliqué. « C’est d’autant plus vrai lorsque l’on ne sait pas exactement où se trouve la cible militaire, que l’on détermine un rayon d’action et que l’on frappe sans discernement, tout en blessant de nombreuses et nombreux civils.
« Le discours de la société israélienne est que c’est de leur faute – ils construisent des écoles en dessous », a déclaré une source des services de renseignement. « Mais est-il légitime de faire sauter une école ? Est-il légitime de tuer des dizaines de personnes à cause de cela, comme nous l’avons fait ? »
« Nous avons bombardé un grand nombre d’ambulances dont nous savions qu’elles contenaient des agents du Hamas », a déclaré une deuxième source de renseignements. (Un porte-parole du Hamas a déclaré qu’« Israël n’a fourni aucune preuve de l’utilisation d’ambulances dans des opérations de résistance » et a décrit cette allégation comme « un prétexte pour détruire le secteur de la santé dans la bande de Gaza »). « Ils sont méprisables. Mais vous vous demandez si cela en vaut la peine. Vous êtes confronté à une situation très difficile. Et on vous donne tout simplement carte blanche. Si nous ne devions pas gérer nos munitions de manière économique, nous aurions continué à détruire des choses en quantités insensées ».
Cinq sources ont souligné que ces tactiques étaient motivées par la pression exercée par les dirigeants politiques et militaires, qui voulaient donner au public l’image d’une victoire. « Ils ont approuvé un nombre de victimes civiles à trois chiffres, même pour les commandants de bataillon, parce que nous étions de plus en plus désespérés à l’idée d’une sorte d’assassinat ciblé réussi », a déclaré l’une des sources des services de renseignement. « Chaque succès de ce genre, les gens le voient à la télévision ».
« Ce qui m’a le plus dérangé, c’est la façon dont les médias [israéliens] mentent de manière flagrante », a ajouté une deuxième source de renseignements. « ls disent que nous sommes sur le point de les avoir, que nous sommes sur le point de gagner, que nous sommes sur le point d’éliminer des personnalités importantes ».
« Il était évident que les médias sont alignés sur l’armée, les services de sécurité et le Shin Bet », poursuit la deuxième source. « Tout ce qu’ils voulaient faire passer se reflétait [dans les articles]. Les journalistes militaires sont en fin de compte alimentés par ces systèmes, qui se sentent parfaitement à l’aise pour mentir lorsque c’est nécessaire. Au moins pendant les premiers mois de la guerre, j’ai eu le sentiment que les médias et l’armée ne faisaient qu’un – que les médias étaient un bras armé de l’armée ».
Quatre responsables des services de renseignement ont déclaré que la brutalité de l’attaque du Hamas le 7 octobre leur permettait, ainsi qu’à leurs commandants, de justifier plus facilement les attaques à grande échelle contre les civils à Gaza. Selon ces sources, la conviction que toutes et tous les Palestiniens de la bande de Gaza étaient « impliqués » dans une certaine mesure dans les activités du Hamas n’a jamais été une politique officielle, mais elle était présente « en permanence » dans les conversations de couloir et les pauses café.
Alors qu’une source justifiait l’attaque d’immeubles résidentiels en affirmant que les civil·es vivant au-dessus d’un tunnel devaient savoir que le Hamas opérait en dessous d’eux, une autre source de renseignements trouvait cette justification plus difficile. « Les responsables de la plupart des assassinats sont les services de renseignement, et non les forces sur le terrain », a-t-il déclaré. « Nous avons tué beaucoup plus de personnes que les soldats ou les pilotes [de combat], parce que nous leur avons dit où bombarder ».
Yuval Abraham