Claude Allègre est décédé le 4 janvier 2025. Les nécrologies officielles qui ont suivi, par excès de pudeur ou servilité post-mortem, ne rendent pas fidèlement compte de l’impact que Claude Allègre a eu sur les relations entre le monde scientifique et le public. Il est bien sûr plus délicat de mentionner qu’une vaste part de la communauté scientifique ne le regrettera pas. Non pas parce que c’était un homme peu affable avec les collègues dépourvus du grade de professeur des universités. Ni même parce que, alors ministre de l’Éducation nationale, il s’est mis à dos toute une profession qu’il entendait dégraisser comme un pachyderme hors d’âge. Si nous ne le regretterons pas, c’est parce qu’il a, par orgueil ou par ambition, ou les deux, faussé les relations entre sciences et citoyens à un point jamais atteint - et c’est là le drame - engendrant des conséquences irréversibles sur la lutte contre le changement climatique. En décryptant les liens troubles que Claude Allègre entretenait entre « neutralité scientifique » et éthique, nous entendons remettre les pendules à l’heure.
Claude Allègre aimait l’exposition médiatique, la gloire et le combat d’idées plus que la noble dispute argumentative. Soit, mais il était pour cela prêt à des compromissions « controversées » pour certains, criminelles pour beaucoup. Laissant derrière lui ses brillants travaux de géochimiste, il fut atteint de Nobélite, ce syndrome classique qui pousse d’anciennes gloires scientifiques à faire la promotion d’idées scientifiques farfelues et infondées. La singularité de Claude Allègre en matière de Nobélite est le symptôme particulièrement grave et coupable qu’il a développé : le climato-scepticisme. Plus que nul autre en France, Claude Allègre a répandu, avec ses élucubrations, ce venin contraire aux consensus émanant des climatologues. Si le doute est si présent dans l’opinion publique en France - bien plus qu’ailleurs en Europe -, il y a fort à parier que c’est un héritage de Claude Allègre et de ses affidés politiques de l’Institut de Physique du Globe de Paris (IPGP), au premier rang desquels Vincent Courtillot, membre de l’Académie des sciences, encore et toujours climato-négationniste [1]. Le mal est apparemment puissant, puisque les gouvernements successifs d’Emmanuel Macron continuent de procrastiner de façon irresponsable - quoiqu’avec une constance qui force l’admiration - dans la lutte contre le changement climatique. Dès lors, comment ne pas trouver criminelle l’attitude de Claude Allègre ?
Comment Claude Allègre a-t-il pu porter si haut le coup ? Il a bénéficié de solides appuis politiques, quitte à en changer, usant d’abord de sa proximité avec Lionel Jospin pour finalement se rallier à Nicolas Sarkozy, porteur d’une droite forte en gueule. Aussi, les médias raffolaient de ses ruades : Claude Allègre se comportait comme un ogre sur les plateaux de télévision, prêt à dévorer ses contradicteurs. Qu’une encore jeune chercheuse, Valérie Masson-Delmotte, ferraille contre lui a assurément été insupportable [2]. Qu’un jeune loup scientifique, Edouard Bard, le prenne la main dans le sac et expose sans ambiguïtés les preuves de ses manipulations de données et de ses manquements élémentaires à la déontologie l’a rendu furieux et dénigrant [3].
Tout cela est connu, et la question se pose de savoir où nous voulons en venir : l’épopée de Claude Allègre est utile pour comprendre la diversité des postures scientifiques, en termes de neutralité et de rigueur, et sur leurs relations vis-à-vis de la société. Voyons un peu les nécrologies institutionnelles [4, 5, 6] : celle de l’Institut de Physique du Globe de Paris, la boîte de Petri de Claude Allègre, portée par les voix de Jérôme Gaillardet et Marc Chaussidon, est dithyrambique, et il faut de la persévérance pour trouver au milieu de ce long texte que « Claude Allègre affichait […] un positionnement climatosceptique, mettant en doute l’influence du CO2 anthropique sur l’évolution du climat de la Terre » ; celle du CNRS est tout aussi laudatrice, retenant tout juste son « franc-parler et son esprit provocateur » qui l’amena à prendre des « positions controversées [… sur le] réchauffement climatique ». Celle du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche sépare curieusement l’œuvre de l’artiste de celle du brillant chercheur pour la part désastreuse, mais pas pour la part estimable. Néanmoins, cette dernière rééquilibre un peu les choses en mentionnant que « ses prises de position [...] nous rappellent [...] qu’aucun parcours, aussi admirable soit-il, ne doit nous conduire à nous éloigner des fondamentaux de la méthode scientifique : observation, théorie, prédiction, expérience. ». C’est précisément là que nous voulons en venir. Nous sommes d’accord avec notre ministre, une fois n’est pas coutume.
Pourquoi une telle révérence ? Reprenons : lorsque Claude Allègre sortait de la - supposée - neutralité scientifique [7] à laquelle il aurait dû être tenu - à en croire les institutions qui chantent aujourd’hui ses louanges - il fut déclaré ministrable. Lorsqu’il assenait des contre-vérités scientifiques préjudiciables à l’humanité, il n’était pas taxé de « terroriste » par les prédécesseurs de Gérald Darmanin, ni morigéné par les institutions pour son « activisme », et l’ex-président de la république Nicolas Sarkozy de se déclarer « fier d’avoir été son ami ». Lorsqu’il s’asseyait sur la méthode scientifique, manquant aux règles déontologiques les plus élémentaires, les puissants le flattaient pour forcer les incursions néolibérales dans le monde académique. La complaisance envers Claude Allègre pour ses entorses à l’éthique scientifique la plus élémentaire de la part des institutions est pourtant orthogonale au « devoir de réserve » parfois opposée par quelques excités [
Le cas de Claude Allègre illustre parfaitement que la neutralité de la science est une tarte à la crème, et que le fait que ses praticiens se positionnent n’est pas incongru. Mais alors, à ce stade, ne devrions-nous pas nous offusquer, puisqu’en quittant cette mythique neutralité, la porte s’est ainsi ouverte au climato-scepticisme le plus funeste ? Ce qui nous chiffonne, pour rester dans l’euphémisation, c’est que dénier la neutralité scientifique nécessite de prendre quelques pincettes, et ne veut pas dire qu’on puisse faire n’importe quoi dans une complète confusion : comme le rappelle le déontologue du CNRS [11], la Charte française de déontologie des métiers de la recherche (article 3), adossée au Code de l’éducation (article L952-2), stipule que « si le chercheur n’est pas objectif, cela constitue une violation d’une obligation du chercheur, y compris dans l’espace public. Ce qui sous-entend que s’il exprime une opinion personnelle, il faut qu’il le mentionne ». La nuance est de taille car, à la différence de Claude Allègre adoptant des « positions scientifiques controversées », nous, Scientifiques en Rébellion, tenons à cœur de conserver « la rigueur, la quête d’objectivité, l’intégrité scientifique ». C’est dans notre « raison d’être » [12] qui souligne aussi que « la déontologie [...] et une éthique nous engagent à refuser toute compromission avec des entités dont les actions sont délétères pour la planète. ». Forcément, avec de telles conditions, nous sommes moins divertissants que Claude Allègre sur les plateaux de télévision. Nous revendiquons une « impartialité engagée » [13], lucide sur l’articulation entre les faits scientifiques et les valeurs que nous portons. Autrement dit : le contraire de Claude Allègre, devenu pôle pur de « partialité exclusive », prétendant à la neutralité tout en piétinant la rigueur scientifique pour défendre ses opinions, ses crédits de recherche, sa carrière, et ses intérêts politiques.
Ça va mieux en le disant.
Pour aller plus loin, si la posture Allègresque est évidemment la plus ignominieuse, nous souhaiterions aussi interroger nos collègues en sciences dites exactes qui défendent la posture de neutralité exclusive. D’une part, pourquoi perpétuer ce mythe qui sème la confusion et nous empêche d’agir face aux urgences écologiques [14] et d’autre part, pourquoi le valoriser, quand il contribue à renforcer la crédulité du public, et par extension celles des acteurs politiques, envers les postures nuisibles de Claude Allègre, de Didier Raoult et de tant d’autres atteints de Nobélite ?
Scientifiques en rébellion