Combien de Palestiniens ont été tués ou blessés par les bombes, les roquettes, les obus et les balles israéliennes depuis le déclenchement de la guerre de Gaza lancée en représailles à l’attaque du 7 octobre 2023 par le Hamas ?
Alors que la trêve entrée en vigueur le 19 janvier a permis la libération de 290 prisonniers palestiniens détenus en Israël contre celle de 7 otages israéliennes retenues depuis plus de quinze mois par les islamistes palestiniens dans la bande de Gaza, le silence relatif et momentané des armes incite à dresser un bilan humain de cet épisode exceptionnellement destructeur de l’interminable conflit israélo-palestinien.
Bilan hélas provisoire, tant le cessez-le-feu semble fragile. Et aussi parce que la violence dévastatrice des frappes israéliennes a transformé l’ensemble de l’enclave palestinienne en un immense champ de ruines qui pourrait cacher un véritable cimetière.
Il est actuellement impossible d’évaluer le nombre de Gazaouis enfouis sous les décombres de leurs habitations dont 92 % ont été détruites ou gravement endommagées.
Lors des funérailles de Palestiniens victimes d’une frappe aérienne israélienne sur le camp de Bureij, à Deir al-Balah, à Gaza, le 17 novembre 2024. © Photo Ali Jadallah / Anadolu via AFP
En outre, selon un rapport de Médecins sans frontières (MSF) publié en décembre dernier, « des dizaines de milliers de survivants seront marqués à vie, physiquement et mentalement. Les blessures de guerre nécessitent souvent de multiples interventions chirurgicales, et des années de rééducation et de soins. Or ces services, qui font cruellement défaut aujourd’hui à Gaza en raison de la destruction des infrastructures de santé et de la grave pénurie de matériel médical, resteront longtemps indisponibles compte tenu du temps nécessaire pour les rétablir ».
« En règle générale, ajoutent les auteurs du rapport, jusqu’à 4 % des blessés de guerre ont besoin de chirurgie reconstructrice. À Gaza, on estime ainsi que plus de 4 000 personnes auront besoin d’interventions chirurgicales complexes et d’une rééducation complète. »
L’OMS indique de son côté que « plus de 22 500 personnes, soit environ un quart des blessés de Gaza, ont subi des traumatismes les invalidant à vie et qui nécessitent des soins de rééducation immédiats et à long terme. Les survivants de la guerre souffrent de graves brûlures, de fractures complexes et, dans de nombreux cas, ont été amputés. Entre 3 105 et 4 050 amputations ont été pratiquées à Gaza ».
Selon les chiffres du gouvernement israélien, près de 1 200 personnes, dont 33 enfants, et plusieurs citoyens étrangers, ont été tuées le 7 octobre 2023, et plus de 250 ont été prises en otages par les combattants du Hamas. Sur ce nombre, 161 ont été libérées et 35 seraient mortes. Pour leur part, les sources militaires israéliennes font état de 405 soldats tués et 2 500 blessés à Gaza depuis le début des opérations au sol.
Du côté palestinien, le ministère de la santé, contrôlé à Gaza par le Hamas et dont les chiffres sont validés et publiés par les Nations unies, évalue les pertes à un peu plus de 46 600 morts, parmi lesquelles 16 200 hommes, 7 216 femmes, 13 300 enfants, 3 440 personnes âgées de plus de 65 ans – c’est-à-dire trop âgées pour combattre – et 110 000 blessés.
Selon les Nations unies, 91 % de la population se trouvait, à la veille de la trêve, en « insécurité alimentaire aiguë » en raison de la destruction des ressources agricoles (puits, vergers, serres et bateaux de pêche détruits, cheptels abattus) et de l’interdiction d’accès par Israël aux convois d’aide humanitaire. Interdiction aujourd’hui en principe levée grâce à la trêve. Mais pour combien de temps ?
Des estimations entre 70 000 et 186 000 morts
Alors que l’écrasante majorité de la population – 1,9 million sur 2,22 millions en octobre 2023 – a été déplacée par la guerre, contrainte à trouver refuge dans des abris précaires, la moitié des 36 hôpitaux du territoire ne fonctionnent que très partiellement et la plupart des dispensaires sont détruits ou endommagés. L’ensemble du système de santé local, qui a perdu un millier de ses membres et 130 de ses ambulances, manque des médicaments et du matériel médical et chirurgical de base.
Ajoutées au manque d’électricité et d’eau potable, à la promiscuité des habitats de fortune, à l’absence d’hygiène élémentaire dans laquelle sont condamnés les déplacés, ces conditions de vie très difficiles rendent plus qu’aléatoire la survie des très nombreux blessés et amputés et incitent les spécialistes à considérer avec réserve le bilan officiel des pertes civiles.
« Les violences perpétrées par les forces israéliennes ont causé des dommages physiques et psychiques d’une ampleur qui submergerait n’importe quel système de santé fonctionnel, a fortiori un système de santé anéanti par une offensive dévastatrice et un blocus qui dure depuis dix-sept ans », précise le rapport de MSF.
Tenter de dresser, dans ces conditions, un bilan humain du conflit n’est pas simple. Le président de Médecins du monde, qui dispose sur place d’une équipe forte d’une cinquantaine de personnes, a cependant jugé « cohérente avec la situation sanitaire, militaire, géopolitique » l’estimation de 186 000 morts avancée, en juillet dernier, par trois chercheurs en santé publique dans la section « correspondance » du site de la revue médicale britannique, The Lancet.
Partant du principe que « les conflits armés ont des répercussions indirectes sur la santé au-delà des dommages directs causés par la violence »,ils ont appliqué, en se fondant sur les précédents du Burundi et du Timor-Leste, une « estimation prudente » de quatre morts indirectes pour un décès direct au nombre de 37 396 morts enregistré le 19 juin sur le site du ministère de la santé du Hamas. Et ainsi obtenu le chiffre de 186 000 morts.
Mais quelques mois plus tard, The Lancet a publié une autre estimation, considérée comme la plus sérieuse et acceptée par la plupart des spécialistes. À la différence du chiffre rendu public en juillet, il ne s’agit pas d’une simple évaluation adressée au courrier des lecteurs du site de la revue, mais du résultat d’un sérieux travail de recherche et de recoupement de sources dont les cinq auteurs sont des spécialistes de santé publique, professeurs ou chercheurs à la London School of Hygiene and Tropical Medicine ou aux universités de Cambridge, Nagasaki ou Yale.
Leur article de 9 pages a été soumis avant publication, comme c’est l’usage au Lancet, à l’évaluation pour validation de leurs pairs qui ont donné leur feu vert. Leur recherche, qui porte sur la période du 7 octobre 2023 au 30 juin 2024, repose sur l’exploitation de trois sources : la liste des décès établie par le ministère de la santé, la collecte en ligne des déclarations de décès par les familles, et les nécrologies publiées sur les réseaux sociaux. Après vérification, recoupement et élimination des doublons, les universitaires ont estimé le nombre des morts pendant la période choisie à 64 260.
Un chiffre supérieur de 41 % aux 37 877 victimes déclarées à la même date par le ministère. Ce qui correspond, selon les signataires de l’article, à 2,9 % de la population de l’enclave, ou encore à 1 mort pour 35 habitants. Rapporté à la population actuelle de la France, c’est l’équivalent d’une saignée de 1 940 000 personnes…
« Si on applique aux quatre mois qui ont suivi la période étudiée le même taux de sous-estimation des pertes, écrivent les cinq universitaires, on peut juger plausible que le véritable bilan humain à Gaza dépasse 70 000 morts. »
« Nos résultats,ajoutent-ils, sous-estiment aussi l’impact réel des opérations militaires à Gaza, car ils ne tiennent pas compte des morts non directement liées à des traumatismes, telles que celles résultant de l’interruption du fonctionnement des services de santé, de l’insécurité alimentaire, du manque d’eau et des carences du système d’assainissement. Nos projections indiquent que la population de Gaza aurait pu subir 2 680 morts supplémentaires à cause des maladies non contagieuses, 2 720 en raison des maladies infectieuses endémiques, 11 460 victimes d’éventuelles épidémies et 330 des suites de complications néonatales pendant la période de février à août 2024. »
Les chercheurs de The Lancet soulignent aussi qu’une enquête de terrain, impossible vu les conditions de sécurité et les difficultés d’accès à Gaza, aurait permis d’obtenir sur ce point des estimations sérieuses.
« Nos travaux, estiment-ils en conclusion, soulignent le besoin urgent d’un accès élargi de l’aide humanitaire à l’ensemble de la bande de Gaza et d’une protection pour le personnel de santé, les ambulances et les centres de santé pour permettre aux blessés de recevoir à temps les soins nécessaires. Plus généralement, ils montrent le caractère indispensable d’initiatives diplomatiques en faveur d’une cessation immédiate et permanente des hostilités. Comme en d’autres lieux, l’ouverture rapide d’investigations sur de potentiels crimes de guerre semble importante pour garantir l’application de la justice et désigner les responsables. »
Sur ce dernier point, des doutes sont permis.
Relèvement du seuil de dommages collatéraux acceptables
Conforté, jusque dans ses pires projets, par le retour au pouvoir à Washington de son ami et protecteur Donald Trump – le premier ministre israélien est ainsi le premier chef d’État étranger invité à la Maison-Blanche –, Benyamin Nétanyahou a moins que jamais l’intention de mettre un terme à une guerre qui lui permet d’échapper aux procès pour corruption qui le guettent. Et à la probable commission d’enquête sur ses responsabilités dans les « erreurs » qui ont permis l’attaque terroriste du 7 octobre 2023.
Cette commission d’enquête ne manquerait pas d’être mise en place dès le lendemain d’un arrêt réel de l’intervention militaire à Gaza. Les responsabilités de Nétanyahou dans le déclenchement de la guerre et dans la stratégie dévastatrice mise en œuvre sous son autorité, pour ne pas dire à sa demande, sont énormes. Et accablantes.
Elle lui ont valu d’être l’objet d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale. Et à son pays d’avoir à répondre du soupçon de génocide devant la Cour internationale de justice. Ces deux instances judiciaires de l’ONU ne sont pas reconnues par Israël ni par les États-Unis mais leurs décisions n’en sont pas moins encombrantes, voire infamantes, pour ceux, citoyens ou États, qu’elle désigne. Du moins aux yeux des citoyens ou des peuples attachés au respect du droit.
C’est avec l’accord de Nétanyahou, sinon à son initiative, qu’a été mise en œuvre dès le début de la guerre la dévastatrice « doctrine Dahiya », du nom d’un quartier chiite de Beyrouth rasé par l’aviation israélienne en 2006. Cette doctrine ne distingue pas les cibles civiles des cibles militaires et ignore délibérément le principe de la proportionnalité de la force, fondements du droit de la guerre.
C’est aussi au moins avec son accord que l’état-major, invoquant « une menace existentielle » inexistante, a décidé, comme l’a révélé le New York Times le 26 décembre 2024, une modification fondamentale de ses règles d’engagement, permettant à un officier de rang intermédiaire d’ordonner une frappe sans validation par un supérieur.
Cette décision était accompagnée d’un relèvement du seuil de dommages collatéraux acceptables, passant de 10 à 20 victimes civiles par frappe. Compte tenu de la densité exceptionnelle de la population dans la bande de Gaza (6 000 habitants au km2), on comprend que les 30 000 bombes de précision larguées au cours des sept premières semaines de guerre aient fait 15 000 victimes.
Et que le bilan de quatorze mois de guerre soit ce que nous savons aujourd’hui : plus de 70 000 morts et un horizon de décombres.
Dans ce contexte, les « visions » de Trump sur l’avenir de la région qui commencerait par le « nettoyage » de Gaza et l’expulsion des Palestiniens vers la Jordanie et l’Égypte ne révèlent pas seulement l’accablante et dangereuse indigence géopolitique du milliardaire président des États-Unis, lequel considère l’Orient avec un simplisme aveugle et terrifiant.
Elles soulignent aussi la connivence entre Trump et Nétanyahou, qui rêve depuis toujours d’expulser les Palestiniens de leur terre natale pour reconstituer le « Grand Israël » biblique. Et qui semble résolu à poursuivre en Cisjordanie le nettoyage ethnique commencé à Gaza. Indifférent à la condamnation morale que provoque cette entreprise et au crime contre l’humanité qu’elle constitue au regard du droit international.
René Backmann