Damas (Syrie).– L’année 2025 avait à peine débuté que les réseaux sociaux syriens s’enflammaient après la fuite d’un document issu du ministère de l’éducation. Le document indique une volonté d’expurger les manuels scolaires de toute référence à l’ancien régime. Mais il donne aussi des consignes d’enseignement islamique qui s’apparentent à du révisionnisme historique, avec par exemple la disparition de figures féminines comme Zénobie, reine de Palmyre à une époque pré-islamique gommée.
Quelques heures plus tard, Ahmed al-Charaa, dirigeant de fait de la nouvelle Syrie, publie un communiqué indiquant qu’il ne faut pas modifier les manuels scolaires, si ce n’est pour expurger les références directes aux Assad.
Signe que la coalition islamiste aujourd’hui au pouvoir contient en son sein des personnes bien décidées à instaurer un État religieux dans le pays ? Ou indication qu’un espace public numérique existe et que les opposants laïques à Bachar al-Assad ont la capacité de peser sur la transition en cours ?
Comme un symbole des difficultés des instances issues des premiers temps du soulèvement contre la dictature des Assad, Hadi al-Bahra, président de la Coalition nationale syrienne (CNS) – qui avait pour but, depuis sa création en 2012, de coordonner depuis l’extérieur les opposants au régime et était reconnue par les pays du Golfe, la Turquie et de nombreux pays européens, dont la France, comme l’instance légitime représentant la Syrie –, a annoncé le 18 décembre 2024 que celle-ci se dissoudrait dès qu’une « conférence nationale » inclusive serait mise en place. Sans que cela se remarque beaucoup.
Loin d’être en mesure de rejouer une histoire où une forme de gouvernement en exil reprend triomphalement pied dans son pays, la CNS était, bien avant la fuite de Bachar al-Assad, contestée par de nombreuses forces syriennes, notamment par les groupes islamistes aujourd’hui au pouvoir dans le pays. Il n’empêche que son peu de poids actuel symbolise aussi les faiblesses et les dilemmes de l’opposition non armée face à la coalition forgée à Idlib autour du groupe Hayat Tahrir Al-Cham (HTC).

Graffiti sur les murs de Damas. © Photo Joseph Confavreux / Mediapart
Quels sont alors les moyens possibles, pour les révolutionnaires de 2011 et celles et ceux qui ont continué de résister de manière moins visible que les groupes armés, de peser sur le processus de « transition » politique ? Que faire face à des libérateurs dont on ne partage pas les valeurs et les projets, voire qu’on a combattus politiquement et parfois physiquement ? Les distinctions et divergences entre les opposants à Assad, consolidées par les années de mobilisation et de répression, peuvent-elles être dépassées ?
Pour les personnes qui ont peuplé les manifestations pacifiques de 2011 et 2013, avant que la répression ne fasse basculer la révolution initiale dans un conflit guerrier, l’enjeu principal est de s’imposer face aux groupes armés et islamistes aujourd’hui en position de force.
Cette préoccupation est particulièrement sensible à Douma, ville résistante et martyre de la Ghouta orientale, en banlieue éloignée de Damas, un territoire libéré très tôt par les révolutionnaires et devenu l’une des capitales de la Syrie rebelle, avec notamment la présence du Centre de documentation des violations en Syrie (VDC).
Ce territoire – théâtre du tristement fameux franchissement des lignes rouges par le régime avec l’usage avéré d’armement chimique contre les populations civiles en août 2013 – fut par la suite largement tenu, jusqu’en 2018 et sa capitulation face aux troupes du régime appuyées par les Russes, par le groupe salafiste et djihadiste Jaych Al-Islam. Celui-ci combattait l’armée de Bachar, mais imposait aussi sa loi sur ce territoire et s’est rendu coupable d’exactions visant, parmi d’autres, des partisans de la révolution pacifique de 2011.
Des persécuteurs au pouvoir
Or, plusieurs de ces groupes armés salafistes ont fait alliance, à Idlib et dans le nord du pays, avec Hayat Tahrir Al-Cham, qui leur délègue désormais certaines tâches administratives et sécuritaires, dans la mesure où c’est une coalition de ces différents groupes qui a chassé Bachar al-Assad du pouvoir.
Si Jaych Al-Islam n’existe plus en tant que tel, une grande partie de ses hommes a rejoint le groupe Ahrar Al-Cham, lui-même intégré au « Front national de libération », puis à l’« Armée nationale syrienne », sous influence turque, qui fait partie de la coalition anti-Bachar.
C’est ainsi à un membre historique et commandant d’Ahrar Al-Cham, Amir el-Sheikh, que vient d’être confié le gouvernorat de Rif Dimachq dont dépendent Douma et une grande partie de la périphérie de Damas. Parmi les combattants qui assurent aujourd’hui la sécurité dans cette ville se trouvent donc des visages que certains habitants identifient à des persécuteurs.

Graffiti dans une rue de Douma. © Photo Joseph Confavreux / Mediapart
Dans la rue principale, Saber veut toutefois rester confiant. « Pour le moment, nous avons 80 % de raisons de nous réjouir et 20 % de raisons d’être inquiets »,explique l’ancien maçon de 67 ans, keffieh rouge sur la tête et épaisse moustache marron et blanc du fait de l’âge et du tabac.
Parmi les raisons de se réjouir, il y a « les prix, qui ont baissé depuis que la corruption est partie ». « Et le fait qu’on n’a plus peur, qu’on peut aller là où on veut, alors qu’on a vécu des années de siège, sans pouvoir sortir d’ici. Moi j’avais perdu 36 kilos », raconte-t-il.
Parmi celles de s’inquiéter, il y a « le fait de savoir ce qui va se passer politiquement et si Jaych Al-Islam ne va pas revenir. Ils se sont très mal comportés quand ils administraient la ville. Ils rationnaient les rares denrées qui passaient pour leur seul profit. Ils ont torturé des gens »,explique l’homme qui a participé aux manifestations de 2011 mais n’a pas pris les armes ensuite, « parce qu[’il] n’avai[t] plus l’âge et que [s]on islam n’était pas celui des groupes armés qui se trouvaient ici ».
Pour le moment, Saber demeure satisfait de la manière dont est administrée Douma : « C’est un comité qui a été mis en place, avec seulement des gens de chez nous. Moitié des personnes qui étaient restées, moitié des personnes qui étaient parties dans le nord, vers Idlib. Au début, il devait y avoir des personnes de Jaych Al-Islam dans le comité, mais nous nous sommes mobilisés et une délégation d’habitants est venue protester contre ces nominations, et ils n’en font pas partie aujourd’hui. »
Comment voit-il la suite ? « Politiquement, je ne sais pas, la situation reste volatile. Mais je me réjouis de l’instant, de pouvoir marcher sans risque d’être arrêté. Et de manger du pain qui n’ait pas le goût de poussière, comme cela a été le cas pendant toutes ces années. »

Panneau sur une banque de Damas interdisant l’entrée aux personnes armées. © Photo Joseph Confavreux / Mediapart
Said Nasreddin, jeune architecte, est originaire de Jaramana, une proche banlieue de Damas qui est, au contraire de la Ghouta, restée sous le contrôle du régime pendant toutes les années de guerre et de répression. Il raconte une histoire de résistance qui s’est faite dans un cadre tout autre.
Tout d’abord, c’est sans doute son lieu de naissance qui lui a sauvé la vie. « J’étais descendu manifester, comme tout le monde. J’ai été arrêté en 2013, avec un ami,explique-t-il. Moi, j’ai été libéré quelques jours après, de lui on a perdu toute trace. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais je pense que c’est parce que sur sa carte d’identité, il était inscrit qu’il était né à Deir ez-Zor, une zone considérée comme rebelle, tandis que moi j’étais né à Jaramana. »
Le jeune homme décrit une réalité très fréquente sous le régime des Assad : la punition individuelle dépendante de l’appartenance à une localité ou une communauté considérée comme rebelle ou hostile au régime. « S’il y avait une bataille importante et meurtrière à Douma ou dans la ville de Deraa, les prisonniers qui venaient de ces endroits étaient torturés et punis en représailles », précise le jeune homme.
Beaucoup de groupes armés et radicaux disent qu’ils ont changé, mais peut-on croire à leur sincérité quand on regarde leur parcours ?
Said Nasreddin a animé, pendant des années, un centre culturel clandestin à Jaramana : « On se réunissait en cachette dans différents appartements, on faisait très attention à qui pouvait venir, parce qu’on craignait plus que tout d’être dénoncés. Là, on lisait des livres, on parlait politique, on vivait hors de la propagande du régime. »
Des activités qui font écho à certaines pratiques des zones libérées en 2011 et gérées par les comités révolutionnaires, une forme de résistance culturelle passant par la libre circulation de livres et des discussions ouvertes et collectives.
Une mutinerie à bas bruit décrite notamment par la journaliste Delphine Minoui dans son ouvrage Les Passeurs de livres de Deraya. Une bibliothèque secrète en Syrie (Le Seuil, 2017), centré sur la situation de cette banlieue de Damas assiégée entre 2012 et 2016, où une quarantaine de jeunes révolutionnaires syriens avaient exhumé des centaines d’ouvrages littéraires ensevelis sous les ruines pour les rassembler dans une bibliothèque clandestine calfeutrée dans un sous-sol.

Une jeune fille brandit un drapeau de la révolution syrienne sur le mont Qassioun, qui domine Damas et était depuis des années interdit à la population. © Photo Joseph Confavreux / Mediapart
Comment Said Nasreddin voit-il la situation présente ? « Aujourd’hui, tout le monde se comporte correctement,juge-t-il, mais on craint que les groupes armés et radicaux occupent tout l’espace. Beaucoup d’entre eux disent qu’ils ont changé, mais peut-on croire à leur sincérité quand on regarde leur parcours ? », explique-t-il alors qu’une vidéo de l’actuel ministre de la justice prononçant une condamnation à mort pour des femmes accusées d’adultère et de prostitution, lorsqu’il était juge pour le Jabhat Al-Nosra affilié à Al-Qaïda en 2015, a récemment refait surface.
« Le problème pour les laïques comme moi,ajoute-t-il, est que le régime Assad en a détourné le sens, en se présentant comme un rempart séculier contre les terroristes. Beaucoup de gens en Syrie assimilent donc l’État laïque, que j’appelle de mes vœux, à l’ancien régime. »
Comment espère-t-il alors peser sur le processus en cours ? « C’est vrai qu’on a le sentiment qu’il existe de fait aujourd’hui une confiscation du pouvoir par les groupes armés, dont les manifestants pacifiques de 2011 sont exclus,déplore-t-il. À mon niveau, j’ai ouvert publiquement les réunions du groupe culturel que je faisais clandestinement à côté de chez moi. Et on essaye de s’organiser, de rassembler nos forces pour avoir notre place, mais pour le moment cela reste embryonnaire. »
Quel avenir pour la liberté de la presse ?
Comme le jeune architecte, Zeina Shala fait partie des Syrien·nes qui ne se sont pas exilé·es. Elle a continué de travailler comme journaliste. Une activité vraiment possible sous la dictature ? « Il y avait bien évidemment des sujets interdits, je me suis concentrée sur les questions sociales, culturelles et environnementales. Les lignes rouges n’étaient pas les mêmes selon que je travaillais pour des journaux syriens, pour des médias arabes. Et il m’arrivait aussi d’écrire sous pseudo. Mais il existait une certaine marge et j’étais passée maîtresse dans l’art de dire les choses sans les dire… »
À la question de savoir si la transition politique est synonyme de floraison journalistique, Zeina Shala juge « qu’il n’y a pas encore d’annonce de création de nouveaux médias » : « Mais on peut déjà travailler sur des sujets interdits il y a encore quelques jours. L’horizon s’ouvre. Et beaucoup de médias en exil sont en train de voir comment ouvrir un bureau ici, tel Enab Baladi [« les raisins du pays » – ndlr] ou Arta FM, une radio émettant au Kurdistan », assure-t-elle.
A-t-elle confiance dans le nouveau gouvernement pour garantir la liberté de la presse ? « C’est beaucoup trop tôt pour savoir. Aujourd’hui on peut travailler, mais on est tout au début d’un processus. Je n’ai aucune sympathie pour Al-Qaïda et je me méfie de toute propagande, mais pour le moment, je trouve qu’ils s’en tirent bien. On n’est pas dans la situation de l’Égypte ou de la Tunisie en 2011, les seules questions ne sont pas constitutionnelles et juridiques. Ici, tout est détruit, nous partons de sous le niveau de la mer. Il y a un travail à faire à tellement d’échelles : l’agriculture, le logement, l’occupation israélienne… »
Les journalistes occidentaux qui ne parlent que de l’alcool et du voile ne comprennent rien à ce qui se passe ici.
« Quand on n’est pas HTC, selon elle, mais qu’on se réjouit de la chute de l’ancien régime, il n’y a que deux options. Soit on se contente de dire qu’on se méfie de HTC, on reste de notre côté et alors ils feront tout ce qu’ils veulent. Soit on s’implique et on est alors en position de discuter, voire de s’affronter avec les islamistes, qui sont là et sont populaires. Il faudrait commencer par arrêter de dire “eux” et “nous” comme on l’entend souvent en ce moment, ce sont des termes de l’ancien régime. »
Zeina Shala est féministe, laïque, non voilée, d’origine chrétienne et boit de l’alcool. « Mais les journalistes occidentaux qui ne parlent que de l’alcool et du voile ne comprennent rien à ce qui se passe ici,juge-t-elle. Bien sûr, ce sont des dimensions de la liberté, mais la liberté, c’est aussi de ne pas être espionné, arrêté, torturé, menacé. Je suis pour qu’on parle de la condition des femmes, mais sans oublier à quel point elles étaient oppressées sous Bachar. Je suis reconnaissante à HTC de nous avoir libérées de la dictature, même si cela ne signifie pas que je leur donne un blanc-seing. »
« Aujourd’hui, ajoute-t-elle, la porte de la politique n’est pas fermée, mais elle n’est pas non plus complètement ouverte. Nous sommes nombreux à vouloir nous impliquer, mais nous devons apprendre et nous imposer. J’ai 42 ans et je n’ai jamais voté une seule fois dans ma vie ! Il me semble important que nous ne nous contentions pas des réseaux de la société civile, des intellectuels, des artistes… Il faut créer des partis politiques, même si c’est encore trop tôt pour savoir comment cela va fonctionner. Nous n’aurons jamais dans notre vie une telle occasion de faire l’histoire. »
Joseph Confavreux et Leyla Dakhli